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tome 1, Chapitre 24 « L'Ombre d'un Doute - Quatrième partie » tome 1, Chapitre 24

Quand Estrella se présenta à la salle à manger pour le petit déjeuner, elle constata qu'il y régnait une parfaite harmonie. Elle ignorait comment son père était parvenu à dissimuler tout ce qui avait trait à l'agression à sa mère et à sa sœur, mais elle lui en était reconnaissante.

Alicia discutait de façon animée avec Aurean. Le Gardien semblait encore un peu fatigué, mais il pouvait bouger son bras sans douleur apparente. La jeune fille se sentit rassurée : elle devait avouer qu'elle détestait le voir souffrir, autant physiquement que moralement. En s'asseyant à côté de lui, elle tendit l'oreille pour percevoir la teneur de la conversation. Elle rougit comme une pivoine en réalisant que sa sœur demandait à Aurean si elle s'intéressait à un garçon en particulier.

Le visage d'Yllias apparut brièvement dans son esprit, avec son sourire un peu ironique et ses yeux verts.

Le garçon blond répondit évasivement, en expliquant qu'Estrella avait réussi à intégrer tout un groupe d'amis, garçons comme filles. Elle soupira de soulagement, reconnaissante envers le Gardien de montrer autant de délicatesse. Il méritait à plus d'un égard un meilleur traitement que celui qu'elle lui avait fait subir jusqu'à présent. Sans compter que l’hostilité dont il faisait l'objet de la part de certains élèves n’était sans doute pas aisée à supporter, même avec l'amitié d'Eymeri. Elle se rembrunit en réalisant qu'elle devrait croiser de nouveau Lizbet : elle espéra que la fille aux cheveux argentés avait reçu une sévère réprimande de la part de l'Académie, et qu'elle saurait se faire dorénavant plus discrète.

Une fois le déjeuner terminé, son père fixa les deux jeunes gens d'un air grave :

« Aujourd'hui, c'est moi qui vous conduis à vos cours, déclara-t-il. Dépêchez-vous de vous préparer. »

Les deux jeunes gens levèrent vers lui un regard surpris.

« Vraiment, Francis ? remarqua Amée avec curiosité. Ce ne sont plus des enfants, tu sais.

— Peut-être, répondit son époux avec une bonne humeur de façade, mais cela me donnera l'occasion de passer un peu de temps avec eux. Mon travail risque de me retenir tard dans les semaines à venir. »

Sa femme accepta cette réponse avec un sourire amusé.

« Tu es vraiment un bon père, Francis !

— En as-tu jamais douté ? »

Estrella et Aurean échangèrent un coup d’œil : ils étaient les seuls ici, avec Francis, à connaître la véritable raison de telles précautions. Le but du mage de l’École Rouge était de les protéger d'une nouvelle agression. Tant que le coupable de l’attaque dans la ruelle ne serait pas trouvé, aucune précaution ne devrait être omise.

ƸӜƷ

Non seulement Francis avait accompagné les deux adolescents dans sa propre voiture à cheval, mais il avait tenu à venir avec eux jusqu'à la porte de l'Académie. Estrella, les joues brûlantes, avait l’impression d'être revenue dix ans en arrière. Elle comprenait bien la nécessité d'être protégée, mais elle ne pouvait ignorer les regards curieux, voire moqueurs de ses camarades.

En rentrant dans la cour, elle aperçut un petit groupe bigarré et pour le moins bruyant : Eymeri et Yllias se disputaient pour une raison ou une autre, tandis que leurs amis arboraient des mines lassées ou amusées. Cependant, la querelle cessa dès les deux garçons aperçurent leurs amis.

« Estrella, tu vas bien ? s'inquiéta Yllias. Nous t'avons vu partir précipitamment hier soir... Tu avais l'air tellement... bizarre. »

La jeune fille lui adressa un sourire rassurant :

« Rien de très grave... C'est juste que... je n'ai pas l'habitude de me retrouver au au milieu de tant de personnes. Et soudain, j'ai... hum... paniqué. »

Elle baissa la tête, prenant l'air contrit :

« J'en suis vraiment navrée.

— Ce n'est pas très grave, Estrella, lui répondit gentiment Eymeri. Tu aurais dû voir Aurean quand il s'est aperçu que tu n'allais pas bien ! Il a bondi à ta poursuite sans perdre un instant ! »

Yllias esquissa un léger rictus :

« Aurean était au même cours qu'elle. Si je m'étais trouvé là... »

S'il s'était trouvé là, s'il avait atterri au milieu des Ombres en embuscade, comment aurait-il pu combattre un danger contre lequel sa magie Verte de Vie ne pouvait pas grand-chose ? Bien que l'idée de le voir voler à son secours soit singulièrement touchante, elle n'aurait pas donné cher de sa vie.

Segara rit doucement :

« Laissons passer cet incident. Je pense qu'Estrella a surtout envie d'oublier ces moments pénibles. Et je doute qu'elle veuille vraiment savoir qui est le meilleur de ses chevaliers servants. »

La jeune fille comprit subitement le fond de la conversation entre les deux garçons. Elle sentit ses joues devenir brûlantes et se détourna ostensiblement du petit groupe.

Durant le cours qui suivit, elle remarqua que Rufus demeurait présent dans la salle, maintenant une surveillance de tous les instants. A l'autre bout de l'amphithéâtre, elle entraperçut Lizbet, qui lui lança un regard noir avant de se détourner avec hauteur.

Ce jour-là, l'enseignement était dispensé par maître Donal de Parol, le professeur de l’École Orange de la Création. C'était un homme avenant, à la voix chaleureuse, qui n'avait aucun mal à capter l'attention de son auditoire. Son intervention portait sur la coordination entre les différentes couleurs de magie.

« Nous autres, mage de la Création, usons de notre don pour assembler et pour animer. Et de ce fait, nous sommes des privilégiés quand il s'agit de coordonner les couleurs. Il nous est en effet possible de faire fusionner les Couleurs d'autres mages pour des effets inédits et passionnants ! Imaginez ce que pourrait donner la coordination entre la Magie Bleue de l'Esprit et la Magie Rouge du Combat ? Ou entre la Magie Indigo du Temps et la Magie Verte de la Vie ? »

Un silence impressionné accueillit ses paroles : personne ne semblait avoir imaginé qu'il était possible d'opérer de la sorte. Un mage Violet leva la main :

« Maître Donal, si nous possédons une autre Couleur que notre Couleur majeure, est-ce que nous pouvons nous-même les combiner, sans avoir à passer par un mage de la Création ? »

Le professeur éclata de rire :

« Eh bien, même s'il n'est pas dans l'intérêt de mon École de vous l'avouer, c'est tout à fait possible. Vous pouvez teinter votre Couleur primaire avec votre Couleur secondaire. C'est pour cela que durant l'année, vous recevrez les enseignements spécifiques au contrôle de votre don secondaire, en liaison notamment avec votre don principal. Très rapidement, vous pourrez commencer à voir de quelle façon ils peuvent se compléter. »

Ses yeux pâles, plissés par un éternel sourire, parcoururent l'assemblée chamarrée :

« Une chose est certaine, jeunes gens : on vous a appris qu'à chaque circonstance, existait une Couleur plus adaptée que les autres. Ceci est vrai, mais n'oubliez jamais cependant que la lumière n'est jamais si puissante que quand toutes ses harmonies sont rassemblées... »

Estrella écoutait avec une attention totale, les yeux écarquillés, les lèvres entrouvertes. Elle brûlait d'envie de demander à Maître Donal si un mage contrôlant les Sept Couleurs pouvaient combiner l'ensemble de ces Couleurs. Ce que pourrait donner la combinaison absolue du Rêve, du Temps, de l'Esprit, de la Vie, de la Transmutation, de la Création et du Combat. Rien que d'y penser, la tête lui tournait.

« Estrella ? »

Elle se tourna vers Yllias qui la regardait avec un amusement non dissimulé :

« Tu rêves ? Ne me dis pas que c'est le cours qui t'inspire à ce point ! Maître Donal est un excellent professeur, mais de là à te faire fantasmer... »

Estrella lui adressa une petite grimace ; elle s'était sentie soulagée en découvrant qu'elle était de nouveau placée à côté d'Yllias pour l'ensemble des cours magistraux. L'élève de l’École Verte l'avait informée que cette disposition durerait pendant dix jours, avant d'être modifiée. Cela signifiait aussi qu'elle devait supporter comme voisine l'insupportable mage Rouge dont le nom lui échappait, mais elle était prête à subir ce désagrément si cela lui permettait de côtoyer le garçon aux yeux émeraude.

Aurean, quant à lui, se trouvait relativement isolé, entre un mage indigo du Temps à l'allure revêche et une élève de l’École Orange de la Création. Cette dernière ne devait pas faire grand cas des enseignements de son propre professeur, car elle passait l'essentiel de son temps à rire et discuter à voix basse avec son autre voisine, une mage Bleue de l'Esprit. Estrella se demanda si elles parlaient garçons ou s'échangeaient tous les potins de l'école.

Au bout d'un moment, elle réalisa qu'elles envoyaient des œillades à peine voilées en direction d'Aurean – le genre de regards clairement destinés à embarrasser. Elle ne put s'empêcher de le plaindre, jusqu'à ce qu'elle le voie répondre par un sourire amical. Le Gardien était-il naïf à ce point ? Étonnamment, le comportement des deux filles changea du tout au tout : il ne semblait plus y avoir le moindre soupçon de malveillance dans leurs intentions, comme si elles étaient tombé sous le charme du garçon blond. Elle les observa avec contrariété : à quoi jouait donc Aurean ? Désirait-il à ce point se faire découvrir et renvoyer à Lucid ?

« Estrella, ça va ? »

Elle se tourna vers Yllias qui la fixait avec une légère inquiétude :

« Tu as l'air... contrariée. » lui souffla-t-il à mi-voix.

Elle haussa les épaules :

« Ce n'est rien. Juste Aurean. Il a décidé d'être... un peu trop sociable. »

Yllias baissa les yeux en direction des gradins inférieurs : le Gardien était en train d'échanger discrètement avec sa voisine de droite, la brunette en uniforme orange. Il esquissa un léger sourire satisfait :

« Tu ne peux pas lui reprocher de vivre un peu sa vie, surtout après la mort de Bastian et ces deux années terribles. C'est plutôt bon pour lui.

— Et si elles ne font que s'amuser avec lui ? objecta-t-elle avec nervosité.

— Eh bien, comme ça, il fera ses armes ! »

Il esquissa un sourire tolérant :

« Je comprends ce que tu ressens. Aurean est un peu comme ton petit frère, non ? Après tout, ton père exerce sa tutelle maintenant. Et tu ne peux t'empêcher d'avoir envie de le protéger, vu ce qu'il a enduré. Mais il faut aussi que tu le laisses voler de ses propres ailes. »

Son petit frère ? Cette créature à l'âge incertain, centenaire, voire millénaire ?

Cela dit, Yllias n'avait pas tout à fait tort : Aurean était vulnérable en ce monde. Encore traumatisé par la mort de Bastien, il n'y demeurait que par la force d'un lien incertain qui ne lui donnait qu'une partie de ses pouvoirs de gardien. Sans oublier cette étrange amnésie qui l'avait privé de l'expérience directe de son long passé.

Oui, c'était vrai, elle avait envie de le protéger, de veiller sur lui et d'empêcher quiconque de lui faire du mal. Et puis, cela lui déplaisait de le voir porter autant d'attention à des personnes qui n'en valaient sans doute même pas la peine.

« Arrête de froncer les sourcils comme ça, reprit le mage Vert, gentiment moqueur, ou tu finiras par avoir de rides. On croirait presque que tu es jalouse ! »

Estrella sentit son cœur s'emballer :

« Comment ça, jalouse ? »

C'était ridicule. Parfaitement ridicule. Aurean n'était même pas humain ! Qu'est-ce que cela pouvait bien lui faire que d'autres filles lui tournent autour ?

« Bien sûr que non, je ne suis pas jalouse ! »

Elle esquissa un geste désinvolte de la main, comme si une telle idée était bonne à envoyer dans les limbes.

« C'est juste que, comme tu dis, je ne voudrais pas qu'il s'attire des ennuis. »

En observant l'expression soulagée sur le visage d'Yllias, elle se demanda si ce n'était pas lui qui était jaloux. Après tout, depuis qu'elle l'avait rencontré, le garçon lui avait témoigné un intérêt qu'il ne s'efforçait même pas de déguiser. Se pouvait-il qu'il éprouve pour elle autre chose que de la sympathie ou de l'amitié ?

La jeune fille sentit son visage rougir violemment et baissa les yeux sur sa feuille de notes. C'était une sage décision, vu qu'une partie des élèves qui les entouraient s'étaient retournés vers eux, indignés ou amusés par leur échange.

Soudain, il n'était plus si aisé de rester à côté d'Yllias en faisant comme si de rien n'était. Elle se concentra sur la fin du cours, évitant soigneusement de se tourner vers son voisin plus qu'il ne fallait.

ƸӜƷ

Dans la voiture qui les ramenait à l'hôtel particulier des Outremont, Estrella demeura silencieuse, goûtant le sentiment agréable d'avoir passé une excellente journée à l'Académie – du moins, bien meilleure que la précédente. A aucun moment, Lizbet ne l'avait approchée : sans doute avait-elle reçu des autorités même la consigne de les laisser en paix, Aurean et elle.

Le repas du midi s'était déroulé en toute convivialité ; même le Lucidien avait montré un appétit inhabituel. Quand Eymeri, qui avait lui-aussi remarqué le revirement des deux voisines d'Aurean, l'avait taquiné sur ce point, il avait baissé la tête avec confusion et Estrella avait même cru percevoir une légère rougeur sur ses joues.

Elle-même avait peine à rester impassible sous le regard d'Yllias : chaque fois que leurs yeux se rencontraient, la jeune fille ressentait une émotion étrange qui faisait battre son cœur et brûler son visage. Afin d'éviter que quelqu'un ne remarque son attitude, elle avait décidé de faire plus ample connaissance avec la calme Segara, l'enthousiaste Kaeli et le gentil Fontain. Elle avait été touchée par le naturel avec lequel les trois jeunes gens les traitaient, Aurean et elle, comme s'ils avaient toujours appartenu à l'Académie et à leur groupe d'amis.

« Tu as l'air vraiment heureuse, Estrella », remarqua Aurean d'une voix douce.

Toute à sa rêverie, elle faillit sursauter au son de sa voix.

« Je.. »

Elle se mordit la lèvre, prit une longue inspiration.

« Cette journée était très agréable, tu ne trouves pas ? fit-elle avec une désinvolture forcée.

— Oui. »

Il garda un instant le silence, avant d'ajouter brusquement :

« Yllias te plaît, n'est-ce pas ? »

Elle baissa la tête, soudain gênée.

« Tu sais, poursuivit-il du même ton bienveillant, si ma présence te dérange, ou si notre lien te paraît trop lourd... n'hésite pas à me le dire, je m'arrangerai pour que tu sois tranquille, sans mettre pour autant notre sécurité en danger. Notre lien semble plus solide qu'il n'y paraît : nous n'aurons plus besoin de demeurer trop proche l'un de l'autre. »

Il lui adressa un sourire un peu mélancolique. Elle se demanda à quel point il était affecté d'être retenu dans ce monde, si loin des siens. Elle lui sourit en retour, un peu honteuse de ne savoir quoi lui offrir en remerciement. Et aussi vaguement déçu qu'il accepte aussi aisément qu'elle s'intéresse à un garçon. Elle tira machinalement sur sa jupe en soupirant.

La vie n'était décidément pas si simple, même lorsque l'on n’était pas incolore...


Texte publié par Beatrix, 16 juin 2014 à 15h52
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