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tome 1, Chapitre 11 « Le Retour » tome 1, Chapitre 11

Elle crut au départ que le normaliste ne lui répondrait pas, avant de comprendre qu’il cherchait juste ses mots. Au bout d’un moment, il lui lança un petit coup d’œil :

« Je crains que cela n’ait rien de très passionnant, hélas. À mes débuts à Spiritus Mundi, je me faisais un devoir de participer au bal de Yule. C’était une expérience intéressante, parce qu’il s’agissait de l’un des rares moments où je pouvais faire la connaissance des autres agents, qui sont bien souvent loin de Londres pour diverses missions. Mais je n’étais pas vraiment dans mon élément, je dois bien l’avouer… »

Hadria s’aperçut qu’elle n’avait quasiment pas songé au bal depuis leur arrivée à l’auberge. Elle tenta d’imaginer mister Ashley dans cette ambiance festive, assis sur une chaise dans un coin de la salle, raide et compassé. Elle se demanda avec amusement s’il savait danser.

Elle n’en aurait pas été autrement surprise ; son partenaire était du genre à se plier courageusement aux contraintes sociales, même si elles le mettaient mal à l’aise. En bonne compagnie, peut-être trouverait-il l’exercice agréable ? Elle se sentit légèrement rougir. L’expérience intense qu’elle venait de vivre l’avait rendue un peu saoule, autant à cause de la potion que des scènes extraordinaires dont elle avait été le témoin privilégié. Une grande part de ses inhibitions étaient tombées, mais elle n’avait pas envie de lutter pour les garder en place. Laissant son regard se fixer sur le profil de son partenaire, à peine esquissé dans la pénombre du véhicule, elle se demanda ce que pouvaient bien penser de lui les autres jeunes femmes de la fondation.

À sa connaissance, peu d’entre elles intervenaient sur le terrain ; elles occupaient principalement des postes d’analyse et de soutien. Il avait sans doute plus d’occasions de les croiser que ses collègues masculins. Le jugeaient-elles trop froid, trop ennuyeux, trop réservé ? Ou au contraire, étaient-elles attirées par son mystère, son élégance, son charme discret ? Elle laissa échapper un petit rire : ce n’était pas partout que l’on rencontrait un homme qui était capable de vous emmener voir des fées – même par pure amitié.

« Essayez de dormir un peu, lui conseilla Ashley, son attention toujours fixée sur la route. Même si ce n’est que pour un quart d’heure, cela vous fera du bien. »

Hadria devait admettre qu’elle se sentait épuisée. Bercée par les vibrations du véhicule, réconfortée par la chaleur relative de l’habitacle et la présence du normaliste, elle ferma les yeux et s’enfonça dans son siège, souriant malgré elle.

Elle s’éveilla d’un coup ; les pensées qui avaient occupé son esprit avant qu’elle s’endorme lui revinrent en bloc, la laissant gênée ; son euphorie s’était dissipée, remplacée par une étrange impression d’irréalité. La jeune femme s’obligea à se concentrer sur l’expérience hors-norme qu’elle avait vécue.

« Nous sommes arrivés ? s’entendit-elle demander d’une voix ensommeillée.

— Pas encore. »

Elle bâilla discrètement en se frottant les yeux :

« Qu’est-ce qui vous a conduit ici… la première fois ? »

Seul le silence lui répondit ; inquiète, Hadria se demanda si elle s’était montrée trop indiscrète, ou si sa question lui rappelait quelque mauvais souvenir.

« Cela n’a rien de bien mystérieux… »

La jeune femme sursauta légèrement en entendant la voix de son compagnon.

« Les événements ésotériques ne marquent pas de pause lors des fêtes humaines… Je dirais même qu’ils prennent de l’ampleur, tant les émotions à ces périodes tendent à s’intensifier et à les nourrir plus que de raison. Il y a de cela cinq ans, je me suis trouvé par hasard sur cette route, de retour d’une mission assez éprouvante. À cette époque, je ne disposais pas encore d’un véhicule électrique et je me déplaçais à cheval, un moyen bien plus discret dans ces campagnes. Le pauvre animal commençait à être épuisé… et je l’étais moi-même, car les exigences de l’enquête ne m’avaient pas permis de prendre beaucoup de sommeil. J’ai demandé à un villageois l’adresse d’une auberge et il m’a envoyé vers Ye Green Man. »

Il s’interrompit, laissant place au chant discret du moteur, sans doute pour rassembler ses souvenirs et trouver les mots justes. Elle avait pris l’habitude de ces pauses dans ses narrations, qu’elle attribuait à son perfectionnisme latent.

« La première fois, l’accueil que j’ai reçu a été… tout juste courtois. Je suppose que je présentais un peu trop de traits inhabituels dans ce coin perdu de campagne pour ne pas attirer une certaine suspicion. Mais à partir du moment où mon cheval pouvait se reposer à l’abri et être nourri, et où je pouvais moi-même recevoir gîte et couvert, tout cela m’importait assez peu. »

Hadria ne put s’empêcher de remarquer, avec un petit sourire, qu’il avait fait passer sa monture avant lui. Tellement typique…

« Une vieille femme est arrivée, un peu dans le style de celle que nous avons rencontrée en Cornouailles. Tout le monde s’empressait autour d’elle en lui parlant d’un « don d’offrandes » qui devait avoir lieu le lendemain soir. Je me suis mis à les écouter discrètement, même si ce n’était pas très courtois… mais ce qu’ils abordaient touchait au folklore local et je ne pouvais m’empêcher de m’y intéresser. Au bout d’un moment, j’ai senti ses yeux se poser sur moi. Aussitôt, toutes les conversations se sont tues et je suis devenu la cible de tous les regards ! »

La jeune femme fut envahie par la compassion. Ashley avait dû être terriblement mal à l’aise, ainsi épinglé comme un papillon sur un mur.

« C’est alors que j’ai entendu un bruit… Comme des souris dans un coin de la pièce. Et sans nul doute, tous les gens autour de nous les voyaient ainsi. Mais en fait, il s’agissait de brownies, assez audacieux pour venir piller des restes dans l’auberge. Cela n’a rien d’inhabituel dans les endroits les plus reculés et traditionnels de la campagne anglaise. »

Hadria se demanda s’il y avait ce genre de créatures en Amérique. Peut-être avaient-elles accompagné les immigrants dans les bateaux, cachés dans leurs valises ? L’idée la fit sourire. Ashley lui lança un regard surpris, mais continua malgré tout :

« C’est alors que la vieille femme s’est approchée de moi et m’a demandé : « Tu les vois, toi aussi ? » Il me paraissait inutile de nier. Elle devait être l’équivalent de ce que l’on nomme en Écosse les « Fairy Doctors ». De façon plus authentique que celui que nous avons croisé », ajouta-t-il sombrement.

Comment pouvait-elle oublier ? Elle sentit un léger frisson la saisir.

« Et après, que s’est-il passé ? demanda-t-elle, pressée d’échapper à ces souvenirs désagréables.

— Je lui ai juste répondu… « Oui, je les vois ». Je me voyais mal lui mentir… »

Sa réponse était tellement significative qu’Hadria ne put s’empêcher d’éclater de rire.

« Dans l’instant, le regard que les villageois portaient sur moi a dramatiquement changé. Je n’étais plus réellement un étranger. Ou plutôt ; j’étais toujours un étranger, mais dont la présence était considérée comme une grâce, non plus comme une gêne ou un affront… même si certains d’entre eux restaient bien évidemment prudents à mon égard. La vieille femme, que tout le monde nommait « Old Molly », a décrété que la présence de quelqu’un qui était « touché par les fées » n’avait rien d’un hasard et m’a demandé de l’accompagner dans cette cérémonie nocturne… Ma curiosité m’a porté à accepter, pour étudier de plus près cette tradition. Mais je ne m’étais pas attendu au spectacle que j’allais voir apparaître… »

Il esquissa un léger sourire.

« Ce n’était pas aussi confortable que notre trajet d’aujourd’hui ; nous avions dû emprunter une ancienne carriole et le froid était devenu plus intense que pendant la journée. J’ai bien cru que je n’aurais plus jamais chaud de toute mon existence. J’ai été victime d’un sérieux refroidissement à mon retour de Londres ainsi que de quelques engelures… Mais cela valait largement la peine, malgré tout… »

Hadria pouffa en silence ; son partenaire semblait avoir un véritable don pour cette sorte de mésaventure. Mais il n’avait aucune honte à l’avouer et racontait généralement avec philosophie ses tracas passés.

« Je suis revenu l’année d’après, poursuivit-il. Molly m’a beaucoup appris sur le peuple magique et sa nature, même si son approche était pour le moins… instinctive. Mais la troisième année, on m’a annoncé à mon arrivée qu’elle était décédée et qu’il n’y avait personne au village pour reprendre sa suite. Il a été décidé que puisque j’avais en quelque sorte été son apprenti, je serais désormais celui qui apporterait les offrandes de Yuletide afin de garantir la bienveillance des fées sur ce hameau que j’avais fini par apprécier. »

Il avait sans doute beaucoup d’autres choses à raconter, mais ils arrivaient déjà à la hauteur de Ye Green Man. Ce fut avec un soulagement non dissimulé qu’ Hadria descendit de la voiture pour regagner la chaleur de l’auberge.


Texte publié par Beatrix, 2 octobre 2017 à 23h20
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