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tome 1, Chapitre 10 « L’Esprit de la Forêt » tome 1, Chapitre 10

Il se dressait devant eux, majestueux, environné d’un halo d’or vert qui volait toute couleur à sa robe luisante, à l’exception de ses yeux d'émeraude. Son corps était celui d’un cerf dans la force de l’âge, mais deux fois haut comme ses congénères. Contrairement à eux, il avait malgré l'hiver conservé sa ramure, qui s’étendait en multiples ramifications rappelant celles d’un arbre vénérable. De façon stupéfiante, les feuilles de différentes essences semblaient s’y épanouir, de même que des fleurs blanches comme la neige. Des oiseaux minuscules, brillants comme des joyaux et des insectes lumineux venaient s’y ébattre. Il avançait d’un pas lent dans les rangs de son peuple qui s’était respectueusement écarté, mais en restant assez proche pour pouvoir poser la main sur sa jambe son flanc à son passage.

Hadria ne pouvait détourner les yeux de cette apparition. Elle avait déjà reçu la preuve de la réalité du monde féerique lors de leur mission en Cornouailles, mais elle n’aurait jamais imaginé qu’il pouvait subsister avec autant de force si près de Londres et des activités humaines les plus intensives. Et l’existence de cet être, plus encore que tous ceux qu’elle avait aperçus jusque-là, défiait toute explication. Elle décida donc de n’en rechercher aucune et de se contenter de jouir de cette vision extraordinaire, qu’elle avait le privilège de pouvoir contempler. Comment ne pas se sentir bouleversée par un tel honneur ?

La jeune femme respirait à peine, tandis qu’elle emplissait ses yeux et sa mémoire de ce spectacle insensé. Et cependant, elle restait curieusement consciente de la présence d’Ashley tout contre elle, de son souffle près de son oreille, des battements réguliers de son cœur. Le cerf géant continuait d’avancer ; se pouvait-il qu’il vienne dans leur direction ? L'Américaine ressentait un étrange mélange de crainte et d’euphorie.

Plus il se rapprochait, plus elle le trouvait impressionnant ; il les dominait de tout son poitrail ; sa ramure était aussi élevée que les branches d’un arbre centenaire. Il s’arrêta à deux mètres seulement et pencha vers eux sa tête majestueuse ; ses grands yeux d’émeraude les détaillèrent avec attention. Vue de prêt, sa robe paraissait plus brillante encore, comme du velours de soie couleur d’or pâle. Hadria sentait son souffle chaud frôler sa peau. Ses pupilles semblaient habitées de milliers de lumières ténues qui y voyageaient comme de mystérieuses constellations ; le frémissement des créatures vivant dans ses vastes bois troublait à peine le silence de la nuit enneigée.

Avec douceur, Ashley se détacha d'Hadria et se dirigea vers l’animal. Il ôta le gant de sa main droite avant de la tendre vers la tête du cerf. L'être féerique pencha son cou puissant pour que le normaliste puisse toucher son front du bout des doigts. Il sembla à la jeune femme qu’une communication muette passait entre son partenaire et cette merveilleuse présence, dont la beauté onirique la laissait les larmes aux yeux.

Le cerf releva la tête et fit demi-tour, retournant vers la forêt. Tandis qu’Hadria le regardait disparaître, elle vit sa silhouette devenir de plus en plus transparente, jusqu’à n'être plus qu’une trace lumineuse qui se fondit dans les ombres. Elle ressentit une étrange sensation de vertige, qu’elle attribua à la dissipation définitive de l’élixir – ou peut-être au départ de l’esprit de la forêt. Le froid, qu'elle avait presque oublié, toute à la contemplation de cette incroyable cérémonie, se saisit de nouveau d’elle, la laissant tremblante et frissonnante. Ashley fronçant légèrement les sourcils en s'apercevant de son inconfort :

« Il se fait tard. Laissez-moi juste le temps de ramasser ce qui reste des offrandes, et je vous reconduirai à l’auberge ou vous pourrez vous reposer un peu. »

Hadria ne put qu'acquiescer d'un hochement la tête. Devant ses yeux ébahis se rejouaient les scènes de ces moments inoubliables qui s’étaient déroulés dans la clairière à présent déserte. Quelques empreintes marquaient la neige, mais elles auraient pu aussi bien être le fait de quelques petites créatures des bois.

Avait-elle rêvé ? S’était-elle trouvée sous l’emprise de cette potion qui l’avait entraînée dans d’improbables illusions ? Pourtant, tout semblait parfaitement réel… Et puis, elle avait vécu cette expérience insolite en Cornouailles. Elle regarda Ashley débarrasser le pied de l’arbre vénérable de tout ce qu’il y avait apporté. Il ne restait que quelques reliefs ; la jeune femme se doutait bien que tout ceci n’était pas vraiment nécessaire aux habitants des sous-bois pour survivre. Mais l’Esotéricienne naissante en elle lui faisait penser qu’il s’agissait d’une cérémonie importante pour les gens du village voisin ; peut-être, durant bien des années, quelqu’un de chez eux s’en était-il chargé, jusqu’au jour où il était devenu trop âgé ; sans doute cette personne était-elle morte, de vieillesse ou d’accident. La présence d’Ashley s’était alors révélée providentielle.

D’autant que le normaliste semblait entretenir des relations particulières avec le monde invisible. Il y était curieusement accepté, accueilli même. Quand ses habitants ne veillaient pas sur lui. Une foule de questions se pressa soudain dans l’esprit d’Hadria ; sa somnolence se dissipa, d’autant plus que le froid commençait à la mordre impitoyablement. Elle tapa des pieds et frotta ses mains l'une contre l'autre pour y faire circuler le sang.

« J’ai bientôt terminé, la rassura Ashley en finissant de ranger les derniers restes dans le panier d’Ellie et sa besace.

— Voulez-vous que je vous aide ?

— Ça ne sera pas la peine. »

Quand il s’écarta, si ce n'était la neige piétinée, il était difficile d’imaginer que ces scènes féeriques s’étaient déroulées. Ashley se tourna vers elle ; à la lumière de la lanterne, ses prunelles comme sa peau prenaient une teinte dorée qui modifiait profondément sa physionomie. Si elle ne l’avait si bien connu, elle aurait pu le confondre avec une créature surnaturelle, avec ses yeux effilés, ses pommettes hautes et son expression insondable. Une fois encore, elle se demanda d’où pouvait bien sortir ce prodige au don si rare et pourquoi un tel mystère semblait entourer son passé – même si elle commençait à en percevoir quelques fragments.

« Il est temps de repartir. Mrs Ellie doit nous attendre, ainsi que les gens du village. Ils voudront savoir si leur offrande a été acceptée. »

Ils prirent la direction du fiacre électrique. Les flocons avaient cessé de tomber ; le véhicule était couvert d’une pellicule blanche que le normaliste dégagea du pare-brise avant d’ouvrir la porte pour qu’elle puisse monter. La voiture démarra dans un léger sifflement et quitta bientôt le chemin perdu pour rejoindre la route de campagne. Il n’avait pas assez neigé pour la rendre impraticable ; les sillons que leurs roues avaient tracés à l'aller étaient encore visibles dans le halo des phares.

Au bout de quelques minutes de trajet silencieux, la jeune femme se tourna vers son compagnon :

« Et si vous me racontiez tout ? »


Texte publié par Beatrix, 21 septembre 2017 à 01h35
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