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Les étals multicolores et les odeurs de sucre et d'épices envahissaient une fois encore les rues de notre cité mais, cette année, les festivités hivernales avaient un arrière-goût amer. J'avais fêté mes dix ans et Père avait décrété qu'il était temps pour moi de me conduire en digne successeur, quand bien même mon frère aîné était déjà appelé à remplir ce rôle, et non plus en enfant. Plus de pêche aux friandises ou de brioches renfermant une quelconque figurine pour moi et pourtant je ne pouvais m'empêcher de dévorer ces étales d'un regard envieux, d'autant plus que ma sœur courrait à la rencontre de chacun d'eux. Et elle pouvait s'y amuser, elle. Les fêtes hivernales devenaient d'un ennui mortel lorsqu'on les vivait suivant les codes des adultes. Comme tout ce qui touchait à leur monde, en réalité. Je ne pouvais plus jouer, je devais suivre mon père. Etudier n'était plus suffisant, je devais être formé aux affaires... Je me demandais comment Lyräck n'était pas mort d'ennui à subir tout ceci depuis cinq ans déjà. Mais si suivre sagement Père, saluer les hommes qu'on me demandait de saluer et les écouter discuter en tâchant de paraître intéressé pouvait faire plaisir à Père, alors soit. Je n'étais pas comme mon frère, satisfaire mes parents me suffisait amplement.

Rapidement, je tâchai de me concentrer sur les propos de Père et de ses amis pour oublier tous les plaisirs autour de moi auxquels je ne pouvais pas goûter. C'était décidé, s'il fallait endurer cela toute la semaine, je jouerais les malades ! Je n'aimais vraiment pas mentir mais les fêtes hivernales étaient un évènement que j'attendais avec impatience toute l'année durant. Je préférais encore ne pas y assister du tout que de le faire ainsi ! Nana comprendrait, elle, et elle jouerait le jeu, j'en étais certain ! Nana était notre nourrice à mon frère, ma sœur et moi. Elle s'était toujours montrée douce, compréhensive et, surtout, complice quand elle trouvait qu'il était encore tôt pour nous demander d'agir en adultes.

Et déjà l'arrivée du crépuscule annonçait cet instant magique où les lanternes de toutes les couleurs seraient allumées et suspendues en travers des rues chargées d'étalages et de la place centrale du petit bourg. Il s'agissait là du meilleur moment des fêtes hivernales. Qui n'y avait jamais participé de nuit ne savait pas réellement ce qu'étaient les fêtes dans nos contrées. Mais Père décréta qu'il était temps de rentrer et je n'eus d'autre choix que de bouder, gelé sur ma selle par le vent du nord qui se levait. Il faisait nuit noire lorsque nous passâmes les grilles du domaine familial et Père ayant remarqué, grâce à cet instinct surnaturel que je ne saisissais pas, que j'avais fait ma mauvaise tête tout le long de la route, je fus envoyé dans ma chambre jusqu'au souper. Pas de lait chaud au miel préparé par Nana pour moi... Ces fêtes étaient décidément les pires de toute ma vie. Si l'on m'avait prévenu que celles de l'année passée seraient les dernières dont je pourrais pleinement profiter, je les aurais autrement savourées !

Lorsqu'on vint finalement me chercher pour le repas, je tâchai de laisser mon chagrin et mes remords dans ma chambre pour ne pas agacer à nouveau Père. Je ne tenais pas à être puni pour de bon ! Je m'appliquai à conserver mon nez juste au-dessus de mon assiette, laissant Père expliquer à Lyräck qui était chacune des personnes rencontrées et son rôle dans nos affaires, tandis qu'Alyaë racontait sa journée à Mère qui avait pourtant déjà assisté à chacun de ces instants. Puis je m'éclipsai au moment de la lecture des contes que nous faisait toujours Mère à cette époque. Mon frère n'y assistait déjà plus depuis longtemps, je supposais donc qu'il s'agissait là encore d'un avantage de l'enfance. Ce qui ne m'empêcha pas de lire un de ces recueils d'histoires merveilleuses une fois dans l'intimité de ma chambre. Et ce fut certainement pour cela que je sursautai autant lorsque la porte de la pièce s'ouvrit à la volée. Je poussai un soupir de soulagement en constatant qu'il ne s'agissait que de ma jeune sœur mais j'eus tout juste le temps de remarquer qu'elle était en pleurs avant qu'elle ne se jette sur moi.

- Aymerick ! Elle va partir ! Pourquoi elle part ? Je veux pas moi ! Pourquoi ?

Je tentai de la consoler, surpris de la voir dans un tel état après la lecture du soir et ne comprenant pas de quoi elle voulait parler. J'attrapai mon mouchoir sur la table de chevet et lui essuyai yeux et nez avant d'espérer pouvoir éclaircir ses propos.

- Je ne comprends pas, Alyaë. Qui veut partir ?

Après avoir reniflé, hoqueté, mouché, elle parvint enfin à former une phrase intelligible.

- Mère a dit que parce que je suis grande maintenant, Nana allait partir après les fêtes !

Je la rassurai.

- Tu as dû mal comprendre...

Nana était un membre important de notre famille, elle ne pouvait nous quitter ainsi. Ce fut le soupir de Lyräck, adossé à la porte grande ouverte de ma chambre, qui me tira de mes réflexions.

- Il fallait s'y attendre. Les nourrices s'occupent des bébés, et vous n'en êtes plus. Il est temps de grandir et de faire honneur à votre nom.

Si Alyaë n'avait pleuré de plus belle, j'aurais certainement ri. Mon frère n'était jamais convaincant lorsqu'il se contentait de répéter ainsi les phrases fétiches de Père. Finalement, il disparut après un haussement d'épaules. Je ne compris qu'il était parti prévenir Nana que lorsque celle-ci se glissa dans ma chambre en prenant soin de fermer la porte derrière elle.

- Mes pauvres chéris, ne vous mettez pas dans des états pareils...

Je ne saurais dire qui de ma sœur ou moi pleura le plus ce soir-là.

Le lendemain, une étrange maladie frappa de concert les deux plus jeunes de la famille... Ni ma sœur ni moi n'avions envie de retourner profiter des festivités, et c'est à demi caché derrière le lourd rideau de ma fenêtre que je regardai s'éloigner Père et Lyräck. Quand des pas se firent entendre dans le couloir, je courrai rejoindre mon lit, bien décidé à profiter des attentions de Nana. Mais lorsque la porte s'ouvrit, je découvris qu'il ne s'agissait que de Mère. Je me renfrognai et tirai ma couverture jusque sous mon nez. Mère se contenta de sourire et vint s'asseoir sur le bord du lit avant de passer une main douce et légère sur mon front.

- Aymerick, qu'avez-vous ? Je ne vous ai jamais vu ainsi, vous qui aimez tant les fêtes hivernales d'habitude.

Pour toute réponse, je haussai les épaules d'un air boudeur.

- Ce n'est pas aussi bien si on ne peut s'y amuser, c'est cela ?

Je hochai la tête, toujours silencieux.

- Aymerick, vous êtes un jeune homme à présent. Ces jeux d'enfants ne sont plus de votre âge mais vous en découvrirez d'autres tout aussi distrayants. Dès que votre père sera un peu moins sollicité par ses affaires, il vous apprendra à chasser. Lyräck est déjà bon tireur, je suis convaincue que cela vous plaira, à vous aussi.

Crapahuter dans la neige pendant des heures pour abattre de pauvres animaux qui n'avaient rien demandé... Je me réjouissais à l'avance...

- Si grandir c'est s'ennuyer aux fêtes et voir Nana partir, alors je resterai un enfant toute ma vie !

Je pensais que Mère se fâcherait devant mon caprice mais elle se contenta de soupirer avant de sourire.

- Mon tendre Aymerick, la vie n'est pas toujours ce qu'on voudrait qu'elle soit, surtout quand on devient adulte... Mais pour aujourd'hui, seulement pour aujourd'hui, je vous permets d'être encore un peu mon doux rêveur. J'ai autorisé Nana à vous emmener votre sœur et vous profiter des festivités nocturnes. Seulement vous trois et seulement ce soir. Après il vous faudra redevenir le sage fils de votre père. Cela vous convient-il ?

Je fixai le visage de Mère un long moment pour m'assurer que j'avais bien compris. Ce soir, je pourrais m'amuser avec Alyaë aux stands du petit bourg ! Je sautai au cou de Mère pour lui faire la bise.

- Oh merci, Mère ! Je serai le plus sage des adultes, vous verrez !

Et je filai sans demander mon reste annoncer la bonne nouvelle à ma sœur.

La fin de journée nous trouva trépignant d'excitation, ma sœur et moi, assis tous deux face à Nana dans la voiture familiale. Si nous croisâmes Père et Lyräck sur la route, nous n'en sûmes rien. Nous parvînmes au petit bourg en fête à la tombée de la nuit et découvrîmes un ciel teinté d'étoiles multicolores masquant celles de la déesse nocturne. Les notes de musique et les éclats de voix nous parvenaient étouffés et nous invitaient à les rejoindre au plus vite. Chacun accroché à une main de Nana, Alyaë et moi tirions notre nourrice amusée dans notre sillage. Plus que jamais j'étais décidé à tout voir, tout essayer, tout goûter. Il s'agissait de mes dernières fêtes d'enfant, elles seraient inoubliables ! Nana voulut d'abord nous entraîner sur la place centrale pour dîner mais elle n'obtint pas gain de cause : avant de parvenir à destination, nous mîmes un point d'honneur à essayer chaque stand.

Le premier que nous croisâmes était un enclos que l'on trouvait toujours un peu à l'écart du gros de la fête à cause du bruit qu'il faisait. Mais il s'agissait également de mon jeu préféré lors des fêtes du village. Alyaë et moi nous y précipitâmes au grand dam de Nana qui ne chercha pourtant pas à nous en dissuader. Rassemblés autour de l'enclos, une poignée d'enfants attendaient avec impatience le signal du départ qui fut retardé lorsque le grand gaillard qui s'en occupait avisa notre arrivée.

- Ah ! Les petits maîtres ! Je commençais à croire que vous m'aviez oublié !

- Jamais !

J'accompagnai ma réponse d'un grand sourire et filai prendre place le long de la clôture assez basse pour être enjambée, rapidement imité par ma sœur. Entre les quatre murets de bois, une dizaine de porcelets s'agitaient, excités par les piaillements tout autour. Dans les bras de l'homme, un porcelet encore plus nerveux arborait un ruban bleu autour du cou. Avec un sourire hilare, le paysan se pencha au-dessus de l'enclos.

- Vous êtes prêts ? Allez-y !

Et il lâcha le cochon au ruban au milieu de ses congénères. A l'instar de mes camarades, je sautai par dessus la clôture mais je n'imitai pas Alyaë qui se jeta dans la mêlée. Au milieu des cris d'enfants et de porcelets mélangés, j'observais sagement la cohue, me tenant prêt. Quand l'éclat bleu surgit enfin d'entre les jambes du dernier enfant de la masse, je lui sautai dessus. Mon cri de victoire fut salué par le rire tonitruant du responsable.

- Toujours aussi redoutable, le jeune maître !

Avec un grand sourire, et certainement des yeux brillants, je ramenai le porcelet qui se débattait dans mes bras à son propriétaire et obtins ma cocarde de vainqueur en échange. Je tendis ensuite mon trophée à Nana pour qu'elle l'épingle sur mon manteau.

- Tu en as de la chance, Aymerick !

Le ton envieux d'Alyaë me fit sourire davantage encore.

- Tu auras celle du tir, ne t'en fais pas.

- C'est vrai ?

Ses yeux étaient brillants d'espoir quand elle se tourna vers Nana.

- Je peux vraiment jouer au tir ?

Nana acquiesça d'un air amusé tandis qu'elle s'évertuait à retirer un maximum de boue des jupes de ma sœur. Dès lors, nous n'eûmes plus le choix quant au jeu suivant. Le tir était de loin son animation préférée mais Mère avait refusé qu'elle y participe la veille. Je n'étais pas le seul à découvrir que grandir était rempli d'inconvénients.

Je me retrouvai donc devant un empilage précaire de petits cylindres de bois, un arc miniature entre les mains et très peu d'espoir de parvenir à renverser quoi que ce soit, sinon la pile de mon voisin, et ce par accident. Alyaë, elle, était redoutable à ce jeu et, sans grande surprise, il ne lui fallut que deux de ces flèches à bout rond sur les cinq à sa disposition pour venir à bout de sa cible. Ce fut donc avec une fierté non dissimulée qu'elle demanda à Nana de lui agrafer sa cocarde. Puis la faim se fit plus forte que le reste et nous suivîmes notre nourrice jusqu'à la place où tables et repas chaud nous attendaient. Toutefois, Alyaë avisa sur le chemin qu'il restait peu de sachets de friandises à remporter au jeu de la pêche et nous nous fîmes un devoir de participer au pillage des derniers rescapés en repartant avec un lot chacun.

Tout était parfait, de vraies fêtes hivernales en tout point idéales. Je savourais chaque instant tout comme chaque bouchée de la traditionnelle tourte à la viande qu'on nous servit. Mais il restait encore un moment que j'appréciais par-dessus tout ! Une fois notre part avalée, nous filâmes, ma sœur et moi, à l'étalage des brioches qui s'amenuisait de plus en plus. Toutes contenaient une figurine d'un Aîné qui se voulait un présage pour l'année à venir. Seul le hasard entrait en jeu dans le choix de la pâtisserie et il y avait tous les dieux de représentés. Cependant, le Maudit n'avait été glissé qu'une seule fois dans tout l'étalage. Le seul présage de malheur, pour une seule personne dans le village. Comme à son habitude, Alyaë hésita longuement, tendant la main pour finalement se rétracter, avant de recommencer. Je savais pertinemment ce qu'elle espérait trouver : la figurine dorée, aussi unique que celle du Maudit, dont on disait qu'elle pouvait réaliser un vœu. La voyant hésiter, le boulanger s'approcha avec un grand sourire.

- Choisissez bien, Mademoiselle, la dorée et la noire se cachent encore !

Que n'avait-il pas dit ! J'avais déjà choisi et dévoré à moitié ma brioche le temps qu'elle se décide. Lorsque la forme sombre apparut à travers la pâte, je la libérai de ma main libre et la fis rouler dans ma main. Verte. J'avais trouvé Nature, présage d'une bonne santé. Elle allait m'être utile si Père avait l'intention de me faire parcourir les bois dans la neige pour quelques malheureux lièvres... Je relevai la tête pour voir ce qu'il en était d'Alyaë. Comme à son habitude, elle avait rompu sa pâtisserie en deux pour en extraire sa figurine sans attendre. Mais je ne vis aucun plaisir sur son visage. Les mâchoires serrées et les larmes aux yeux, elle fixait la forme noire dans sa main. D'un geste rapide, je remplaçai sa découverte par la mienne.

- La santé, c'est toujours mieux que rien, Alyaë.

Elle me regarda avec un air choqué.

- Mais... Aymerick...

Je ris à son air perdu. Ce n'était qu'une figurine après tout.

- Je deviens un adulte cette année, que veux-tu qu'il m'arrive de pire ?

Je récoltai une étreinte désespérée et une bise humide de larmes avant qu'elle ne file annoncer la mauvaise nouvelle à Nana. Je reçus également les encouragements de tous ceux qui aperçurent mon présage avant que je ne le range dans ma poche.

Après cet évènement, Alyaë décréta qu'elle était fatiguée et qu'elle voulait rentrer. Pour ma part, j'avais déjà bien profité de ces fêtes. Sur le chemin du retour, je me fis la promesse que devenir adulte ne m'interdirait pas de m'amuser. Bien entendu, les prochaines années s'annonçaient ternes sous la coupe de Père, mais lorsque je serai suffisamment grand pour voyager seul alors je pourrai aller voir comment l'on se divertissait dans notre vaste monde. J'étais persuadé que les fêtes de Dalack, la capitale, devaient être fantastiques. Nul doute que dans une telle cité, même les adultes devaient s'amuser. Et j'avais hâte de pouvoir le voir de mes propres yeux. Oui, grandir pouvait aussi avoir du bon !

Je ne le découvris qu'au retour de la belle saison mais ces fêtes hivernales furent en réalité les dernières auxquelles j'assistai. Plusieurs mois après cette soirée inoubliable, Velnëa m'appelait à rejoindre la Tour. Comme quoi, il ne s'agissait bien que d'une figurine...


Texte publié par Serenya, 20 décembre 2016 à 11h34
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