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tome 1, Chapitre 26 « Le Bal - Deuxième partie » tome 1, Chapitre 26

Le grand soir était arrivé.

Le porche de l'hôtel particulier des Outremont avait été décoré d'arceaux de feuillage, de guirlandes de fleurs et de lanternes colorées. Les fiacres et autres voitures légères menaient un ballet incessant, dans le claquement des sabots sur le pavé. Il semblait que toute la bonne société de Reyliss s'était donné rendez-vous devant la demeure de pierre blanche marbrée de bleu.

Debout à l'entrée à côté de sa mère, Estrella accueillait les invités. Pour cette occasion exceptionnelle, elle avait revêtu une robe bleu et ivoire discrètement décolletée, dont les manches bouffantes se terminaient au-dessus du coude dans une profusion de dentelles et dont la jupe s'évasait en volants multiples par-dessus une large crinoline.

Contrairement à sa fille, Amée était parfaitement dans son élément tandis qu'elle saluait les nouveaux arrivants.

« Ainsi donc, voici votre fille ? fit en souriant un homme bedonnant et moustachu, coincé dans un costume vert bouteille.

― Oui, c'est Estrella, la reine de la soirée !

― Charmante, vraiment... »

Il s' inclina devant elle avec toute la grâce innée d'un sanglier ; avec un sourire figée, Estrella esquissa en retour une petite révérence, en se demandait qui l'inconnu pouvait bien être. Heureusement qu'Amée l'avait laissée envoyer ses propres invitations. Ce serait amusant de voir ses amis dans une autre tenue que leur uniforme de l'Académie. Yllias en particulier.

Alors qu'elle rêvait le nez en l'air, profitant de l'accalmie entre deux arrivées, elle vit une mince silhouette se glisser dans son champ de vision. Elle écarquilla les yeux... Aurean ? Le gardien avait revêtu un costume de velours mordoré, d'une coupe un peu ancienne, par-dessus un gilet richement brodé de motifs évoquant un bouquet d'ailes de papillons, dans les teintes brunes, vertes et or. Une chemise à jabot complétait l'ensemble. Ses longs cheveux, au lieu d'être simplement attachés sur sa nuque, avait été tressés et noués par un ruban de même nuance que son costume. Pour ceux qui ne le connaissaient pas, il pouvait aisément passer pour un prince – même si Estrella n'était pas particulièrement impressionnée par cette allure romanesque.

« Tu es très belle, Estrella », lui souffla-t-il en passant près d'elle.

La jeune fille ne put s'empêcher de rougir à ce compliment, mais s'obligea à garder son attention sur les visiteurs. Aurean rejoignit Rufus qui surveillait avec attention l'entrée de chaque invité. Contrairement au Gardien d'Or, le Gardien Rouge semblait très mal à l'aise dans son simple costume noir.

Une ravissante jeune femme s'avança, vêtue d’une longue robe bleu nuit toute simple, agrémentée d'un médaillon d'argent.

« Segara ? souffla Estrella, reconnaissant à peine sa camarade. Tu es... superbe !

― Merci, répondit la Compagnonne, un peu confuse. Je ne m'attendais pas à être invitée. Je te remercie d'avoir pensé à moi.

― Pourquoi je ne l'aurais pas fait ? protesta-t-elle.Tu es mon amie ! »

Segara regarda autour d'elle les mages richement habillés et poussa un soupir :

« Parce que je doute que vous receviez beaucoup de Compagnons, répondit-elle comme si c'était une évidence. Je ne sais même pas comment je suis sensée me comporter dans un telle assemblée. »

Estrella lui adressa un sourire encourageant :

« Fais comme tu le sens. De toute façon, si tout va bien, les autres seront là aussi ! Yllias, Eymeri, Kaeli, Fontain... Tu ne seras pas isolée !

― Je l'espère... C'est juste que... comme ils seront parmi les leurs, avec leur famille, peut-être qu'ils n'auront pas vraiment envie qu'on les voit en train de me parler... »

La Mage des Sept Couleurs leva les yeux au ciel :

« Ça ne te ressemble pas de te conduire de façon aussi défaitiste !

― Qui est défaitiste ? »

Elle se retourna et sourit en reconnaissant Kaeli, dont la robe évoquait un bonbon rose.

« Estrella ! pépia la petite blonde. Je suis si contente pour toi ! Ça doit être vraiment formidable d'avoir un bal organisé rien qu'en son honneur ! »

Apercevant Segara, elle l'examina de la tête au pieds avant de joindre les mains d'admiration :

« Oh, tu es vraiment ravissante, Segara ! J'aimerais tant être grande et mince comme toi ! C'est pour un admirateur que tu t'es faite aussi belle ? »

Avant d'avoir fini sa phrase, la Mage Bleue aperçut Aurean ; elle saisit aussitôt le bras de la Compagnonne et l'entraîna vers la salle de réception. Segara, abasourdie par le flot de paroles de Kaeli, ne songea même pas à résister. Les parents de la blonde suivirent dans leur sillage avec une expression harassée qui devait être permanente, compte tenu de l'énergie irrépressible de leur fille.

Eymeri se présenta peu de temps après, très élégant dans un habit de soie cramoisie à revers de velours noir, taillé comme une tenue de chasse. De bottes hautes accentuaient son allure énergique, presque guerrière. Pour une fois, sa tignasse rousse était impeccablement coiffé. Il s'inclina avec panache devant une Amée ravie, avant de se tourner vers son amie :

« Merci pour ton invitation, Estrella, je n'aurais loupé cela pour rien au monde ! J'espère que tout le monde pourra venir ! Je te présente mes parents, Evan et Lessa de Vaste ! »

Le père d'Eymeri ressemblait à une version plus âgée de son fils, mais c'était de sa mère qu'il tenait sa flamboyante chevelure. Tous les deux semblaient aussi agréables et ouverts que leur fils ; Estrella ne put s'empêcher d'envier cette famille si naturelle et souriante. Le garçon repéra Aurean, qui tentait d'échapper désespérément à la conversation envahissante de Kaeli, et fila à sa rescousse.

Tandis que le temps passait et que toujours plus d'invités se présentaient, Estrella sentait sa nervosité croître : Lexa et Kristi seraient-elles présentes ? Si tel était le cas, elle n'avait aucune idée de ce qu'elle pourrait bien leur dire. Elle se sentait un peu rassurée par la présence de ses amis de l'Académie : elle les connaissait à présent suffisamment pour savoir qu'eux ne se seraient pas détournés d’elle de la même manière que ses « amies »... Cependant, elle conservait l'espoir ténu que les choses reprendraient leur cours, comme si ces trois dernières années n'avaient pas existé.

A défaut des deux jeunes filles, ce fut Fontain qui fit son apparition ; son habit de brocard bleu-vert seyait mieux à sa silhouette replète que son uniforme orange. Il lui avait apporté un cadeau : des fleurs de métal ciselé qui tournaient sur elles-mêmes comme des soleils, en envoyant de petits éclats de lumière :

« L'un des avantages du don de mon École, c'est la possibilité d'investir des objets inanimés de la Magie de la Création, lui expliqua-t-il avec un grand sourire. Cela ne dure qu'un moment, mais j'espère que tu pourras en profiter tout de même. »

Touchée par la gentillesse de son ami, elle le serra dans ses bras, faisant rougir comme une pivoine le pauvre garçon. Ignorant le regard interloqué d'Amée, elle plaça les fleurs de métal en évidence sur la console juste derrière elle, à la place de la prétentieuse composition florale commandée par sa mère. La délicatesse de Fontain l'avait profondément touchée ; ce fut d'un cœur plus léger qu'elle accueillit les nouveaux arrivants.

Tous ses amis étaient là à présent, à l'exception d'Yllias. Resserrant autour d'elle l'étole qui la protégeait de l'air frais du soir, elle s'avança pour scruter la cour, cherchant parmi le manège des voitures celle de la famille de Clare. Elle avait le sentiment que la fête ne pourrait réellement commencer sans lui.

Toute à cette attente, Estrella ne s'aperçut que trop tard de l'identité du groupe qui s'approchait : son cœur faillit louper un battement quand elle reconnut Eveas et Karila de Trente, accompagnés d'un grand jeune homme de quelques années plus âgé qu'elle. Elle se souvint qu'ils avaient un autre fils, plus âgé que Bastian. C'était un garçon avenant, aux traits réguliers mais sans relief particulier. La jeune fille se demanda si les deux frères se ressemblaient ; elle réalisa alors qu'elle n'avait aucune idée de l'apparence de l'ancienne attache d'Aurean, ce qui l'attrista étrangement.

Comme dans un rêve, elle vit sa mère approcher des Trente et les accueillir chaleureusement. Comment cela était-il possible ? C'était sa fête après tout, il était hors de question d'y accueillir des personnes qu'elle s'était jurée de ne jamais plus recroiser ! Paniquée à l'idée de devoir leur adresser la parole, l'adolescente se recula vers l'intérieur du hall ; elle aurait voulu pouvoir entrer dans les murs pour être sure d'échapper à leur regard, à celui d'Eveas en particulier ; elle ne voulait pas de ses fausses excuses, ni de ses justifications.

Estrella prêta peu d'attention, tout d'abord, à la demoiselle à qui le jeune Trente donnait le bras ; après tout, chacun était libre d'amener son cavalier ou sa cavalière. Mais bizarrement, quelque chose de familier en elle attira son attention. La nouvelle venue était revêtue d'une robe violette et noire au corselet lacé ; ses cheveux couleur d'argent avaient été relevés en une coiffure compliquée et piquée de joyaux obscurs. Elle souriait d'un petit air supérieur, son visage légèrement pointu levé vers son compagnon. Une autre jeune fille, qui portait la même robe mais dans des couleurs inversées, les suivait, quelques pas derrière.

Estrella recula vivement, heurtant douloureusement le mur derrière elle, et porta une main tremblante à sa bouche.

La cavalière du fils des Trente n'était nulle autre que... Lizbet.

ƸӜƷ

Estrella mit un certain temps à revenir de sa surprise. Paniquée, elle regarda autour d'elle, cherchant Aurean ou Bertlam, voire même Dame Ledelian et Azura qui étaient arrivées plus tôt dans la soirée. Elle n'avait aucune envie de se trouver confrontée à la fille de Mikhaïl d'Arral , encore moins qu'aux Trente. Lentement, elle se décolla du mur et se dirigea vers la salle de réception, espérant que la foule la masquerait.

Elle sursauta violemment en sentant une main se poser sur son épaule. Elle se retourna brusquement pour rencontrer le regard gris de son père :

« Est-ce que... vous saviez ? » demanda-t-elle d'un ton accusateur.

Francis soupira :

« Hélas non. Pour Eveas et Karila, je peux encore comprendre. Après tout, c'est grâce à toi qu'ils ont découvert la vérité... Je peux concevoir qu'Amée ait jugé bon de les inviter, pour le bien des convenances. Sans doute pensait-elle qu'ils refuseraient. S'ils ne font pas de remous, je me vois mal les chasser. Leur fils, le jeune Richer, est un gentil garçon. Mais jamais je n'aurais toléré la présence de cette fille... Je vais leur demander de partir.

― Non, ça ne sera pas la peine... » répondit-elle, surprise de sa propre réaction.

Elle baissa la tête, un peu confuse. Elle n'avait aucune envie de provoquer un scandale le soir de son premier bal, qui se tenait de plus en son honneur.

« Ça devrait aller, soupira-t-elle. Je suppose que si on les tient à l’œil, rien ne peut arriver. »

Son père fronça les sourcils :

« Tu en es bien sûre ?

― Oui... Que peux-t-il se passer au milieu de tant de monde ? »

Il hocha la tête, la mine sombre.

« Je vais demander à maître Bertlam et à Rufus de garder en permanence un œil sur elle », déclara-il.

Il lui offrit le bras pour la reconduire vers l'entrée du bâtiment. Quand ils s'approchèrent des Trente, Eveas esquissa un petit salut emprunté :

« Je vous remercie de cette invitation, fit-il d'un ton étrangement soumis. Il nous semblait impoli de la refuser. Nous sommes sincèrement heureux que ta fille soit en possession de ses pouvoirs et qu'elle ait pu entrer à l'académie. »

Il se tourna vers Estrella et s’inclina légèrement devant elle :

« Sachez que je regrette profondément ma réaction... excessive lors de notre première rencontre. Je comprends à quel point elles ont plus vous blesser... ainsi qu'Aurean. »

Sa sincérité semblait réelle. Un peu trop réelle peut-être ?

« Je suis heureuse de vous voir revenu à plus de raison, répondit-elle, consciente de la sécheresse de ses paroles. Je vous demanderai de laisser Aurean en paix désormais. »

Trente esquissa un sourire pincé :

« Vous êtes très protectrice envers lui. C'est tout à votre honneur. Bastian... se conduisait de la même manière au début. Je ne sais ce qu'il y a chez lui, qui semble susciter cette attitude chez son attache alors que c'est lui qui est sensé être son protecteur.

― Peut-être parce qu'il subit trop souvent des attaques injustifiées », rétorqua Estrella.

L'homme se renfrogna visiblement, mais choisit sagement de ne pas répondre.

« Je vous souhaite la bienvenue à ce bal, poursuivit-elle sur le même ton. Je ne vous cacherai pas qu'il n'en est pas de même pour Lizbet. Elle n'a pas hésité à accabler Aurean et à se servir de ses pouvoirs contre moi. Je devine qu'elle dû invoquer son lien avec Bastian pour vous accompagner...

― J'ignorais ce détail, répondit Trente gravement. Si je l'avais su, je pense que je n'aurais pas donné suite à ses supplications...

― Je ne me vois pas la chasser, reprit Estrella. Mais Lizbet ne doit pas nous approcher... Ni Aurean ni moi-même. Vous en portez-vous garant ? 

― Je vous le promets, répondit-il solennellement. Je ferais en sorte que Lizbet ne puisse vous approcher. Vous avez ma parole... »

La jeune fille hocha la tête, un peu surprise de le voir céder si vite. Elle avait cru apercevoir comme une étrange lueur dans son regard.

Mais avant qu'elle puisse vérifier ses soupçons, il avait déjà tourné les talons pour rejoindre son épouse et son fils. Elle avait la sensation que quelque chose lui échappait... mais quoi ?

« Je ne lui pas pas confiance, murmura son père derrière son épaule. Je vais parler à Azura et Rufus, afin qu'ils veillent à ce que ces indésirables ne puissent vous atteindre, ni toi ni Aurean. »

Estrella regarda son père s'éloigner, avec le sentiment bizarre d'avoir oublié un point capital. Elle devait le rattraper, lui parler... Alors qu'elle s'apprêtait à lui emboîter le pas, elle aperçut du coin de l’œil celui qu'elle avait espéré retrouver depuis le début des festivités.

Resplendissant dans un habit de soie olive qui mettait en valeur son regard vert, Yllias la regardait avec un léger sourire. Il tenait à la main une fleur attachée à une boucle en ruban, une orchidée-papillon aux pétales d'un bleu pâle presque phosphorescent : le genre de présent qu'un jeune homme offrait à sa cavalière pour qu'elle le glisse à son poignet.

Chassant de son esprit toutes ses craintes, elle s'avança vers lui, le cœur battant.


Texte publié par Beatrix, 31 août 2014 à 20h14
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