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tome 2, Chapitre 8 « Le Retour - Quatrième partie » tome 2, Chapitre 8

Quand, enfin, le flot de ses paroles se tarit, le silence régna un long moment dans la chambre. Pendant qu’il parlait, la main d’Estrella s’était posée sur la sienne, chaude et rassurante. À aucun moment, elle ne l’avait interrompu ; elle l’écoutait, sans le juger. Elle était forte, tellement plus forte que lui !

Il se redressa, le dos calé contre la tête du lit, pour découvrir le visage de la jeune fille inondé de larmes. Il savait qu’il avait abordé des choses qui lui pesaient aussi lourdement qu’à lui, voire plus encore – après tout, elle s'estimait directement responsable de la situation d’Eymeri.

« Je ne pensais pas que ta position était si difficile, finit-elle par prononcer d’un ton voilé par l’émotion. Il faut vraiment que nous trouvions un moyen de te rendre la mémoire… »

Aurean ferma brièvement les yeux : était-ce seulement possible ? Il ne savait même pas par où commencer…

Ou plutôt si, il le savait !

Il devait en parler à la reine Lucida. Alors pourquoi ne l’avait-il pas encore fait ?

La réponse lui parut évidente.

« Estrella… Je ne suis pas sûr de vouloir…

— Pardon ? »

À sa mine perplexe et ses yeux grands écarquillés, la jeune fille ne comprenait pas ses motifs. Il décida de les lui expliquer : peut-être qu’en les formulant, il parviendrait à mieux exprimer le dilemme qu’il traversait.

« Avoir pour tous souvenirs la Mémoire de la Lumière est certes terrible, mais je vis ainsi depuis plus d’un an… Plus longtemps même, car je me souviens parfaitement de ma vie auprès de maître Alleman puis de Bastian ! Mais tout ce que j’ai pu vivre auparavant m’échappe totalement. »

Il marqua une pause, pour être sûr qu’elle suivait bien ses propos un peu décousus.

« En fait, tous les souvenirs que je possède sont ceux d’Aurean de Trente… puis d’Aurean Esclar, tel que je vais me nommer désormais. Mais pas ceux d’Aurean le Gardien d’Or. Mais… si je les recouvre, je redeviendrai une créature millénaire qui n’a pas grand-chose d’humain… »

La jeune fille hocha lentement la tête pour exprimer sa compréhension. Le gardien se souvint combien elle avait été mal à l’aise quand elle avait appris sa vraie nature. Puis elle avait découvert que celui qu’elle avait en face de lui n’était plus qu’un adolescent presque comme les autres. La révélation de son amnésie avait largement contribué à calmer sa méfiance à son égard.

« Je n’ai pas envie d’être quelqu’un d’autre qu’Aurean… confia-t-il d’une voix sourde. Je ne connais pas le Gardien d’Or, et j’ignore ce que les autres attendent de lui. Tout ce que je sais, c’est que je ne me sens pas de taille à leur donner satisfaction… »

Estrella soupira.

« Aurean. Je comprends ce que tu éprouves, mais je pense que tu es largement à la hauteur, contrairement à ce que tu peux croire ! Tu es venu à bout du Prétorien ! »

Il ne put s’empêcher de frissonner à ce souvenir. Il s’en était fallu de très peu pour que les d’Arral et leur monstrueux allié ne parviennent à leurs fins.

« Je ne serai arrivé à rien sans toi ni tous les autres… grommela-t-il, un peu gêné.

— Peut-être, mais sans toi, nous n’avions aucune chance de réussir. Alors, cesse de douter ! Je suis certaine que tu sauras leur montrer ce que tu vaux vraiment, même si tu n’es qu’Aurean !  »

Elle marqua une pause avant d’ajouter d’un ton définitif :

« Surtout si tu es Aurean ! »

Elle se pencha pour lui donner un rapide baiser sur la joue, puis, sans attendre de réponse ni de réaction, fila vers la porte et quitta la chambre. Le garçon blond demeura un peu abasourdi face à ce signe d’affection peu courant de la part de la jeune fille. Il connaissait les tourments qu’elle endurait, et la voir faire si bonne figure l’encourageait à agir de même.

Mais dans l'immédiat, l'important était de trouver le repos d'une paisible nuit de sommeil...

* * *

Il courait… Il ne savait devant quel danger, juste que s’il ne se dépêchait pas, ceux qui le traquaient le rattraperaient. Il ne pouvait résister face à tant d’ennemis.

Encore une fois, il maudit sa faiblesse physique qui l’empêchait d’être un aussi bon combattant que ses compagnons. Certes, il avait appris à se défendre et peu égalaient sa fulgurante rapidité, mais il s’épuisait trop vite et ses adversaires bénéficiaient de l’avantage du nombre. Pourtant, il s’était porté volontaire pour servir d’appât et éloigner le danger de ses amis et alliés.

« C’est moi qu’ils veulent… Ils seront prêts à tout pour me ramener pieds et poings liés à leur chef ! Je suis capable de les occuper un bon moment. Pendant ce temps, réunissez tout le monde et préparez la contre-attaque ! »

La nuit devenait de plus en plus opaque, de plus en plus épaisse… Il ne se dirigeait plus qu’à l’instinct, s’étonnant de ne pas encore s’être pris un arbre de plein fouet.

Soudain, au détour d’un fourré, une lumière surgit : celle d’une lanterne portée à l’avant d’un groupe d’éclaireurs, des ombres indistinctes revêtues de tenues sombres qui se fondaient avec l’obscurité. Il avait gardé son bâton ferré à la main pour une telle éventualité – il aurait mis trop de temps à le tirer de son étui dorsal. Avant même que la patrouille ne repère son approche, le bout lesté frappa la lanterne et la brisa en mille morceaux. Profitant de l’effet de surprise, il bondit dans les buissons, bien décidé à semer ses ennemis.

Héla pour lui, les frondaisons avaient dissimulé un fossé dans lequel il roula. Il se releva aussitôt, un peu endolori mais sans autre dégât, mais son arme lui avait échappé. Il la chercha à tâtons, sans succès. Déjà, il entendait des pas lourds se rapprocher de lui… Dans quelques secondes, ses poursuivants lui mettraient la main dessus…

* * *

Aurean se réveilla en sursaut, plongé dans la confusion, le cœur battant à tout rompre. Il conservait de l’épisode un sentiment de réalité tellement intense qu’il se demanda s’il n’avait pas vécu cette situation. Mais c’était impossible ! Pourquoi un Gardien de Lucid se serait-il laissé encercler par des soldats humains, alors qu’il n’avait qu’à retourner dans son monde ? Et pourquoi s’embarrasser un bâton ferré, quand il pouvait invoquer son arme de Lumière ?

Il passa une main tremblante sur son front, repoussant les mèches éparses de son visage. À quoi rimait tout cela ? Il fit naître au creux de sa paume une petite boule de lumière et la dirigea vers l’horloge posée sur le linteau de la cheminée. Les aiguilles marquaient trois heures du matin. Ce n’était pas une heure pour commencer sa journée ! Il devait se rendormir, mais avec toutes les pensées qui dansaient la sarabande dans sa tête, il craignait de ne pas y parvenir.

Au bout d’un moment, il finit par retrouver son calme ; après tout, ce n’était qu'un rêve. Il se souvint que la veille, Bertlam avait abordé l’art perdu du bâton et sa maîtrise par le prince Dorian. Le jeune héros de la rébellion contre le roi-tyran ne maniait-il pas un bâton ferré, comme dans ce songe ? Il n’en fallait pas plus pour que son esprit crée un véritable roman sur ce personnage historique.

Il laissa la lumière s’éteindre et se glissa de nouveau sous les couvertures, soulagé d’avoir trouvé une explication plausible. Dorian appartenait à l’humanité, contrairement à lui. Il n’avait rien en commun avec ce garçon trop tôt disparu qui avait sans doute joué un rôle majeur dans la chute de Morregan. Aurean ne put s’empêcher de maudire Estrella et son goût pour la littérature romanesque. Ainsi que Soveregne…

Il se figea, oubliant même de respirer. Soveregne l’avait salué avec un rituel réservé à la famille royale de Reyliss !

Il relâcha soigneusement son souffle. Voilà qui avait pu également contribuer à susciter ce rêve bizarre… Mais pourquoi ce mage étrange et insaisissable jouait-il ainsi avec son esprit et celui d’Estrella ? Possédait-il un lien de sang avec les d’Outremont, ou jugeait-il que le fait d’avoir été le tuteur de son père en tenait lieu ? Mais dans tous les cas, pourquoi employer cette tradition archaïque ?

Sans oublier son apparence… En dépit de ses cheveux d’un blanc neigeux, il ne semblait guère plus âgé que Francis. Peut-être était-il capable de manipuler le temps au point d’influer sur son propre vieillissement ! Aurean fronça les sourcils. L'Indigo constituait sans doute la couleur la plus complexe à maîtriser. Un usage irréfléchi pouvait entraîner des paradoxes ou des réalités alternatives. Fort heureusement, pour en arriver là, il fallait posséder une puissance et un contrôle extrêmement difficiles à atteindre. Quand Indis se trouvait lié à une attache erastrienne, il lui incombait de vérifier qu’aucun mage ne se lançait dans des expériences périlleuses. Son retrait des affaires humaines avait créé une faille sensible... Aurean se promit d’aborder le sujet avec lui dès que le problème des Irisés et celui de son amnésie seraient réglés, en espérant le faire sortir de son isolement volontaire.

Encore une responsabilité qui lui retombait dessus. Quand bien même il n’existait pas de hiérarchie parmi les Gardiens, tout le monde semblait heureux de se défausser sur lui des corvées que personne d’autre ne souhaitait récupérer. Avait-il était aussi arrangeant… avant ? Ou bien assez respecté pour qu’on lui confie les missions les plus épineuses ?

Il replongea sous ses couvertures, qu’il tira par-dessus sa tête en grognant. Dans quelques heures, il devrait se lever pour se rendre à l’Académie des Sept Couleurs. Avec si peu de sommeil, il risquait de s’endormir durant les cours, ce qui n’était pas du meilleur effet. Certes, il se montrait bon élève, particulièrement appliqué, et on l’excuserait probablement de cette faiblesse passagère, mais le personnel de l’institution qui connaissait sa véritable nature ne manquerait pas de l’interroger sur la cause de sa fatigue. Il n’avait pas envie que ses rêves et ses insomnies deviennent une affaire d’État.

Peut-être avait-il trop mangé la veille, et c’était la façon dont son corps le lui faisait payer. Il décida de se lever pour aller boire une infusion, qui pourrait aider à dissiper son malaise.

Aurean s’extirpa du fouillis de draps, passa sa robe de chambre par-dessus son pyjama et enfila ses chaussons. Il saisit la lampe à huile sur le chevet ; il aurait été plus simple d’employer la magie pour se guider, mais il répugnait à utiliser ses dons devant les ternes. Certes, il avait peu de chance de croiser un serviteur à cette heure, mais il se sentirait plus tranquille ainsi. Il eut recours malgré tout à la couleur Jaune de la Transmutation pour allumer la mèche avant de se glisser dans le couloir.

Pendant la nuit, l’atmosphère de la demeure changeait du tout au tout. L’hôtel particulier des d’Outremont à Reylissane était habituellement un endroit riant, clair et agréable, mais dans la pénombre et le silence, les vastes pièces ressemblaient à des cavernes sombres et désertes. Frissonnant légèrement, il emprunta l’escalier de service vers l’aile où se trouvaient les communs.

La cuisine lui parut plus impressionnante encore, avec son plafond voûté et son immense cheminée où les cendres rougeoyaient toujours. Il décida d’aller au plus simple et de faire chauffer la bouilloire sur le poêle. Après avoir vérifié qu’il restait du charbon, il employa de nouveau la couleur Jaune de la Transmutation pour le rallumer. Il n’eut aucun mal à trouver une casserole suspendue au mur et de l’eau à la pompe. Le thé et les tisanes étaient conservés dans de belles boîtes de faïences, alignées sur des étagères de bois dans une alcôve. Il lut avec attention les noms sur les étiquettes : menthe, camomille, verveine, mélisse… Il s’aperçut qu’il connaissait les propriétés de chacun ; pas seulement leur vertu générale, mais leur utilisation médicinale, quand elles en avaient une.

Après un temps de réflexion, il décida de mêler camomille et fleur d’oranger, puis d’y ajouter une touche de miel. Il ignorait si cette tisane aurait un effet quelconque sur son corps de lucidien, mais cela valait la peine d’essayer.

« Monsieur Aurean ! Mais que faites-vous là ? »

Surpris, il faillit lâcher le pot qu’il tenait en main :

« Ma… madame Maysie ? »

La gouvernante, dans toute la gloire de sa robe de chambre à volants roses et de sa charlotte assortie, lui lança un regard perplexe :

« Vous vous préparez une tisane ? Mais il fallait me réveiller !

— Oh, non, répondit-il hâtivement en posant le pot de miel sur la table. Je ne voulais surtout pas vous déranger. Ça ne me gêne pas du tout ! D’ailleurs… »

Il fallait ajouter « J’ai l’habitude », mais cela ne restait qu’une vague impression. Comment pourrait-il l’expliquer sans devoir s’inventer un passé ? Quand il se trouvait chez maître Alleman ? Il avait dû y résider quelques mois tout au plus. L’illustre professeur avait également une gouvernante, d’un style très différent, qui dirigeait sa maisonnée d’une main de fer. Jamais elle ne lui aurait permis d’empiéter sur ses tâches. Il décida de botter en touche :

« Mais que faites-vous donc éveillée à une heure pareille, madame Maysie ? Une lourde journée vous attend ! »

La brave femme tira un tabouret pour s’y asseoir ; le Gardien en fit de même.

« On dort mal à mon âge, monsieur Aurean. Plutôt que me tourner et retourner dans mon lit, je préfère avancer un peu les choses… en espérant attraper une ou deux heures de sommeil avant de me lever. »

Le Gardien opina ; il comprenait très bien la situation, tout particulièrement en cet instant.

« Mais pourquoi ne pas demander à madame Amée ou mademoiselle Alicia de vous aider avec leur don ?

— Je ne veux surtout pas les déranger ! Leur magie n’est pas faite pour être mise au service de nous autres… Les Héritiers sont là pour veiller à la destinée de Reyliss. C’est pour cela qu’ils ont reçu ces dons prestigieux !

— Pourtant, quand mademoiselle Estrella avait perdu ses pouvoirs, vous n’avez pas hésité à vous exiler avec elle ! remarqua-t-il.

— Je m’occupe d’elle depuis qu’elle est tout bébé… Et puis, pourquoi une enfant devait-elle payer une situation dont elle n’était pas responsable ? »

Elle poussa un soupir :

« J’espère que vous ne pensez pas trop de mal de ses parents pour l’avoir ainsi éloignée… Mais ils ont surtout voulu la protéger ! Un représentant des Héritiers qui naît incolore n’a pas le moindre avenir… si ce n’est déchoir parmi les ternes. Et même si sa famille ne le renie pas, il ne pourra jamais trouver de conjoint de son rang ni d’emploi conforme à ses origines. Ils finissent par changer de nom et se mêler au peuple. Je suppose que c’est pour cela que certains ternes donnent naissance à des lumineux, parce qu’ils portent sans le savoir le sang des Héritiers ! Et pas seulement en raison, vous savez, des unions… illégitimes… »

La gouvernante rougit légèrement à ces paroles. Un peu confuse, elle se leva et commença à préparer une tisane pour elle-même ; en cours de route, elle se tourna vers le garçon :

« Monsieur Aurean… Cela ne vous dérange pas si je la bois en votre compagnie ?

— Bien sûr que non ! protesta-t-il. Bien au contraire ! Vous savez… »

Il hésita un peu à continuer. Il allait sans doute au-devant des ennuis, mais après tout, cette histoire faisait partie de sa « couverture » humaine sur Reyliss :

« Je n’ai pas toujours vécu comme un membre des Hautes Lignées. Je suis né de parents ternes. Je suis conscient que les personnes qui, comme moi, ont eu la chance d’être adoptées sont très rares…

— En effet, admit-elle. Je n’ai jamais entendu parler de ce type d’adoption… Mais on ne peut pas dire que vous ayez eu de la chance avec les Trente ! Pardonnez-moi de me montrer aussi impertinente, mais monsieur Evear est un horrible personnage ! Vous êtes sans doute bien plus heureux ici !

— Oui, je le suis, répondit-il avec franchise. Monsieur Francis et madame Amée se montrent très bons à mon égard ! »

Elle lui adressa un gentil sourire :

« Et c’est normal, parce que vous êtes vous-même quelqu’un de très bon, monsieur Aurean ! Un jeune homme modeste et courageux ! Vous deviendrez sans doute un grand mage, plus tard, qui accomplira de grandes choses pour Reyliss ! »

Aurean se garda de répondre à cette remarque. Son avenir n’emprunterait pas de route aussi balisés, mais il apprécia tout de même cette affirmation. Après avoir terminé son breuvage, il remercia madame Maysie avant de reprendre le chemin de sa chambre.

Tandis qu’il traversait les couloirs déserts, il réalisa à quel point il connaissait peu les domestiques de la maison, y compris la gouvernante, qui bénéficiait pourtant d’une position privilégiée. Les seuls non-héritiers qu’il fréquentait étaient des compagnons, comme Segara ou Bertlam, eux-mêmes rejetés par leur milieu d’origine. Soudain, tout cela lui semblait anormal ! Ce n’était pas parce que les ternes ne possédaient aucun pouvoir qu’ils valaient moins que les autres...

Cette pensée le ramena aux Irisés… Partout, les mêmes schémas se répétaient… des crises couvaient dans l’ignorance générale. Y avait-il moyen d’y remédier ? Il se recoucha, préoccupé par ces graves questions. Il n’eut pas le loisir d’y réfléchir plus longtemps ; le sommeil le cueillit dès qu'il posa la tête sur son oreiller.


Texte publié par Beatrix, 3 février 2019 à 22h31
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