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tome 2, Chapitre 13 « Une crise inédite – Première partie » tome 2, Chapitre 13

La vie reprit son cours à l’Académie. Aurean savait qu’il n’avait plus à s’inquiéter pour lui-même. Il fallait la cruauté et l’agressivité d’un Andres pour s’attaquer à un élève qui possédait d’aussi puissantes protections que lui. Même ses complices ne s’y risqueraient plus.

Le Gardien s’en faisait bien plus pour Eymeri que pour lui-même. Le courage de son meilleur ami l’impressionnait un peu plus chaque jour. Il avait cru jusque là que le garçon avait pu dissimuler la réalité de son état, mais c’était illusoire… Il n'avait pas échappé au regard impitoyable de ses camarades de l'École rouge qu’il n’effectuait plus aucun exercice pratique en classe. Cette Couleur de magie comptait, hélas, dans ses rangs une portion d’individus d’une disposition  brutale, bien loin du naturel chevaleresque d’Eymeri.

Si les élèves de l’École rouge pouvaient se livrer à de tels écarts, qu’en était-il des autres Écoles ? Rien ne pouvait empêcher les Écoles bleues et violettes de manipuler les esprits, l’École Indigo d’intervenir sur le temps et les autres de commettre des méfaits peut-être moins graves, mais pour le moins gênants...

Les siens avaient-ils agi imprudemment en confiant la Lumière aux humains d’Erastria ? Même si tout était fait pour prévenir l’émergence d’un monstre comme Morregan, le gouvernement actuel ne montrait-il pas des travers plus subtils, mais tout aussi condamnables ? Il se demanda si Azura, Rufus et Virdis se souciaient autant que lui de la société de Reyliss... et surtout, s’il devait s’en ouvrir à la reine.

Aurean se sentait sombrer sous l’effet de l’inquiétude et de l’indécision. Bien trop de choses pesaient sur ses épaules… Si ce fardeau pouvait paraître redoutable pour un adolescent humain, il ne représentait pas grand chose pour une créature millénaire qui avait dû affronter des choix compliqués et traverser des crises bien plus graves au fil du temps ! Pourtant, le Gardien d’Or ne parvenait pas à museler ses doutes.

Il tenta de trouver Torie pour le remercier, mais pas une seule fois il n’eut l’occasion de le croiser. C’était comme si le destin faisait tout pour faire diverger leur chemin. Il commençait à désespérer quand il aperçut enfin, pendant la pose de la matinée, sous la galerie qui bordait la cour, une haute et droite silhouette et un teint sombre qu’il reconnut aussitôt. Il remarqua que le garçon portait ses cheveux lisses et noirs aussi longs que les siens et attachés sur la nuque, un détail qu’il n’avait pas discerné lors de l’attaque. Le compagnon demeurait adossé à l’un des piliers, le regard pensif, les bras croisés.

Profitant du fait qu’il n’y avait presque personne aux alentours, Aurean s’approcha de lui avec un sourire un peu nerveux :

« Torie Valach ? C’est bien cela ? »

Le jeune homme acquiesça, sans manifester de reconnaissance particulière.

« Je n’ai pas eu l’occasion de te remercier de m’avoir aidé… J’espère que tu n’as pas eu d’ennuis à cause de moi ! »

Les yeux bleu sombre s’animèrent d’une lueur d’intérêt :

« Tu me surprends. Je ne pensais pas que tu t’abaisserais à exprimer de la reconnaissance envers quelqu’un d’aussi basse extraction que moi.

— Tes origines n’ont pas la moindre importance à mes yeux ! protesta Aurean, un peu blessé. Une de mes meilleures amies est une compagnonne.

— C’est étrange… »

Aurean fronça les sourcils :

« Qu’est-ce qui est étrange ? Que je fréquente des compagnons ?

— Que tu ne te définisses pas comme tel. Tu as honte à ce point de ce que tu es ? »

Le garçon blond sentit comme une douche froide s’abattre sur lui.

« Je… »

Il secoua la tête, ne sachant que répondre. Il ne pouvait expliquer sa situation particulière à un quasi-inconnu ! Pas quand il possédait une nature si étrangère à l’humanité, et qu’il appartenait au cercle réduit des Gardiens de Lucid… En quelque sorte, à l’équivalent des Héritiers dans le royaume de Lumière !

« Je n’ai jamais connu la vie d’un compagnon. J’ai été élevé à la campagne par une gouvernante jusqu’à ce que les Trente m’adoptent…

— Mais ils t’ont rejeté comme si tu ne comptais pour rien, à la mort de leur fils. »

Surpris que le jeune homme connaisse aussi bien son histoire personnelle, il ne put qu’acquiescer.

« Par contre, les d’Outremont se sont montré très généreux envers moi ! Ils me traitent comme si je faisais partie de leur famille !

— Mais pas au point de t’offrir leur nom.

— C’est moi qui ne l’ai pas voulu ! » rétorqua-t-il.

Ce qui n’était pas faux, finalement ; Francis d’Outrement et lui-même possédaient la même opinion à ce sujet.

« Et pourtant, tu persistes à te considérer comme un membre des Héritiers.

— Je… »

Il secoua la tête, soudain submergé par la confusion. Il ne trouvait pas les mots expliquer son cas sans trop en révéler… De toute façon, sa vie jusqu’à son séjour chez maître Alleman se résumait à un blanc total.

« Je ne sais plus vraiment ce que je suis… avoua-t-il. Est-ce que ça a tant d’importance ? Aucun de mes amis ne s’arrête à cela… »

Torie décroisa les bras pour poser les mains sur ses hanches ; son regard le vrilla jusqu’aux tréfonds de son âme.

« Tu pourrais être surpris… Regarde Andres et ses sbires : jamais ils ne t’auraient touché si tu t’appelais toujours « de Trente ». Tu commences tout juste à descendre de ton petit nuage et à comprendre ce que nous vivons. Bientôt, tu verras que ça ne s’arrête pas là. Malgré tes puissants protecteurs, juste parce que tu as changé de nom, tu es désormais ramené au rang de ceux que tu considérais comme tes inférieurs… »

Cette fois, une vague de colère gonfla en lui ; serrant les poings, le Gardien lança rageusement :

« Je n’ai jamais considéré les Compagnons comme inférieurs ! C’est grâce à eux que le prince Dorian a pu résister si longtemps au roi-tyran, alors qu’il tenait tous les mages sous sa coupe ! Tous ceux qui manient la Lumière, qu’ils soient compagnons et Héritiers, possèdent le même talent. Mon amie Segara et toi êtes aussi brillants, que n’importe que les autres élèves de l’académie, peut-être plus encore ! Alors comment oses-tu présumer de ce que je pense ? »

Un peu surpris par l’éclat soudain du garçon, Torie recula d’un pas.

« C’est toi qui fais une différence, reprit Aurean, presque à bout de souffle. Si je n’avais pas été un compagnon, je parie que tu ne m’aurais même pas aidé !

— Si tu n’avais pas été un compagnon, tu n’aurais pas eu besoin de mon aide ! rétorqua Torie sur le même ton. C’est parce que tu es un privilégié que tu peux te permettre de ne pas faire la différence ! Mais tu ne vis pas notre vie ! Il y a des choses que tu ne pourras jamais comprendre ! »

Le Gardien d’Or baissa la tête avec un soupir : Torie n’avait pas tout à fait tort. Il avait espéré s’en faire un ami, mais il constatait à présent le gouffre qui existait entre eux. Il serra brièvement les dents, refoulant sa déception.

« Bien, je crois que nous avons fait le tour de la question, déclara-t-il. Je te serai toujours reconnaissant de ce que tu as fait pour moi. Si un jour tu as besoin d’un service – même tu ne t’abaisseras sans doute pas à me le demander –, je serai ravi de t’aider à mon tour. »

Sans attendre de réponse, il pivota sur ses talons et s’éloigna aussi vite que possible, encore troublé par cet échange houleux.

***

Le reste de la journée passa avec une épouvantable lenteur. Aurean ne cessait de tourner et retourner dans sa tête les paroles de Torie. Certes, les regards s’étaient faits moins insistants, mais ils continuaient à peser sur lui. Les jeunes filles dont ils avaient tant suscité l’intérêt l’année d’avant se détournaient ostensiblement de lui – ce qui le soulageait plutôt, à vrai dire. Seuls ses amis, les membres de leur famille et quelques personnes qui demeuraient bien disposés envers lui, comme Richer, le frère aîné de Bastian, persistait à lui témoigner la même sympathie. Et c’était tout ce qui comptait, après tout. Mais les mots de Torie avaient fait mouche ; il se sentait comme un usurpateur au milieu des enfants des Héritiers de Reyliss.

J’en ai toujours été un, songea-t-il puisque je ne suis pas humain… Alors pourquoi, soudain, cela me touche autant ?

Quand ses amis s’inquiétèrent de sa distraction et de son silence, il invoqua des soucis liés au royaume de Lumière, sans gravité réelle, mais qui nécessitaient quelques décisions qui ne pouvaient être prises à la légère. Il s’en voulut de son mensonge, mais il n’avait pas envie de parler de son entrevue avec Torie Valach.

Enfin, le jour commença à décliner sur la ville ; la saison avançait et la fraîcheur de l’automne évinçait la douceur estivale. Les feuilles des arbres se mettraient bientôt à jaunir. Alors qu’il quittait la protection des hauts murs de l’Académie, un vent glacé fit frissonner Aurean. Sa veste d’uniforme ne suffisait plus à le garantir du froid. Désormais, il devrait enfiler son manteau avant de sortir.

Le Gardien d’Or se demanda si les autres Lucidiens d’Erastria ressentaient les variations de température avec cette acuité. À chaque jour qui passait, une nouvelle découverte lui démontrait combien il était différent d’eux, quand bien même il possédait les mêmes pouvoirs et la même puissance. Comme s’il était plus… humain.

D’après la mémoire de la Lumière, il avait séjourné plus longtemps qu’eux sur Erastria, ce qui expliquait sans doute ces particularités. Hélas, sans ses souvenirs, qui s’acharnaient à lui échapper au profit de visions incompréhensibles, il ne pouvait vérifier cette hypothèse.

Une fois rentré chez les d’Outremeont, il décida de fuir vers sa chambre pour n’imposer à personne ses humeurs fluctuantes. Mais à peine avait-il fait deux pas dans le hall en compagnie d’Estrella que Francis parut devant eux :

« Je suis navré de vous l'annoncer aussi cavalièrement, mais il s’est passé des événements graves dont il est capital que je vous parle ! Nous allons réunir notre petit comité dans l’ancien hôtel des d’Outremont. »

Les deux jeunes gens échangèrent un regard alarmé, mais le père d’Estrella les rassura rapidement :

« Ne vous affolez pas, pas de traces des Ombres ni des d’Arral ! Mais ce n’est pas une raison pour sous-estimer ce qui vient de se passer ! Venez, cela ne devrait pas prendre trop de temps. Prenez vos manteaux, la demeure est encore en travaux et il risque d’y faire frais… »

Un quart d’heure plus tard, ils pénétraient dans le bâtiment qui ne se trouvait plus à l’abandon ; Francis s’était enfin décidé à le réhabiliter. Non seulement par nostalgie, mais aussi pour expliquer sa présence fréquente sur les lieux, surtout en compagnie de sa plus jeune fille et de son pupille, voire de compagnons de Soveregne. Ses complices habituels les attendaient déjà sur place : Maître Bertlam et Rufus, Ledelian et Azura, mais également la vieille Renate et Virdis.

Une salle de réunion avait été aménagée dans un ancien salon, dont les murs, chaulés de blanc, attendaient une nouvelle tapisserie. Une grande table de bois brut, entourée de chaises assorties, en occupait le centre et un poêle en fonte diffusait un peu de chaleur. Francis avait laissé les volets fermés ; il refusa la proposition des Gardiens d’éclairer la pièce avec leur Lumière et alluma les chandelles du candélabre qui trônait sur la table. Une fois que tout le monde fut installé, il déclara d’une voix ferme :

« Vous me pardonnerez de prendre de telles précautions, mais j’ai eu vent de cette affaire par le service de la Sécurité magique où je travaille. Je ne suis pas censé faire sortir cette information des cercles autorisés… Ce n’est pas sans raison que j’ai tenu à ce que les Gardiens résidant à Reyliss soient tous présents. Cette question vous concerne directement ! »

Les intéressés échangèrent des regards surpris ; finalement, la première, la gardienne Bleue prit la parole :

« Que voulez-vous dire par cela, Francis ? Comment pouvons-nous être impliqués, s’il ne s’agit pas des Ombres ?

— Je vais y venir. »

Estrella se mordillait nerveusement la lèvre inférieure ; Aurean posa une main rassurante sur la sienne. Elle tourna vers lui ses grands yeux bleus emplis d’une gratitude silencieuse.

« Hier, en fin de journée, reprit Francis, un groupe de jeunes mages rentrait d’une taverne du quartier Est de Reylissane, quand ils ont fait l’objet d’une violente attaque. »

Même si tous les participants à cette réunion impromptue gardèrent le silence, afin de le laisser poursuivre, leur stupéfaction était évidente.

« Ils ne doivent leur salut qu’à l’intervention d’un escadron de la sécurité urbaine qui a pu mettre en fuite leurs agresseurs… Sans doute n’ont-ils pas voulu directement affronter des membres des forces de l’ordre, en dépit de la puissance qu’ils ont déployée.

— Comment vont les victimes ? demanda Virdis, dont le cœur compatissant s’était troublé.

— Ils sont mal en point, mais vivants. On les soigne actuellement à l’Institut Luminique de Reylissane pour de multiples blessures. »

L’Institut servait d’hôpital aux Héritiers de la capitale ; ils y recevaient des soins efficaces dispensés par des adeptes de l’École verte, des mages de haut niveau virtuellement capable de guérir n’importe quel mal. Aurean songea qu’encore une fois, il s’agissait d’un avantage uniquement octroyé aux Héritiers – et par extension aux compagnons –, mais qui n’était pas accessible à la population terne. Certes, des mages Vert de la Vie se rendaient régulièrement dans les bas quartiers de la ville pour employer leur art dans le cadre de bonnes œuvres, mais c’était différent…

« Ils s’en remettront, poursuivit-il d’un ton rassurant.

— Mais… qui les a attaqués, alors ? demanda Estrella. Qui pourrait s’en prendre à des mages, à part des ombres… ou des compagnons ? ajouta-t-elle en dardant sur son père un regard scrutateur.

— Des compagnons ? répéta Virdis, perplexe. Pourquoi des compagnons attaqueraient ainsi des Héritiers ? »

Aurean songea à son échange avec Torie :

« Pour leur faire payer le mépris dont ils pensent faire l’objet ? » hasarda-t-il.

À sa mine contrariée, Estrella s’apprêtait à protester, mais elle rencontra le regard grave des adultes et referma la bouche.

« En d’autres circonstances, nous ne pourrions écarter cette option, déclara Francis, d’autant… que cela s’est déjà vu. Mais ici, ce n’est pas le cas… »

Il regarda tour à tour chacun des occupants de la salle, en s’appesantissant particulièrement sur les Gardiens, avant de conclure :

« Selon les victimes et les forces de la Sécurité… il s’agissait d’êtres entièrement faits de lumière. »


Texte publié par Beatrix, 18 avril 2019 à 01h15
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