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tome 2, Chapitre 19 « Des vacances bien méritées – Troisième partie » tome 2, Chapitre 19

Aurean passa une bonne partie de ces deux jours de relâche à mettre ses plantes sous presse. Le livre l’aidait à les identifier et à connaître leurs vertus. Estrella lui prêtait main-forte, ce qui lui donnait l’occasion d’être un peu seul avec elle. Il avait parfois l’impression qu’ils s’éloignaient l’un de l’autre, ce qui représentait pour lui une raison de préoccupation. Malgré tout, il n’osait pas lui faire part de son trouble ni de ses inquiétudes.

L’après-midi du deuxième jour, alors qu’il s’était isolé dans sa chambre pour faire le point sur ses différentes récoltes, il entendit quelques coups discrets à la porte. Un peu étonné, il releva la tête de ses planches :

« Qui est là ?

— C’est moi ! » répondit une voix un peu agacée qu’il reconnut entre mille.

Il se redressa et s’étira.

« Entre !

— Dans une chambre de garçons ? »

Le Gardien leva les yeux au ciel :

« Tu ne fais pas tant de manières quand nous sommes à Reylissane. Eymeri n’est pas là !

— Je sais, il est en bas, en train de se disputer avec Yllias. Je ne voulais pas interférer dans leur occupation favorite ! »

Aurean ne peut s’empêcher d’éclater de rire.

« Allez, cesse de faire des manières et viens ! »

Aussitôt, la jeune fille tourna la poignée pour pénétrer dans la pièce mansardée. Elle regarda autour d’elle :

« Je ne me souvenais plus à quoi ressemblaient les chambres de cet étage. C’est petit, mais très agréable !

— Surtout quand on sort sur le balcon aux premières lueurs du jour ! »

Estrella se dirigea vers la porte-fenêtre pour contempler le paysage ; quelque chose dans son attitude ne semblait pas naturel, comme si elle désirait lui parler, mais hésitait à le faire. Aurean se leva pour la rejoindre sur le balcon ; il demeura un moment derrière elle, sans oser lui adresser la parole.

Il se sentit soudain très intimidé… Estrella avait ôté ses vêtements masculins pour la soirée ; elle portait une robe légère de toile brune avec un gilet de laine les mêmes nuances, sur lesquelles tranchait le rouge de motifs brodés. Une simple tresse retenait ses cheveux. Durant l’année passée, elle avait acquis de la maturité et de l’assurance : elle était devenue plus sociable et se plaisait de plus en plus compagnie de ses amis. Peut-être était-ce ce qui dérangeait Aurean, finalement… Le début de leur relation avait été un peu houleux, mais ils s’étaient dressés tous deux contre le monde entier, ou presque. Cette étrange intimité lui manquait.

Le garçon blond se demanda où en étaient ses rapports avec Yllias… Éprouvait-elle toujours de l’intérêt pour lui ? Certes, elle avait promis de ne s’engager auprès de personne tant que le danger issu de l’autre Erastria ne serait pas éliminé, mais il n’en savait pas plus. Elle ne s’était jamais confiée à lui à ce sujet. D’ailleurs, pourquoi s’en mêlait-il ? C’était sa vie et Aurean n’avait rien à y redire.

« Tu as raison, c’est vraiment magnifique ! »

Il acquiesça en silence, avant de se souvenir qu’elle lui tournait toujours le dos et ne pouvait pas le voir.

« Estrella… Je… »

Il se sentit soudain la bouche sèche. Comment aborder la question ? Il se remémora l’illusion qu’elle avait créée pour lui alors qu’il était blessé.

« Je crois que je ne t’ai pas remercié pour ton aide à l’infirmerie. »

Elle se retourna, haussant un sourcil :

« Tu n’as pas à me remercier pour cela, c’est tout à fait normal ! »

Aurean baissa la tête :

« Non, Estrella, je… je suis navré. J’ai le sentiment de t’avoir négligée ces temps derniers.

— Négligée ? »

Ses grands yeux bleus s’écarquillèrent, puis elle porta une main fine à sa bouche pour étouffer un éclat de rire. Quand elle eut repris son sérieux, elle entraîna le Gardien vers le lit le plus proche, sur lequel ils s’assirent tous les deux :

« Aurean… je ne suis pas en danger et je ne vois pas pourquoi je te reprocherais de t’occuper des affaires de Lucid ou de te consacrer un peu à Eymeri… Ou même à ta propre vie. »

Sa voix trembla quand elle évoqua le garçon roux, mais, très rapidement, elle reprit toute son assurance :

« Tu n’as aucune obligation de rester avec moi chaque heure du jour et de la nuit, à présent que notre lien est fort. C’est justement pour cela que nous pouvons désormais vivre pour nous-mêmes ! Tu ne crois pas ? »

Elle lui adressa un large sourire avant de conclure :

« Je sais que je peux compter sur toi en cas de problème, où que tu puisses te trouver. Et inversement ! Et c’est cela qui compte ! »

Un peu rassuré, le garçon blond opina, un peu gêné :

« Tu as raison, je m’en fais beaucoup trop… »

Estrella repoussa une mèche de cheveux qui dansait devant son visage :

« Ce n’est pas nouveau ! Mais si ça te trouble autant, je te rappelle que nous sommes en vacances ! Si tu veux que nous passions du temps ensemble, c’est l’occasion rêvée. Nous ne savons pas de quoi sera constitué l’avenir, alors nous devons en profiter tant que nous le pouvons ! »

Même si Estrella avait gardé un ton enjoué, Aurean ne put s’empêcher d’entendre dans sa voix une note plus sombre.

La jeune fille avait raison. Leur situation demeurait trop fragile, ils vivaient juste une trêve… Pour combien de temps ?

Il posa sa main sur la sienne et sourit à son tour :

« Oui, c’est vrai. Profitons de l’instant présent. Les soucis reviendront bien assez tôt ! »

***

Le lendemain, le véritable programme commença par un réveil très matinal. Aurean ne rencontrait généralement aucune difficulté à se lever tôt, pas plus qu’Eymeri. Quand les serviteurs frappèrent à leur porte, les deux garçons bondirent hors du lit avec curiosité et enthousiasme. Mais tout le monde ne semblait pas aussi dispos ; Yllias offrait un visage maussade et chiffonné, tandis qu’Estrella ne cachait pas sa mauvaise humeur.

« Peut-être qu’ils vont bien ensemble, tout compte fait, souffla Eymeri.

Aurean grimaça ; c’était à Estrella d’en décider, mais il avait de la peine à l’imaginer avec ce beau parleur d’Yllias. Il avait de la peine à l’imaginer avec qui que ce soit. Mais sans doute se montrait-il bien trop protecteur. Son lien avec Estrella ne lui donnait aucune exclusivité sur son existence. Une attache pouvait-elle seulement mener une vie sentimentale ? Toutes celles qu’il avait rencontrées étaient demeurées célibataires, et cela ne tenait pas du hasard.

À la fin du petit-déjeuner, Francis leur annonça le programme de la journée. Ils commenceraient par une promenade dans le bois visité la veille par le petit groupe, avant un entraînement aux armes par Bertlam et Rufus. Après une heure de liberté, ils prendraient leur repas du midi. Ils bénéficieraient d’une nouvelle pause avant de partir pour une longue marche sur des sentiers plus rocailleux, et se livreraient à cette occasion à tous types de jeux et d’exercices : grimper, courir, se dissimuler…

« J’espère qu’il ne nous fera pas nager dans les lacs de montagne », souffla Fontain, qui se montrait parfois frileux.

Francis se tourna vers lui :

« Voici une excellente proposition », remarqua-t-il, une lueur facétieuse dans l’œil.

Le garçon replet pâlit aussitôt, mais Estrella esquissa un sourire confiant :

« Ce n’est pas bien grave, un coup de transmutation et la température deviendra idéale ! »

Son père l’épingla du regard :

« Justement, Estrella… Le but est de vous débrouiller sans vos pouvoirs. Vous les exercez à longueur d’année, au détriment de tout le reste. Il est plus que temps de rééquilibrer les choses ! »

La jeune fille se renfrogna ; bien sûr, elle avait longtemps vécu sans ses pouvoirs, mais elle n’avait pas non plus mené une vie des plus difficiles. Aurean songea que ces exercices avantageraient beaucoup Eymeri, qui bénéficiait d’une forme physique impeccable, et éprouva de la reconnaissance envers Francis pour se montrer si attentif.

« Je vous exposerai mes nouvelles connaissances sur les plantes ! proposa-t-il d’un ton enjoué.

— C’est une bonne idée ! » approuva le père d’Estrella.

En dépit de son enthousiasme apparent, il posa un regard pensif sur le Gardien, comme si un détail le préoccupait. Aurean se demanda s’il n’en faisait pas un peu trop pour se comporter comme un jeune humain normal, compte tenu de ce qu’il était. Pourtant, il n’avait pas l’impression de se forcer tant que cela. Bien entendu, il pouvait s’agir d’un effet de son amnésie et du corps juvénile qu’il adoptait à Erastria, mais il trouvait le fait un peu étrange, à la réflexion.

Le Gardien se rembrunit brièvement, avant de ranger cette considération au milieu des centaines d’autres qui encombraient son esprit aux moments les moins opportuns.

Francis annonça le début des réjouissances et chacun se leva pour aller se préparer, au grand soulagement d’Aurean.

***

Les sessions d’entraînement se tenaient dans une vaste grange à l’arrière du chalet. Une épaisse couche de sciure couvrait le sol et la lumière entrait à flots par des baies en haut des murs. Il y flottait une douce odeur de résine et de bois fraîchement coupé. Bertlam et Rufus avaient apporté tout un arsenal pour déterminer quelles armes conviendraient le mieux à chacun.

Encore une fois, Yllias se montra le plus embarrassé face à des techniques qu’il avait le grand mal à maîtriser. Son orgueil en prenait un coup ; avec une sagesse inattendue, Eymeri évita de faire la moindre remarque, pas plus que ses autres camarades. Fontain manifestait toujours d’aussi bonnes aptitudes, de même que les jeunes filles, en particulier Kina, dont le corps d’ombre possédait une souplesse et une résistance accrue.

Au bout d’un moment, Rufus emmena Aurean à l’écart pour l’entraîner au maniement du bâton. Les deux Gardiens se sentaient bien plus à l’aise dans les échanges entre pairs, sans crainte de blesser leurs compagnons humains. Ils finirent par reprendre leur forme d’origine, plus rapide et mobile. Tout le monde s’arrêta pour regarder les deux Gardiens, éblouissants et majestueux avec leurs vastes ailes, poursuivre le combat au-dessus du sol avec leurs armes de lumière.

À sa grande fierté, Aurean parvenait à tenir tête à Rufus. Son bâton étincelant semblait se démultiplier entre ses mains, volant et tournoyant à une vitesse si folle que même Rufus ne put esquiver quelques touches.

« Ça ne serait pas pareil si nous utilisions des épées ! lança Rufus en s’écartant de justesse.

— Bien sûr, c’est l’arme que tu préfères ! rétorqua Aurean. C’est trop facile !

— Et inversement ! »

Il se recula un peu, le temps de refaçonner son bâton de lumière rouge en une longue et fine lame, tandis qu’Aurean en faisait de même. Contrairement à celles d’Erastria, ces armes ne pesaient rien entre leurs mains, mais la prise paraissait moins familière au Gardien d’Or, même si son maniement ne lui semblait pas étranger. Avait-il appris à utiliser une épée sur Erastria, quelque part au fil de ce mystérieux passé ?

« Tu es près ? »

Il se mit en garde ; son corps servait instinctivement son intention. Rufus porta le premier assaut, qu’Aurean parvint à bloquer sans trop de difficulté, mais au fil du combat, il remarqua que même s’il arrivait à parer ou esquiver, il peinait à prendre l’initiative comme à trouver des défauts dans la défense de son adversaire. Se battre d’une seule main le rendait mal à l’aise ; il ne faudrait pas de grande chose pour le désarmer !

Il finit par s’enhardir et tenter quelques attaques, mais il laissa une ouverture qui lui valut de se retrouver avec l’épée de Rufus posé sur son côté. Le Gradien d’Or leva les mains en signe de reddition.

« Ce n’est pas si mal ! Mais je voulais vérifier quelque chose… »

Aurean haussa les sourcils. Rufus se rapprocha de lui et poursuivit à voix basse :

« Il est évident que le bâton reste ton arme de prédilection, même si tu montres de bonnes aptitudes à l’épée. Pourtant, j’aurais juré le contraire. Et quand j’y réfléchis… je ne sais plus vraiment ce que tu employais par le passé, Aurean, avoua-t-il avec embarras. C’est comme… effacé de ma mémoire ! »

Le Lucidien blond écarquilla les yeux avec stupéfaction :

« Comment cela ? »

Rufus haussa les épaules :

« Nous en parlerons plus tard… »

Déjà, leurs camarades les regardaient étrangement, se demandant sans doute à quoi rimait cet échange à voix basse. Le Gardien Rouge se recula vivement :

« Voilà où tu as commis une erreur, déclara-t-il pour donner le change. Il va falloir que tu pratiques un peu plus !

— Je m’en souviendrai », répondit Aurean avec un sourire.

Malgré tout, ses yeux, quand ils rencontrèrent celui de Rufus, racontaenit une tout autre histoire.

***

Dès la session d’entraînement finie, alors que tout le monde partait se changer et se reposer un peu, Aurean vint trouver Rufus derrière le chalet, à l’orée du petit bois où il avait fait sa première collecte de plante. Le Gardien Rouge laissait son regard errer sur le paysage teinté par les chaudes couleurs de l’automne, mais à son expression, il ne devait pas voir quand chose de ce qui s’étendait devant lui.

« Aurean, murmura-t-il sans se retourner. Cela fait un moment que je m’interroge… à ton propos ! »

Le Gardien d’Or sentit son cœur sombrer dans sa poitrine.

Rufus pivota enfin pour lui faire face ; ses yeux écarlates se posèrent sur lui, pensifs :

« Depuis ton retour, je te trouvais étrange… Ce qui semblait normal, étant donné ce que tu venais de subir. Mais plus le temps passait, plus ton comportement m’intriguait. Et le pire… c’est que je ne parvenais pas à savoir pourquoi ! »

Il observa une pause, lançant un regard vers Aurean, comme pour jauger son expression.

« Tout d’abord, il y a eu ta réaction aux commentaires désobligeants de Lizbet. Étant donné l’épreuve dont tu sortais, c’était compréhensible ! Mais elle restait tout de même… très émotionnelle. Nous avons chacun notre caractère, Aurean, mais si notre apparence est jeune aux yeux des humains, nous ne le sommes pas pour autant. Même quand nous entrons dans un nouveau cycle, cette expérience marque notre personnalité. Mais toi… tu agissais vraiment comme un adolescent ! Même si tu avais conscience de ta nature de Lucidien et de Gardien, j’avais l’impression que tu te perdais un peu trop dans cette identité humaine que tu affectais. J’ai commencé à nourrir des soupçons… »

Le Gardien d’Or baissa la tête… Il comprenait tout à fait la remarque de Rufus.

« Plus tard, quand nous nous sommes réunis en conseil de guerre après l’attaque sur Estrella, j’ai fait cette plaisanterie, selon laquelle tu me regardais de haut lorsque j’avais pris l’apparence d’un enfant, à l’époque où je servais un très jeune mage. Sauf que ça n’est jamais arrivé… Je n’en ai rien dit : après ces deux années, cela paraissait un peu normal que tes souvenirs aient pu être altérée. Tu ne parvenais pas à te rappeler des circonstances de ton emprisonnement, après tout ! Mais que ton caractère ait pu changer à ce point, c’était troublant ! J’ai tenté de creuser ma mémoire, afin de trouver un souvenir de toi qui pourrais me permettre de comparer… Mais je n’en conservais aucun de bien précis. Certes, je me rappelais de ta présence aux conseils et lors d’autres situations importantes, mais tout le reste semblait étrangement vague ! Même les Gardiens peuvent oublier des choses, Aurean… Mais dans la Mémoire de la Lumière, c’était tout aussi flou. Jamais je ne m’en serais rendu compte si je n’avais pas subi ces doutes. »

Aurean sentit son cœur sombrer. Il avait désespérément tenté de retrouver des pièces de ce casse-tête éparpillé qu’était son existence… mais au final, la situation se révélait plus compliquée encore qu’il ne l’avait pensé ! C’était comme si on avait essayé de l’effacer de la mémoire de Lucid. Pas en tant que Gardien… mais en tant que personne ! Qui avait bien pu faire cela ? Aucun humain, aucune Ombre n’auraient ainsi pu atteindre le cœur de Lucid. Un Lucidien, alors ? C’était inconcevable !

Pourtant, il ne pouvait rayer de son esprit tous ces éléments bizarres. Son amnésie, le portrait dans sa demeure lucidienne, les étranges réactions de Raya et peut-être celles d’Opale, les paroles de Lucida entendues dans un demi-sommeil, l’attitude de Soveregne envers lui… Manifestent, les autres Gardiens, du moins Rufus, ne se trouvaient pas dans la confidence. Mais quelle confidence ?

Et en quoi était-ce rattaché à l’époque de Morregan, cinq cents ans plus tôt ? Il n’en savait rien. Ou plutôt, le peu qu’il en savait le plongeait dans une confusion totale.

« Je suis désolé, reprit Rufus. Je n’aurais pas dû t’en parler… Ça va gâcher le reste de ton séjour !

— Ne t’inquiète pas, répondit-il avec un sourire amer, tu n’as fait qu’ajouter une goutte d’eau à un vase déjà bien rempli. Certains souvenirs commencent à réapparaître, alors tout n’est pas perdu ! J’espère juste que ce qui se dissimule sous cet oubli ne va pas me sauter au visage… »

Pour toute réponse, le Gardien Rouge lui serra l’épaule en un geste de réconfort avant de s’éloigner.


Texte publié par Beatrix, 6 janvier 2020 à 01h00
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