Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 2, Chapitre 17 « Des vacances bien méritées – Première partie » tome 2, Chapitre 17

Vers le milieu de l’après-midi, le paysage changea de nouveau ; les forêts épaisses laissèrent place à un terrain abrupt, où les affleurements rocheux s’élevaient de plus en plus nombreux et de plus en plus haut entre des arbres clairsemés. La voie de chemin de fer chevauchait des remblais et des ponts métalliques, ou s’enfonçait entre de vastes tranchées pratiquées dans les reliefs, et même des tunnels arrondis dont le percement avait dû représenter un travail redoutable.

Enfin, les montagnes apparurent, forçant la locomotive à grimper vers le ciel puis à s'engager sur d’étroites corniches le long des flancs escarpés.

Aurean passa toute la fin du voyage le regard braqué vers l’extérieur, à admirer ce paysage sans cesse changeant qui dévoilait devant leurs yeux des lacs, des cascades, de vertes vallées et des pics décharnés couronnés de neiges éternelles. Sur le chemin, le train traversa plusieurs petites gares entièrement élevées en bois, depuis les quais jusqu’aux bâtiments qu’on distinguait à peine des maisons environnantes.

Enfin, alors que la lumière commençait à baisser sur l’horizon, le convoi parvint à son dernier arrêt. Un peu chiffonnés et engourdis, les passagers ramassèrent leurs affaires et descendirent sur le quai, pendant que Francis s’occupait de faire décharger les bagages du fourgon. Le personnel du chalet, averti par avance, avait réquisitionné l’aide de villageois avec leurs charrettes pour les emporter vers la villégiature. Des voitures plus légères attendaient à la disposition des voyageurs.

Aurean avait trouvé le trajet agréable, mais il fut soulagé d'arriver enfin. Il avait hâte de se retrouver au calme de sa chambre, même s’il se doutait que le personnel avait préparé un repas à leur attention. En prenant pied sur le quai de bois, il s’étira de tout son long ; la fraîcheur de l’air aux odeurs de neige et de résine le revigora après l’espace confiné du wagon. La voiture dans laquelle il monta était assez spacieuse pour contenir six à huit personnes. Les élèves de l’Académie – humain ou non – s’y entassèrent pendant que les adultes et assimilés empruntaient la seconde.

Tandis que le convoi s’engageait sur une petite route qui grimpait vers le col suivant, Aurean laissa les images et les sons autour de lui pénétrer sa conscience ; les discussions de ses amis ne lui parvenaient que de très loin, comme un bruit de fond. Il se sentait à son aise, comme si l'endroit lui était connu depuis toujours…

À la sortie du village, les maisons de bois laissaient place à des édifices de pierre plus anciens, en pièce de taille. Il n’en restait pour la plupart qu’un étage, rehaussé plus récemment par des planches ou du torchis. Même si l’ombre commençait à noyer les habitations, Aurean contempla avec attention le lieu en s’interrogeant sur ce sentiment de familiarité. Personne autour de lui ne s’étonna de son silence ; sans doute ses amis l’attribuaient-ils à la fatigue.

Les derniers bâtiments disparurent tandis que le chemin s’enfonçait au milieu d’immenses conifères au feuillage vert sombre, qui formaient un véritable tunnel au-dessus d'eux. Même si un peu de lumière filtrait encore à travers les branches, Aurean avait l’impression de plonger dans la nuit la plus profonde. Son cœur se mit à battre à tout rompre ; il regarda de tous les côtés pour vérifier que rien ne les menaçait. L’endroit offrait un couvert parfait pour une éventuelle escarmouche ! Pourquoi personne ne semblait s’en inquiéter ? Il se redressa sur son siège et tous ses sens en alerte.

« Aurean ? »

Une main se posa sur la sienne ; il rencontra le regard interrogateur d’Estrella :

« Que se passe-t-il ? Tu as un souci ?

— Non, je… »

Il secoua la tête, agacé de ne pouvoir formuler clairement ce qu’il ressentait.

« Des inquiétudes sans fondement. Ce n’est pas la peine de t'en faire, souffla-t-il, désireux de garder l’échange entre eux.

— Je pense que ce voyage te fera du bien. Tu avais vraiment besoin de t’éloigner de l’académie après… »

La jeune fille laissa la phrase mourir, mais il savait ce qu’elle avait failli dire : « Après ce qui s’est passé avec Andres ».

Mais ce n’était pas le problème. Tant qu’il resterait taraudé par ces bribes de mémoire qui ne faisaient aucun sens, il ne trouverait pas la paix.

Aurean avait cru qu’en mettant de la distance avec Reylissane, ces étranges réminiscences – qui n’en étaient pas et ne pouvaient en être ! – finiraient par s’éloigner et disparaître. Mais non… Il fallait qu’elles reviennent, plus intenses que jamais ! Le Gardien sentit son cœur sombrer en songeant aux paroles d’Estrella, à bord du train. Le chalet reposait sur une assise plus ancienne. Il espéra que la vision de ces vieilles pierres n’entraînerait pas de nouvelles impressions de déjà vu.

« Aurean ? »

L’intéressé se tourna de nouveau vers son attache, en se demandant si elle sentait ses états d’âme à travers le Lien – comme il était capable de sentir les siens. Il lui adressa un sourire forcé, même si la nuit tombante rendait les expressions difficiles à lire :

« Je t’en parlerai demain ! promit-il. Pour l’instant, je crois que nous avons tous besoin de nous reposer… »

Estrella acquiesça, mais du peu qu’il distinguait d’elle, elle ne semblait pas convaincue outre mesure.

Un étrange silence régnait dans la véhicule, peu coutumier de leur groupe si expansif ; pas de dispute entre Eymeri et Yllias ni de remarque de la bavarde Kaeli… Tout le monde n’aspirait qu’à arriver sur place pour poser ses valises. Aurean ne pouvait les en blâmer. Il se trouvait dans le même état d’esprit.

Enfin, les voitures émergèrent sur une route rocailleuse ; les premières étoiles s'allumaient au milieu de quelques nuages épars. Les silhouettes des montagnes se découpaient sur le velours sombre du ciel. Le chalet apparut au bout du chemin : une bâtisse bien plus large que haute, qui surmontait un sous-bassement de pierre. Un balcon longeait tout le premier étage ; le second ouvrait ses lucarnes dans un toit mansardé.

Le mot chalet ne convenait pas à un tel édifice : elle ressemblait plus à un manoir de bois ! La lumière chaleureuse qui filtrait par toutes les fenêtres donnait l’envie de s’y réfugier, à l’abri de la fraîcheur de la nuit et des idées malvenues.

Une dizaine de domestiques se tenait déjà devant le bâtiment. Voyant le regard surpris d’Aurean, Estrella esquissa un sourire.

« Ne fais pas cette tête-là. Ces gens ne passent pas tout leur temps dans la demeure à attendre notre arrivée ! Leurs maisons se trouvent un peu plus loin derrière le chalet, mais toujours sur le domaine. Ils ont le droit d’en exploiter les ressources, comme le bois, la résine et certaines plantes des montagnes, contre l’entretien du chalet et de ses terres. Ils font aussi un peu d’artisanat. Ainsi, nous n’avons pas à payer de domestiques, même si les terres ne nous rapportent rien. »

Elle haussa les épaules :

« Nous avons bien d’autres sources de revenus… et celui que père pourrait tirer des lieux est assez faible, alors c’est plus simple de faire ainsi. Les propriétés que possèdent mes parents dans la plaine autour de Reylissane sont bien plus rentables !

— Cela veut dire que ces gens n’habitent pas sur place ?

— Non, ils viendront pour faire le repas ou quelques menues corvées, mais pour l’essentiel, nous aurons la maison juste pour nous. »

Elle esquissa un rapide sourire :

« Ainsi, souffla-t-elle, tu n’auras pas à te cacher, ni même Azura, Rufus et Virdis. Vous pourrez même prendre votre forme originelle si vous le souhaitez ! »

Le Gardien d’Or sourit en retour, sans grande conviction malgré tout :

« En effet, ce sera bien agréable ! »

Il baissa la tête vers le bout de ses souliers en attendant que la voiture s’immobilise ; éprouvait-il réellement ce besoin ? Certes, cette forme lumineuse et ailée lui permettait d’exercer un parfait contrôle de ses dons, mais il n’avait aucun mal à se fondre dans la défroque humaine d’Aurean Esclar. Il la maintenait sans difficulté des jours, des mois durant. Était-ce différent pour ses compagnons lucidiens ? Trouvaient-ils nécessaire, par moment, de reprendre leur apparence réelle pour se soulager de cette contrainte ?

Il ne recevrait pas de réponse dans la minute, et sans doute pas dans la soirée, mais peut-être, au cours de jours à venir, pourrait-il interroger ses amis.

Déjà, tout le monde descendait de la voiture. Il suivit le mouvement en s’efforçant de laisser de côté ses doutes et ses angoisses.

***

L’intérieur du chalet correspondait à ses promesses : clair et aéré, avec des murs plaqués de boiseries soulignés par des frises peintes, figurant des décors floraux. Il y régnait une odeur de résine et de cire, mais heureusement rien des relents de renfermé qu’Aurean craignait d’y trouver. Francis les mena directement dans une grande pièce à l’arrière du bâtiment, invisible depuis l’avant : il s’agissait d’une vaste salle à manger entourée de verrière, qui offrait une vision imprenable sur le vallon en contrebas et les petites maisons des employés des d’Outremont. Avec leurs fenêtres illuminées , elles ressemblaient à d’étranges lanternes décoratives.

Aurean remarqua qu’Estrella regardait autour d’elle comme si elle venait sur les lieux pour la première fois. Sans doute n’était-elle pas revenue durant ses années d’exil à la campagne.

Tout le monde s’assit en désordre autour de la longue table ; les bancs n’étaient pas des plus confortables, mais Aurean se sentait trop lent pour se montrer exigeant. Ces installations simples lui convenaient parfaitement.

Deux des montagnardes leur servirent du pain local, des tranches de viande séchée et de fromage, de l’hydromel, du vin doux et de l’eau fraîche. Personne n’avait vraiment faim, mais la collation leur donna l’occasion de se détendre un peu avant de gagner les chambres qui leur avaient été attribuées. Aurean se demanda quel arrangement avait été choisi pour loger autant de visiteurs.

Dès que tout le monde eut terminé son assiette – à défaut de finir les plats qui seraient conservés pour le petit déjeuner du lendemain –, les voyageurs prirent la direction de leur lit. Avec une énergie stupéfiante, Francis organisa l’installation de ses invités. Les membres masculins de la troupe avaient tous été envoyés au deuxième étage – sans doute, remarqua Yllias avec amusement, parce qu’ils n’y avaient pas des malles aussi lourdes à porter que celles des filles. Le mage Vert partageait sa chambre avec Fontain, Aurean avec Eymeri, une répartition des plus raisonnables.

Après avoir gravi l’escalier un peu raide qui menait au dernier niveau du chalet, le Gardien découvrit une pièce mansardée assez grande pour accoler deux lits étroits, une armoire et un petit cabinet de toilette. Leur malle reposait le long du mur, près de la fenêtre close par des volets intérieurs. Une lampe à pétrole y diffusait une lumière chaude et tremblotante, largement suffisante pour se déshabiller et se glisser sous les draps.

Aurean était soulagé de voir cette journée interminable se conclure. Il se hâta de se coucher, tandis qu’Eymeri en faisait de même. Mais dès qu’il se retrouva allongé dans le noir, il fut incapable de fermer l’œil. En l’entendant se tourner et se retourner sous les couvertures, Eymeri finit par s’en inquiéter. Aurean entendit les draps bruire et la literie grincer comme s’il se redressait pour lui parler :

« Quelque chose ne va pas ? »

Le Gardien soupira :

« Oh, tout va bien ! Ce voyage m’a juste rendu nerveux.

— Moi aussi ! J’étais persuadé que j’allais tomber comme une masse, mais ce n’est pas le cas. Tu veux parler un peu ? »

Aurean s’assit à son tour et s’adossa contre la tête de lit :

« Je… »

Il se mordilla la lèvre, indécis ; après tout, il éprouvait une absolue confiance dans Eymeri. Alors pourquoi hésitait-il autant ? Il pourrait enfin éviter à Estrella de porter tout le poids de ses interrogations et de ses doutes. Malgré tout, il avait remarqué que sa volonté de ne pas trop l’impliquer commençait à altérer leur relation.

Le garçon blond prit une profonde inspiration et se décida :

« Eymeri… Je sais que ce que je vais te dire va te sembler difficile à croire, mais… il me manque une grande partie de mon passé… »

S’il fut stupéfait par ce qu’il entendait, son ami ne le montra pas. Son silence encouragea Aurean à poursuivre ; il expliqua en détail ce qu’il avait confié depuis plus d’un an déjà à Estrella. Son camarade l’écouta avec attention, tandis qu’il abordait les rêves et les visions d’un autre temps qui l’affectaient.

« Je comprends mieux, murmura enfin le garçon roux. Tu n’as jamais vraiment parlé de ton passé… mais je me doutais bien qu’il y avait un souci. Tu n’en as pas parlé aux autres Gardiens ? Ni à la Reine ?

— Non. Juste à Estrella. Je… »

Il haussa les épaules avec confusion :

« Je pensais que tout me reviendrait quand j’aurais retrouvé mes pouvoirs. Mais… tu as raison. J’aurais pu le faire, mais j’ignore ce qui m’en empêche. Peut-être la crainte d’être rappelé à Lucid tant que ce problème ne sera pas réglé. Mais je m’en accommodais très bien, du moins avant d’être assailli par ces bribes de passé…

— C’est en effet étrange, reconnut Eymeri. Et encore plus étrange, en fait, que tu aies tant de mal à en parler… »

Aurean écarquilla les yeux dans les ténèbres :

« Que veux-tu dire ?

— Que ton silence n’a rien de logique. Au point que je me demande si tu n’as pas été victime d’une forme de suggestion.

— Tu veux dire… de la part des Ombres ? »

L’idée lui avait bien traversé l’esprit, mais il n’avait jamais été plus loin.

« Non, Aurean, pas des Ombres. Elles voulaient ta mort, ça ne leur aurait servi à rien de t’effacer la mémoire ! »

Cette remarque se tenait, même si les implications lui déplaisaient. Le garçon fronça les sourcils.

« Tu crois que cela pourrait être… des gens de Lucid ?

— Je le pense. Ils sont bien plus à même de t’affecter que les humains, non ? De plus, tu dis que tu possèdes encore la Mémoire de la Lumière !

— Mais pourquoi auraient-ils fait une chose pareille ?

— Peut-être y a-t-il une chose que tu ne dois pas savoir ? Ou tout simplement… tu es un nouveau… cycle, c’est cela ?

— Mais dans ce cas, ils me l’auraient dit, soupira le garçon. D’autant que cela remonte à l’époque qui précédait mon lien avec sire Alleman. »

Il se glissa de nouveau sous les draps :

« De toute façon, cela n’explique absolument pas tous ces souvenirs parasites. Ils n'appartiennent pas à un Lucidien, Eymeri… C’est ce que je ne comprends pas.

— Il n’y a pas moyen que tu aies pu capter ceux de quelqu’un d’autre ? À travers un objet, un lieu ? Après tout, tes semblables peuvent faire appel à une mémoire commune… Peut-être que tu captes une sorte de… mémoire commune humaine ? »

Aurean fronça les sourcils.

« Je n’en sais rien, Eymeri… Mais… merci d’avoir essayé ! »

Il laissa passer un temps de silence, avant de demander :

« Et toi, comment te sens-tu ?

— Moi ? »

La voix du garçon roux exprimait de l'étonnement, comme s'il ne s'attendait pas à cette question. Pendant un moment, Aurean crut qu’il ne répondrait pas, mais il finit par déclarer :

« Je vais bien, Aurean. Ne t’inquiète pas. Je ne dis pas que c'est facile... Mais j'ai la chance, dans mon malheur, d’appartenir à une école où l'on nous a appris à ne pas employer nos pouvoirs à la légère. Je ne peux pas dire que je me suis reposé sur ces capacités dans ma vie de tous les jours. Après tout, la magie Rouge faisait de moi une sorte d’arme ! »

Le Gardien d’Or ne put s’empêcher de repenser à la lame d’énergie qui lui avait brisé la cheville et frémit légèrement :

« Je vois ce que tu veux dire, souffla-t-il.

— Je ne prétendrai pas que je suis ravi d’avoir perdu ma Lumière, poursuivit son ami d’une voix plus sombre. C’est le regard des autres que je trouve le plus cruel, parce que je ne peux pas cacher que je ne peux plus utiliser la magie. Maître Bertlam et Rufus m'ont beaucoup aidé à entraîner mes capacités pour le combat physique. J’ai découvert une nouvelle raison d’être valorisé… pas pour les talents magiques que je tenais de naissance, ni pour mon nom ou ma lignée, mais par un travail acharné qu’a permis d’en arriver là. Cela m'a fait beaucoup réfléchir. »

Il marqua une pause songeuse, avant de poursuivre :

« Nous n’avons rien fait pour mériter nos dons, Aurean. Nous sommes nés avec. Nous n’avons pas l’occasion de découvrir à quoi ressemble la vie pour tous ceux qui n’ont pas notre chance. Et même si je peux en avoir une vague idée, à présent… je ne suis pas à leur place. Mais s’ils arrivent non seulement à vivre, mais aussi à réussir à créer, à construire et à défendre les autres, alors j’y arriverai ! Et j’aurais d’autant plus de raisons d’être fier de moi ! »

Une telle assurance résonnait dans la voix d'Eymeri qu’Aurean ne put s’empêcher de sourire. Il espéra que son ami persisterait dans ces belles résolutions, mais il avait peu de doutes, en voyant quelle force d’âme possédait le garçon roux !


Texte publié par Beatrix, 17 octobre 2019 à 13h08
© tous droits réservés.
«
»
tome 2, Chapitre 17 « Des vacances bien méritées – Première partie » tome 2, Chapitre 17
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2628 histoires publiées
1176 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Defghard
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés