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tome 1, Chapitre 25 « Le Bal - Première partie » tome 1, Chapitre 25

« Un bal ? »

Estrella sentit sa mâchoire tomber de stupéfaction, tandis que sa mère, les mains jointes sur son cœur et les yeux brillants, répétait avec enthousiasme :

« Oui, nous allons organiser en ton honneur un bal magnifique ! Nous inviterons tous nos amis ! Et tous les tiens, bien entendu ! »

Par-dessus l'épaule d'Amée, Alicia ajouta avec la même ferveur :

« C’est une magnifique idée. Je pourrai faire venir mes amis également ?

— Mais bien sûr, Alicia. Nous célébrerons aussi notre belle famille ! »

La jeune fille poussa un long soupir, se retenant d'enfouir son visage entre ses mains pour dissimuler son embarras. Elle n'avait aucune envie de se trouver au centre d'un tel événement. Encore moins si le duo terrible formé par sa mère et sa sœur – ou plutôt le trio, car il y avait peu de chances que madame Maysie ne soit pas concernée par l'affaire – venait s'en mêler. Sans oublier la difficulté qu’auraient son père et les Gardiens à assurer sa sécurité et celle d'Aurean au milieu de la foule que les comploteuses parviendraient sans nul doute à rassembler.

« Eh bien, ça ne te plaît pas ?

— Euh, je... »

Elle esquissa un sourire forcé, les mains derrière le dos, prenant un air aussi ingénu que possible :

« Je ne veux pas que vous preniez autant de peine pour moi. Je sais à quel point vous êtes heureuse, mère, que je sois de nouveau des vôtres. Mais l'essentiel, c'est que j'aie pu reprendre une vie normale. Ce n'est vraiment pas la peine d'organiser une telle célébration. »

Amée la saisit par les épaules et lui adressa un sourire radieux :

« Ta générosité t’honore, Estrella. Nous souhaitons que tout Reyllissane sache combien nous sommes fiers de toi. »

La jeune fille se mordit la lèvre pour éviter de lâcher tout ce qu’elle avait sur le cœur : elle n'avait rien fait pour susciter cette fierté, on lui avait juste rendu sa Lumière. Ce n'était pas comme si elle l'avait regagnée par un geste grandiose ou un travail acharné. Certes, elle s'était appliquée à atteindre un niveau suffisant pour suivre normalement les cours de l'Académie. Mais ce n'était pas un exploit en soi. Il aurait été plus important pour elle que ses parents expriment cette fierté quand elle était encore incolore et faisait face autant que possible aux difficultés de sa situation.

D'un autre côté... Elle ne pouvait nier qu'une part d'elle-même se sentait flattée par l'attention. Après avoir été isolée si longtemps, c’était comme une revanche sur la vie et ses épreuves. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre du petit salon vert, où elle était en train de prendre le thé avec les membres féminins de sa famille. Aurean discutait avec son père près de la fontaine du jardin.

Il y avait une vingtaine de jours à présent qu'il lui avait promis de lui laisser l'espace nécessaire pour mener sa propre vie, mais elle en tirait un sentiment mitigé. Elle s’était un peu rapprochée d'Yllias, mais pas suffisamment pour qu'elle puisse le considérer comme son petit ami. Aurean et elle-même s'étaient liés davantage encore à la petite bande et le Gardien possédait toujours un ami fidèle en la personne d'Eymeri. Kaeli s'arrangeait toujours pour ne jamais se tenir très loin du garçon blond, que ce soit à table ou en toute autre occasion. Ses grands yeux violets s'attardaient bien souvent sur lui avec un intérêt non dissimulé. Elle n'était, bien sûr, qu'une seule parmi toutes les filles qui s'intéressaient à Aurean. Sa gentillesse et son jeune âge apparent lui attiraient bien des attentions, ce qui n'avait pas vraiment servi sa popularité auprès des garçons.

Estrella ne savait pas vraiment comment prendre l'évolution des choses. Certes, elle était heureuse de disposer de plus d'intimité : même s'il respectait les contraintes dues à leur lien, Aurean s'efforçait de se faire aussi discret que possible. Cependant, quelque chose en lui avait changé depuis qu'il avait pris cette décision. Il semblait plus sérieux, un peu triste peut-être. Parfois, il s’isolait et demeurait de longs moments silencieux, le regard lointain. Souffrait-il de sa situation ? De son amnésie ? Elle se demanda si cette humeur mélancolique pouvait avoir trait à Bastian : après tout, il n'avait toujours pas découvert ce qui était réellement arrivé à sa précédente ancienne attache, ni qui avait tenté de les tuer tous les deux. Le poids de la culpabilité l'affligeait-il encore ? Elle n'osait le lui demander. Elle avait beau tenter de se persuader que c'était parce qu'elle ne voulait pas plus le blesser qu'il ne l'était déjà, elle savait au fond d'elle-même que ce n'était probablement qu'une forme de lâcheté.

Elle avait dû faire face à une douloureuse évidence : depuis que l'Ombre avait cherché à contrôler son esprit, elle n'avait plus ressenti cette présence qui lui offrait des bribes du passé, qui la guidait dans la recherche de la vérité... Cette lueur argentée qu'elle ne pouvait s'empêcher d'associer à Bastian.

Bastian...

« Eh bien, Estrella ? »

Elle sursauta légèrement, précipitée dans la réalité par la question insistante de sa mère.

« Est-ce que... père est d'accord ? » s'enquit-elle prudemment.

Amée esquissa une légère moue :

« Il n'est pas particulièrement enthousiaste, mais tu le connais... Il n'est pas le plus sociable des hommes, dès que cela ne touche pas son travail. »

Estrella hocha la tête, ne voyant aucune issue possible : elle devrait se soumettre aux idées fantasques de sa mère - du moins, jusqu'à ce qu’elle puisse en parler à son père, qui aurait sans doute une autre vision de la situation.

« Très bien, reprit Amée avec ravissement, les yeux brillants d'expectative. Nous allons pouvoir fixer définitivement la date et lancer toutes les invitations ! »

La jeune fille se força à lui rendre son sourire :

« C'est parfait... Je vous laisse tout préparer, Alicia et vous, ! Vous êtes tellement douées pour cela ! »

Avec un dernier rictus, elle s'esquiva et s'élança en direction de la porte qui menait au jardin, bien décidée à discuter de l'affaire avec les deux membres masculins de la maisonnée.

ƸӜƷ

Le soleil brillait toujours aussi vivement sur Reylliss, mais Estrella pouvait sentir, au léger fond de fraîcheur dans l'air, que l'été était en train de s’éclipser pour son repos annuel. Elle regretta de ne pas avoir pris d’étole, mais elle ne comptait pas rester très longtemps dans le jardin.

Elle n’avait pas pris le temps d'y flâner depuis son retour ; elle se surprit à regretter le parc de la maison de Gallantide et son fouillis ordonné de végétaux à peine retouchés par la main de l'homme. Ici, c'était différent : l'espace manquait et chaque buisson, chaque arbre semblait avoir été impitoyablement taillé pour y rentrer.

Elle constata avec soulagement que son père et Aurean se trouvaient encore à l’endroit espéré. Elle s’approcha discrètement, espérant saisir le sujet de leur discussion. Mais elle ne parvint pas à tromper les sens affûtés du Gardien – ou peut-être était-ce leur lien qui l'avait trahi. Le garçon blond se tourna vers elle et esquissa un sourire un peu forcé, tandis que Francis haussait un sourcil, attendant que sa fille prenne la parole.

« Père, je... je souhaitais juste savoir... commença-t-elle avec hésitation.

- Je suppose, la coupa-t-il avec un mince sourire, que ta mère et ta sœur t'ont exposé leur projet de bal ? »

Elle le regarda avec surprise, avant de réaliser qu'Amée avait dû parler très longuement de ses desseins à son mari. Elle poussa un long soupir en replaçant derrière son oreille une mèche rebelle :

« Je ne sais que dire... Je crains que ce ne soit pas opportun, mais en même temps...

- Tu t'inquiètes pour votre sécurité ? Même si dans le fond, tu aimes cette idée, n'est-ce pas ? »

Elle acquiesça en silence. Elle ne pouvait nier qu'après ces années d’isolement, reprendre une vie sociale en dehors de l'école et avoir l'occasion de briller un peu n'était pas pour lui déplaire.

« Estrella, je vais être franc avec toi, reprit Francis. Si cette décision ne reposait que sur moi, je refuserais net. Mais je comprends aussi que tu as le droit de profiter de la vie, après ce que tu as subi. Nos invités seront triés sur le volet. De plus, dame Ledelian et maître Bertlam seront accompagnés de leur Gardien. Il y a peu de chance qu'il vous arrive quelque chose de sérieux, que ce soit à toi ou à Aurean. »

Le garçon hocha la tête et intervint à son tour :

« Je pense que tu peux inviter sans risque nos amis. Et puis ce serait l'occasion aussi pour toi de renouer avec ces deux filles... Quel est leur nom déjà ? Kristi et Lexa ? »

Les yeux de la jeune fille s'élargirent de surprise :

« Mais... Comment est-ce que tu sais pour Kristi et Lexa ?

- Elles sont venues me trouver pour me dire qu'elles te connaissaient bien. Et que quand tu as disparu de Reyliss, elles n'ont peut-être pas fait tout ce qu'il fallait pour garder le contact avec toi. Surtout Kristi. Ce serait l’occasion de leur montrer que tu ne leur en veux pas. Si tu le souhaites, bien sûr ! »

Elle croisa les bras, posant sur Aurean un regard agacé :

« Et tu comptais m'en parler quand ? demanda-t-elle sèchement.

- Assez vite en fait, répondit-il avec confusion, manifestement troublé par son ton revêche. Ce sont elles qui m'ont approché, il y a un jour ou deux. Je leur ai juste dit que je t'en parlerais, mais... »

Il baissa les yeux et ajouta d'un ton un peu hésitant :

« Est-ce que... j'ai mal fait ? »

La jeune fille se mordit la lèvre ; elle se sentait un peu coupable d'avoir réagi aussi violemment.

« C'est juste que... Pourquoi tu ne m'en as pas tout de suite parlé ?

- Parce que nous n’avons pas vraiment eu l'occasion d'être seul tous les deux. »

Il lança un coup d’œil nerveux vers Francis d'Outremont, en réalisant que ce n'était pas exactement le cas. Le père d'Estrella ne put s'empêcher de rire :

« Ne vous inquiétez pas, j'ai été jeune moi aussi ! Je peux très bien comprendre à quel point ces questions peuvent sembler importantes. »

Il plongea les mains dans ses poches et s'éloigna de quelques pas, affectant d'admirer la taille parfaite des buissons le temps de laisser les deux jeunes gens régler leurs affaires personnelles. Néanmoins, tout en lui trahissait un amusement profond dont Estrella se sentait un peu mortifiée. Elle croisa les bras, s'efforçant de demeurer calme en dépit de son agacement :

« Tu n'y es pour rien. Mais je ne comprends pas pourquoi c'est toi qu’elles sont venues trouver, au lieu de s'adresser directement à moi.

- Je crois qu'elles avaient un peu peur de ta réaction. En plus, on ne peut pas dire qu'elles se soient précipité vers toi quand tu es arrivée à l'Académie des Sept Couleurs. »

C'était le moins qu'on pouvait en dire. Elle enviait la réception qu'Eymeri avait réservée à Aurean dès qu'il l'avait aperçu. C'était ce qui la dérangeait le plus, au fond : elle n'était pas certaine que le revirement de ses anciennes amies – de Kristi surtout – n'était pas dû à l'attrait que le Gardien semblait exercer sur les filles qu'il croisait. Sauf Lizbet, cela allait de soi ! Et elle-même. Jusqu'à preuve du contraire, elle se savait totalement insensible au charme singulier du garçon aux yeux d'or. D'autant plus qu'elle connaissait parfaitement sa nature. Comment ses admiratrices auraient-elles réagi si elles avaient connu l'identité réelle de celui qu'elles prenaient pour le plus jeune garçon de la classe ?

Une petite part d'elle-même se demandait comment elle se serait conduite à la place de ses anciennes amies. Comme Lexa, en écrivant une lettre de temps à autre qui n'abordait que des questions très superficielles, de peur de commettre un impair ? Ou comme Kristi, en conservant un silence absolu, peut-être pour les mêmes raisons ? En quoi pouvait-elle affirmer qu'elle était meilleure qu'elles ?

« Et toi ? demanda-t-elle abruptement à Aurean. Que ferais-tu ? »

Il cligna des yeux, un peu surpris qu'elle demande son avis sur un sujet aussi personnel. Elle réalisa qu'elle ne l'avait pas vraiment habitué à cela. Ce qui était logique en un sens : en quoi un non-humain aussi vieux qu'Erastria – au bas mot – pouvait-il avoir un avis fiable sur les choses humaines ? Même s'il était à moitié amnésique ? D'un autre côté, il semblait éprouver les mêmes sentiments que les humains – à moins d'être un acteur parfait, mais elle en doutait un peu.

« Je suppose que je les inviterais, répondit-il d'un ton serein. Parce que si tu les ignores, elles penseront qu'elles ont bien fait de se détourner de toi. Que leur attitude était justifiée.

- Mais elles pourront aussi penser que je n'ai rien à leur reprocher !

- Peut-être... Mais je suis sûr que même si elles ne l'avouent pas, même à elles-même, leur conscience leur dit le contraire. »

Estrella resta un moment silencieuse, réfléchissant aux paroles du Gardien. Elle devait reconnaître qu'il y avait du mérite à ses propos. Même si cela lui en coûtait de l'admettre, elle devait avouer qu'il y avait en lui plus de profondeur que chez la plupart de ses camarades - à l'exception peut-être de Segara.

Elle hocha la tête :

« Tu as sans doute raison. Alors, tu vas m'aider à préparer les invitations, avant que ma mère et ma sœur ne le fassent à ma place ? »

Elle ne put s'empêcher de rire à son regard stupéfait... et légèrement paniqué. Son père, qui avait sans doute tout entendu même en prétendant leur laisser leur intimité, se retourna pour leur lancer un regard amusé avant de retourner d'un pas tranquille vers la maison.


Texte publié par Beatrix, 26 juillet 2014 à 09h36
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