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tome 2, Chapitre 5 « Dura necessitas » tome 2, Chapitre 5

Il parvint à la vaste propriété vers deux heures du matin et agita frénétiquement la cloche du portillon, devant la maison du gardien. Au bout d’une dizaine de minutes, un homme râblé, la barbe et la moustache hirsutes, vint lui ouvrir en chemise et bonnet de nuit. Il avait pris soin de s’équiper d’un fusil de chasse, qui ne rendait pas son apparence plus amène. Il lança un coup d’œil suspicieux sur l’intrus vêtu d’un long manteau sombre et tenant par la bride un cheval fourbu. Son air farouche ne le rassura visiblement pas.

« Allez me chercher votre maître, le plus vite possible ! C’est une question de vie ou de mort. »

L’homme hésita :

« Qui me dit que vous ne racontez pas des bobards ?

— Dites-vous que si vous ne m’obéissez pas, vous risquez bien plus votre place que pour avoir sorti votre maître du sommeil ! »

Il se débarrassa de ses épais gants fourrés et plongea la main dans sa poche intérieure ; aussitôt, le museau du fusil se braqua sur lui. Erasmus soupira ; il n’avait pas de temps pour ce genre de broutilles.

« Donnez-lui ceci… »

Dans sa paume se trouvait un objet qui devait sembler totalement inoffensif à l’homme devant lui : un cordon de soie rouge qui avait été artistiquement noué et entrelacé pour former un motif décoratif d’une complexité envoûtante. Présenté sur sa main nue, il ne pouvait même pas être soupçonné d’être empoisonné. Malgré tout, le gardien temporisait encore :

« Vous êtes sûr que… »

— J’en suis certain. Donnez-le-lui et dites-lui que je l’attends à la grille. Qu’il prenne un cheval, rapide de préférence. Nous partons pour Londres. »

Devant la mine éberluée du gardien, il poursuivit :

« Au cas où il se montrerait réticent, dites-lui que je n’ai pas l’intention de revenir sur notre accord. J’en appelle à sa conscience, puisqu’il prétend en avoir une. Ce qu’il fera cette nuit ne pourra certainement pas couvrir ses torts passés… Cela ne commencera même pas à le faire. Mais peut-être que cela sauvera ce qui lui reste d’humanité. »

L'homme le fixa d’un air stupéfait, tenant toujours en main le nœud chinois. Devant la constance d’Erasmus, il céda et rentra dans le pavillon ; le directeur de Gladius Irae l’entendit fourrager un moment, avant de le voir ressortir, vêtu d’un pantalon de toile grossière et d’une veste de flanelle.

Erasmus respira profondément, attendant que se calme la colère étrangement familière qu’il avait senti gonfler en lui dès qu’il s’était approché de cet endroit. Le lieu n’avait pourtant rien de bien effrayant ; à la pâle lueur de quelques étoiles, dans ce ciel bien plus dégagé que celui de Londres, il pouvait apercevoir les toitures et les cheminées de la vaste bâtisse. Il se rappela avec un frisson la première fois qu’il y était entré, sans soupçonner la tragédie qui s’y jouait depuis de trop nombreuses années. Il avait été sollicité pour sauver un enfant… mais il en avait sauvé deux. Il revoyait en esprit ce site somptueux : une magnifique « country house » qui avait été élevée au XVIIIe siècle sur l’emplacement d’un ancien château médiéval. Il s’était juré de ne plus jamais y remettre les pieds… mais sans envisager ce genre d’urgence.

Erasmus ferma les yeux, tentant de contenir l’impatience qui menacer de le faire exploser. Il appréciait la fraîcheur de la nuit sur son front en sueur. À ses côtés, il entendait la respiration profonde et rauque du cheval fatigué. Il lui flatta l’encolure, s’excusant en silence de l’avoir poussé presque au-delà de ses limites… et du fait qu’il recommencerait sans le moindre état d’âme.

Les bruits nocturnes l’environnaient, ténus et furtifs ; il se demanda si les créatures qui hantaient les fourrés appartenaient toutes à ce monde. Contrairement à la majorité des agents de terrain de Spiritus Mundi, Erasmus Dolovian ne possédait aucun pouvoir ni talent particulier. Il palliait cette absence par une connaissance particulièrement approfondie du domaine ésotérique. Il considérait même cela comme une force : il pouvait déterminer instinctivement quels agents étaient les plus adaptés à la résolution de certains types d’affaires, et comment ils pouvaient être associés pour agir au mieux de leurs capacités. Et pourtant, jamais il n’avait réussi, durant ses six ans de pratique, à trouver un partenaire idéal pour John. En désespoir de cause, il avait fini par accéder au désir du jeune homme de travailler seul.

Une nouvelle fois, la culpabilité lui noua les entrailles. Si John n’était pas resté inconscient à la suite de sa chute, sans doute aurait-il pu aisément, par sa résistance psychique, à repousser les zophodytes. Il s’interdit aussitôt de partir dans ce genre de pensées débilitantes.

Erasmus perçut enfin un bruit de pas sur le gravier ; son oreille attentive n’eut aucun mal à déterminer que deux hommes s’approchaient, ainsi qu’un cheval. Le gardien déverrouilla la porte, laissant son maître passer avec sa monture, un pur-sang aux fines attaches, à la robe sombre et veloutée. Le propriétaire des lieux irradiait la respectabilité – même si elle n’était que de façade, de son point de vue en tout cas. Il avait conservé la ligne élégante de sa jeunesse. Son regard erra sur la chevalière, qui portait un blason identique à celui qui était représenté sur le manuscrit.

« … Erasmus… »

Le directeur faillit lui rétorquer qu’il n’avait aucun droit d’employer son prénom. Il l’avait perdu voilà bien longtemps. Mais ce n’était sans doute pas le meilleur moment pour se raidir sur des questions de principe.

« Jonathan. »

L’homme ouvrit lentement les doigts, montrant au creux de sa main les entrelacs de soie rouge :

« Je n’ai pas oublié, contrairement à ce que vous pouvez croire. Puis-je au moins bénéficier de quelques détails ?

— En privé et brièvement. »

Jonathan lança un regard vers le gardien qui acquiesça et se dirigea vers son pavillon, les laissant seul à seul dans la nuit.

« Eh bien ? »

Erasmus serra les poings, réprimant une nouvelle vague de colère . L’homme n’avait pas abandonné sa morgue ni son attitude hautaine. Mais il avait désespérément besoin de son aide et il ne pouvait laisser libre cours à ses sentiments négatifs.

« Une personne que nous connaissons tous les deux se trouve actuellement en danger de mort, déclara-t-il gravement. Ironiquement, vous êtes probablement le seul qui a la capacité de le sauver… grâce à un don que vous avez toujours refusé de reconnaître. »

Jonathan demeura un moment silencieux, comme plongé dans ses pensées. Au bout d’un moment, il releva la tête ; ses lèvres tremblèrent légèrement :

« … en danger de mort ?

— Ne feignez pas l’émotion, rétorqua Esrasmus. Nous savons ce qu'il en est. »

L’homme baissa la tête en soupirant ; il semblait presque sincère dans sa repentance, mais Erasmus n’était pas prêt à lui pardonner ; de toutes les façons, ce n’était pas à lui de le faire. Jonathan serra les dents brièvement, avant de déclarer :

« Bien. Je sais que rien de ce que je pourrai vous dire ne pourra changer votre opinion sur moi… Et je le comprends tout à fait. Croyez ce que vous voulez, mais le sort de John m’importe réellement. »

Sans attendre la réponse du directeur de Gadius Irae, il se mit en selle d’un mouvement souple. Erasmus l’imita ; il savait son compagnon aussi bon cavalier que lui-même et lui faisait pleine confiance pour parvenir à Londres sans se casser le cou. Le vent de la course dissipa difficilement le goût amer qu’il ressentait. Si les choses avaient tourné autrement, Jonathan aurait pu rester une connaissance agréable, devenir même un ami. Mais il avait à jamais souillé son âme. Malgré tout, sa bonne volonté le rassura.

Il espéra de tout cœur qu’ils arriveraient à temps…


Texte publié par Beatrix, 24 décembre 2017 à 00h27
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