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tome 2, Chapitre 11 « L'Averse » tome 2, Chapitre 11

La pluie les surprit d'un coup.

Hadria avait beau se dire qu'ils auraient dû se méfier, que le temps de Cornouaille était susceptible de changer dès que le vent tournait et que la masse de nuages qui s'amoncelait à l'horizon n'était pas bon signe, elle avait clairement été trop optimiste à ce sujet. Elle soupçonnait Ashley d'être totalement indifférent aux variations d'humidité et de température – il s'habillait visiblement de la même façon que ce soit sous la neige ou sous la canicule et semblait faire partie de ces individus révoltants qui ne tombaient jamais malades.

À moins, bien sûr, d'être atteint par un poison mystique qui aurait été mortel pour n'importe qui d'autre, mais c'était tout de même une circonstance exceptionnelle.

Quand les premières grosses gouttes vinrent s'écraser sur le bout de son nez, elle mesura dans sa tête le chemin qui lui restait à faire et en frémit d'avance. Ses bottines, peu adaptées au terrain, lui permettaient à peine d'allonger le pas. Alors qu'elle luttait en silence, le regard baissé sur la lande pour éviter une chute malencontreuse, elle sentait une main la prendre par le coude.

La jeune femme se retourna brutalement vers son partenaire, partagée entre l'irritation face à une telle audace et la gratitude.

« Laissez-moi vous aider, nous serons trop ralentis autrement... »

Bien entendu, encore une fois, c'était le souci d'efficacité qui le motivait. Elle préféra acquiescer plutôt que laisser libre cours à son opinion sur le sujet.

« Je vous propose de nous abriter là-bas, poursuivit-il en lui montrant une bâtisse décrépite, sans doute une ancienne bergerie abandonnée, à cinquante yards de là.

— Avons-nous d'autres choix ? rétorqua-t-elle un peu vivement.

— Rentrer droit au manoir, ce qui nous fera gagner du temps... mais nous avons toutes les chances d'y arriver trempés. Seul, j'aurais pris le risque, mais je ne veux pas vous infliger cette épreuve ni vous laisser seule. »

Elle aurait dû savoir qu'il ne fallait jamais poser ce genre de questions à Ashley : il prenait tout au pied de la lettre.

L'endroit devait encore parfois servir d'abri : l'intérieur était relativement dégagé et l'âtre contenait des cendres froides ; une pile de bûches s'élevait à côté de la cheminée. Des rondins de bois avaient été disposés en guise de meubles. Hadria se laissa tomber avec un soupir de soulagement sur le siège improvisé.

À peine furent-ils installés que l'averse, plutôt légère jusque-là, gagna brutalement en violence. Les deux agents de Spiritus Mundi restèrent silencieux, écoutant frapper les ardoises endommagées de la droiture. À certains endroits, l'eau gouttait à l'intérieur de la maisonnette, mais leur coin demeurait heureusement épargné.

Les poings serrés sur ses genoux, la jeune femme se sentait un peu trop consciente de la présence de son partenaire dans ce lieu confiné. Le normaliste, profitant de la pénombre relative, saisit l'occasion pour essuyer ses lunettes. Elle se surprit à attarder son attention sur ses traits raffinés et ses longs yeux couleur de jade ; ses joues s'enflammèrent aussitôt. Elle plongea son visage dans ses mains pour dissimuler sa rougeur naissante.

Ashley releva vers elle un regard alarmé :

« Tout va bien, miss Forbes ? Vous n'avez pas pris froid au moins ? »

Hadria le dévisagea avec perplexité, en se demandant s'il était innocent ou indifférent.

« Non, tout va bien », s'entendit-elle répondre.

Elle baissa les yeux, essayant d'urgence de trouver un sujet de discussion pour évider que la gêne ne s'installe de nouveau – de son côté toutefois, car son partenaire ne semblait pas particulièrement préoccupé par la question.

« Vous croyez que les théories de Jordans peuvent se vérifier ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

— Laquelle ?

— Celle selon laquelle la croyance peut altérer la réalité... »

Ashley fronça légèrement les sourcils. Il n'avait toujours pas remis ses lunettes et elle avait l'impression de redécouvrir totalement chacune de ses expressions. Sans ses verres fumés, il lui paraissait beaucoup plus vivant ; la plupart de ses émotions passaient par son regard. En l'occurrence, pour le moment, il semblait pensif et quelque peu dubitatif.

« Pour être franc, je crois qu'il y a un peu de vrai. Mais cela reste anecdotique et assez limité. De surcroît, pour que ce mécanisme soit déterminant, il doit s'inscrire dans la durée et être le fait d'une communauté particulièrement fervente dans ses croyances. »

Hadria hocha la tête ; cela paraissait parfaitement logique, après tout.

« Mais les créatures surnaturelles existent bien pourtant... Je ne parle pas des invocations comme la larve dorée, ou des esprits que nous avons pu croiser. Mais des êtres fabuleux... Comme les licornes, les démons ou les fées...

— Je n'ai jamais eu la chance de voir de licorne, et il y a beaucoup de controverses sur la nature des démons. En ce qui concerne les fées, je peux par contre attester de leur existence.

— Alors vous pensez que McFarlane n'est pas un affabulateur ?

— Certes non... On discerne clairement une part d'exagération dans ses récits, mais je ne remettrai pas en cause leur fond de réalité. Il descend d'une lignée de « docteurs féériques ». Des individus - des femmes le plus souvent, qui ont reçu des fées des talents de guérisons et autres pouvoirs généralement conçus comme positifs. Je tendrais à penser qu'il nourrit ses prétentions des capacités de quelques membres de sa famille plus que des siennes. Il reste probable qu'il ait pu entretenir quelques contacts avec des créatures du « petit peuple », comme on l'appelle.

Hadria fronça les sourcils, l'air songeur :

« Et donc... si les fées existent bel et bien, pourquoi ne pouvons-nous pas les voir ?

Le normaliste prit le temps de remettre ses lunettes, le regard dans le lointain.

« Pour être concis, déclara-t-il enfin, ce terme regroupe un certain nombre d'entités de natures différentes qui excellent dans l'art de brouiller nos sens : certaines sont issues d'autres mondes et passent à loisir dans le nôtre, d'autres ont appris à voiler leur présence en jouant sur l'esprit des humains... D'autres encore heurtent tant nos consciences que nous les avons juste... éradiquées de nos perceptions.

— Je suppose que c'est un « nous » générique, remarqua Hadria, puisque vous, vous pouvez parfaitement les voir.

— Il est vrai, admit Ashley, que le don de normaliste permet de discerner les choses telles qu'elles sont... et non comme nous croyons qu'elles sont. Beaucoup de gens ne verraient même pas un passant en tenue excentrique parce que cela heurte leur vision de choses, alors imaginez pour une pixie ou une sirène...

— Est-ce pour cela que les enfants voient plus souvent les créatures surnaturelles ? demanda la jeune femme, réalisant soudain les raisons de ce phénomène singulier. Non parce qu'ils sont rêveurs ou dénués de sens commun, mais parce que leur esprit n'a pas encore été formaté par cette vision commune ?

— En effet. Mais très vite, l'influence des adultes brouille leur vision. Ils cessent de voir ce qu'on leur ordonne d'ignorer. De même que certains esprits plus ouverts pourront retrouver cette vision si on leur dit où regarder. Mais revenons-en aux fées... Bien souvent, ces êtres se fréquentent et s'associent, ce qui peut expliquer qu'on puisse les désigner sous un terme générique... Un peu comme les démons... »

À ce terme, la jeune femme frémit légèrement :

« Les... démons ? N'avez-vous pas dit que leur nature n'était pas très claire ?

— Disons qu'encore une fois, on désigne sous cette appellation des êtres qui n'ont rien à voir entre eux et n'ont techniquement rien de « diabolique » au sens du terme : esprits, revenants, animalités anthropomorphiques, êtres issus d'autres dimensions, manifestations élémentaires... Avez-vous entendu parler des démons invoqués par le roi Salomon ? »

Hadria haussa un sourcil :

« Vous voulez parler des soixante-douze démons décrits dans la Goetia du Lemegeton Clavicula Salomonis ?

— Effectivement. Il s'agit en fait d'êtres issus d'autres plans dont la matérialisation dans notre dimension prend la forme sous laquelle l'invocateur les imagine.

- Dans l'absolu... Ils pourraient prendre forme humaine ?

- Tout à fait...

- Vous voulez dire que certains... pourraient marcher parmi nous sans que nous le sachions ?

- Ce n'est pas improbable. »

Hadria ne put s'empêcher de frissonner. Elle essaya de s'asseoir plus confortablement sur son siège précaire, en évitant de regarder vers la porte, un peu irritée contre Ashley d'évoquer des possibilités aussi effrayantes.

« Et ces démons sont-ils réellement... mauvais ?

- Tout dépend des critères sur lesquels vous les jugez. Ils possèdent une mentalité fondamentalement différente de la nôtre et certains d'entre eux peuvent manifester une puissance dévastatrice...

- Ils sont donc aussi dangereux qu'on le prétend ?

- Tout à fait, d'autant qu'ils sont le plus souvent invoqués dans un but profondément négatif. Ce qui les porte à se nourrir des émotions les plus sombres, voire à les susciter. Mais à tout prendre, les créatures féériques sont plus sournoises. Et créatives. Les démons sont justes... dépravés, égoïstes et manipulateurs.

— En bref, ils ne sont pas si différents des humains », remarqua Hadria, en se disant que cette conversation prenait vraiment un tour étrange.

Ashley laissa un sourire effleurer ses lèvres minces :

« Vous n'avez pas tort. »

Elle ne put s'empêcher de sourire : il était toujours agréable de faire sortir Ashley de sa réserve. Il pouvait se montrer intarissable quand le sujet lui importait. Mais en dépit du plaisir qu'elle prenait à l'écouter, l'épuisement commençait à la saisir, ce qui n'était guère étonnant. Le voyage, le changement d'air, la présence de tous ces inconnus, les émotions à vif qu'elle avait perçues...

Hadria sentit ses paupières se fermer, avant de piquer du nez, les coudes appuyés sur ses genoux. La réalité s'éloigna lentement, se fondant dans un brouillard nacré. Elle eut soudain l'impression que quelqu'un s'était assis auprès d'eux. Une femme au paisible regard vert, vêtue de brumes et couronnée d'herbes sauvages, qui leur souriait avec douceur. La jeune Américaine se pencha pour mieux voir ce qu'elle faisait : l'inconnue tressait deux rameaux ensemble, avec une habileté teintée de délicatesse. Hadria l'observa avec fascination...

Une main posée sur soin épaule la tira de sa somnolence. Elle se redressa brutalement, décontenancée. En regardant autour d'elle, l'Américaine constata qu'elle était toujours seule avec son partenaire.

« Vous allez bien ? demanda Ashley avec sollicitude.

— Je me suis juste assoupie... Je me sens juste un peu désorientée. »

Elle s'apprêtait à lui parler de son étrange vision, mais sans trop savoir pourquoi, elle décida de tout garder pour elle.

« Il semble que la pluie se soit arrêtée, remarqua l'ésotéricien. Nous devrions rentrer, avant qu'on ne s'inquiète de notre absence. Si je ne me trompe, la conférence devrait débuter d'ici deux heures. Nous aurons à peine le temps de nous changer, je le crains... »

Elle acquiesça et se remit difficilement debout, vacillant légèrement sur ses jambes engourdies par sa position peu confortable. Ashley la précéda au-dehors, puis se retourna et lui tendit la main pour l'aider à passer la marche de l'entrée. Une odeur de terre mouillée et d'herbes aromatiques, teintée du lointain souffle iodé de la mer, se dégageait de la lande. Hadria ressentit soudain une étrange plénitude, sans réellement comprendre pourquoi.

Comme si une présence douce et confiante les avait effleurés... une invisible bénédiction. Elle cligna des yeux dans la lumière étonnamment pure que l'averse avait laissée derrière elle. Lentement, Ashley lâcha ses doigts, en lui adressant un léger sourire :

« Venez... Nous avons une mission à mener à bien : comprendre pourquoi ces flux ont été détournés vers le sous-sol du château. À mon avis, nous aurons sans doute d'autres éléments à tirer de la conférence... Une raison de plus pour ne pas la rater. »

Il se mit en marche, de sa foulée élégante. Il aurait dû être totalement déplacé dans cet environnement avec lequel il n'avait en apparence rien à voir, lui qui possédait des origines dans de lointaines contrées et se trouvait plus à l'aise dans les bibliothèques que partout ailleurs. Malgré tout, il semblait curieusement à son aise dans ce décor sauvage et sans concession. Comme... accepté ?

Elle secoua la tête, renonçant à comprendre dans l'immédiat. Le monde dans lequel il vivait était probablement unique, empli de choses merveilleuses et étranges, ou effrayantes quelquefois, qu'il était bien souvent le seul à percevoir. Elle songea qu'elle aimerait bien, une fois dans sa vie, en faire l'expérience, mais il faudrait pour cela qu'il ait une confiance absolue en elle...

Et qu'elle ait la même confiance en elle-même.


Texte publié par Beatrix, 10 septembre 2017 à 23h38
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