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tome 1, Chapitre 1 « Incolore - Première partie - V2 » tome 1, Chapitre 1

« Mademoiselle ! Mademoiselle ! »

Estrella laissa échapper un soupir et repoussa une longue mèche noire de son visage. Étendue sur son lit, elle fixait sans vraiment le voir le baldaquin au-dessus d’elle. Des centaines de petites étoiles argentées parsemaient le tissu bleu nuit ; elle n’avait jamais réussi à toutes les compter.

Madame Maysie, sa gouvernante, passait l’essentiel de son temps à lui inventer des occupations. Comme si elle menait une vie normale et que s’habiller élégamment, répéter son piano ou réviser l’histoire du royaume de Reyliss pouvait encore avoir une importance.

La jeune fille se redressa à demi, appuyée sur un coude, et regarda autour d’elle : quand elle avait emménagé, les murs de la chambre avaient été retapissés en couleurs pastel ; un nouveau mobilier, laqué de blanc, avait été commandé pour l’occasion. Sa famille s’était efforcée de rendre son séjour agréable. Sans doute aurait-elle dû en être reconnaissante. Elle portait de belles tenues et pouvait obtenir – quasiment – tout ce qu’elle demandait. En plus de madame Maysie, deux bonnes et une cuisinière demeuraient à sa disposition. Un jour par semaine, elle montait dans le train avec sa gouvernante dans la direction de Cilla, la ville la plus proche, pour y passer une après-midi complète.

Ses parents et sa sœur se donnaient la peine, au moins une fois par mois, de lui rendre visite – même s’ils restaient juste assez longtemps pour prendre le thé.

Mais rien ne pouvait changer sa terrible situation : elle avait été exilée ici, dans la campagne de Gallantide, au fin fond de Reyliss, parce qu’elle représentait une disgrâce pour sa famille.

Estrella était une Incolore.

La pire des conditions pour une représentante des Héritiers.

« Mademoiselle ! »

La jeune fille se décida à se lever et se dirigea, à contrecœur, vers la porte de sa chambre. C’était l’un de ces jours où elle n’avait qu’une envie : fuir cette demeure, regagner la capitale et clamer devant toute la bonne société de Reylissane qu’elle n’avait jamais été malade, comme le prétendait sa famille… et tant pis pour la précieuse réputation des d’Outremont !

Elle fila dans le couloir et vola dans les escaliers, en relevant son ample jupe marine et ses jupons blancs. Une fois en bas des marches, elle aperçut la petite femme boulotte qui l’attendait à côté de la porte du salon. Elle s’arrêta net, une main pressée sur sa bouche pour éviter que madame Maysie n’entende son souffle un peu haletant. Elle n’avait pas besoin de compagnie.

D'un pas aussi discret que possible, Estrella bifurqua sur la gauche, vers la sortie qui donnait sur l’arrière de la demeure : au-delà de la grille, un chemin s’en allait à travers les bois. Jamais, en près de trois ans, elle n’avait passé seule les limites de la propriété. Son désespoir initial s’était mué en une sorte d’apathie qui la retenait sur place, plus efficacement que n’importe quelle serrure. Elle avait pris en horreur la campagne tout autour du manoir, qui symbolisait à ses yeux son exil.

Mais aujourd’hui, c’était différent : elle avait l’impression de contempler ce paysage pour la première fois. Peut-être à cause du soleil qui brillait, des fleurs que le printemps avait fait surgir des talus. Des papillons voletaient autour des haies habitées de chants d’oiseaux. La nature entière conspirait à l’attirer au-dehors !

« Mademoiselle ! »

Ce dernier cri la décida à quitter sa prison et à s’aventurer sur le chemin. Certes, elle n’était pas vêtue pour une promenade à la campagne, avec sa longue robe à col haut bordé de dentelle et à manches bouffantes. Sa chevelure noire avait été remontée en une coiffure élaborée, fixée sur le côté droit de sa tête par une barrette argentée en forme de papillon.

Mais peu lui importait. Elle se glissa dans l’air doux et printanier, sans se retourner vers la grande bâtisse blanche, ornée de piliers et de corniches. Elle s’était attendue à découvrir la grille verrouillée, mais les deux jeunes bonnes, qui empruntaient souvent cette sortie, avaient dû la laisser ouverte. Elle referma le portail derrière elle et s’avança sur la petite route pavée de pierres irrégulières.

Il régnait autour d’elle une atmosphère particulière, presque irréelle, comme si elle vivait un rêve éveillé. Les appels de madame Maysie avaient cessé ; elle ne trouvait plus de raisons de se sentir coupable. Elle se dirigea vers le bois dans lequel le chemin disparaissait. Les graviers roulaient sous ses fines semelles. L’air portait l’odeur de la verdure nouvelle. Pour la première fois depuis des mois, un sourire éclaira ses traits.

Un couple de papillons voletait devant elle, la guidant vers le clair-obscur des sous-bois. Une fraîcheur soudaine la saisit. Des gerbes de fleurs roses poussaient dans les taches de lumière. De longues frondes de fougères s’inclinaient vers le chemin, la frôlant de leurs doigts d'émeraude.

Au bout d’une dizaine de minutes, elle émergea dans une clarté aveuglante : le soleil inondait le paysage qui venait d'apparaître devant ses yeux. Des champs verts et dorés, ponctués de haies touffues, s’étendaient à perte de vue. Elle repoussa machinalement de son visage quelques mèches rebelles, perdue dans une contemplation fascinée.

Bientôt, son regard fut attiré par une bâtisse de pierre sombre, dans un vallon en contrebas. Elle ressemblait un peu à celle des d’Outremont, mais avec une architecture plus sévère. La vigne vierge qui recouvrait ses murs commençait à gagner sur les volets fermés ; les broussailles et les herbes folles avaient envahi le jardin.

La jeune fille sentit son cœur s’affoler, comme si cette demeure close représentait pour elle quelque chose d’important… Quelque chose qui l’attirait irrésistiblement.

Viens à moi… Je t’en supplie, j’ai besoin de ton aide…

Ses grands yeux bleus s’élargirent : avait-elle inventé cette voix qui avait murmuré à son oreille ? Elle recula d’un pas, pressant une main sur sa poitrine :

« Il… il y a quelqu’un ? »

Seul lui répondit le souffle du vent dans les feuilles des arbres.

Soudain, un cri lui échappa : une main venait de se poser sur son épaule. Elle se retourna brusquement, terrifiée… pour rencontrer le regard d’une vieille femme souriante, revêtue d’une robe noire et d’un bonnet de dentelle :

« Vous êtes la demoiselle de la maison blanche ? »

Estrella fronça les sourcils, choquée par cette entrée en matière quelque peu abrupte.

« Eh bien, je suppose que oui, répondit-elle à contrecœur. Je me nomme Estrella d’Outremont. »

Les yeux de la vieille femme se plissèrent joyeusement. Un grand sourire étira ses lèvres fripées :

« Cela fait bien plaisir de vous voir sortir de chez vous. Vous devez aller mieux ? »

La jeune fille soupira, levant les yeux au ciel :

« Oui, se força-t-elle à répondre, je vais mieux ces temps derniers… J’en profite pour découvrir un peu le paysage. »

Elle accompagna ses paroles d’un petit rire qui sonnait faux.

« Ah, cela veut dire que nous vous croiserons de nouveau. L’air d’ici a dû vous faire du bien, car vous ne paraissez même plus malade. »

Estrella sentit le rouge lui monter aux joues, sous l’effet d’une confusion croissante. Afin de détourner l’attention de la vieille femme, elle tourna les yeux vers la demeure livrée à elle-même :

« À qui appartient cette propriété ? Savez-vous qui y vivait ? Et pourquoi elle est fermée ? »

L’expression réjouie quitta le visage de son interlocutrice pour faire place à une profonde affliction :

« Oh… C’est la résidence de campagne de la famille de Trente. »

Estrella se tourna vers elle, intriguée par ce ton attristé :

« Pourquoi est-elle fermée ?

— Plus personne n’y vient, depuis ce drame épouvantable qui a eu lieu il y a deux ans… »

Elle regarda tout autour d’elle, repéra une souche sur laquelle elle s’assit avant de poursuivre :

« À cette époque, je servais comme cuisinière chez les Trente quand ils venaient à la campagne. Cette fois, les parents et leur fils aîné avaient été retenus à la capitale. Seuls étaient présents le jeune maître Bastian et son frère adoptif, monsieur Aurean. »

Elle poussa un long soupir avant de poursuivre :

« Le jeune maître Bastian était si gentil habituellement… mais il avait changé. Il était devenu froid et autoritaire avec tout le monde et même brutal avec monsieur Aurean. On racontait qu’il s’était passé quelque chose à l’Académie de Sept Couleurs… »

Estrella sentit un pincement au cœur en songeant à cette école prestigieuse dont l’accès lui serait à jamais interdit, comme à tous les Incolores… comme on appelait ceux qui se révélaient incapables de maîtriser la magie de Sept Couleurs.

« Tout ce que nous savons, continua la vieille femme, c’est qu’il y a eu une terrible dispute entre le jeune maître et monsieur Aurean, qui était pourtant un garçon si calme. Et le lendemain, ils avaient disparu tous les deux. Toutes les recherches que nous avons menées n’ont servi à rien. Pendant des mois, la famille de Trente a gardé l’espoir de les retrouver, mais, petit à petit, il s’est amenuisé jusqu’à disparaître. C’est comme si ces deux garçons s’étaient évaporés… »

Estrella sentit son estomac se nouer : il s’agissait d’une tragédie très grave, qui n’avait pas dû passer inaperçue dans la région. Alors pourquoi n’en avait-elle pas entendu parler ? Se trouvait-elle à ce point isolée, dans la blanche demeure des d’Outremont ?

« Mademoiselle ! »

Elle se retourna et découvrit sa gouvernante, essoufflée et échevelée :

« Vous étiez là, mademoiselle ! Vous devez immédiatement rentrer ! Qu’est-ce qui vous a pris de partir comme ça ? »

L’affolement visible de madame Maysie rendait vaines ses tentatives de sévérité .

« Eh bien, je vais me retirer, reprit la vieille femme. En espérant vous revoir bientôt, mademoiselle. »

Elle se leva et inclina la tête à l’attention de la gouvernante.

« Je vous souhaite une bonne journée.

— À vous de même, répliqua la gouvernante d’un air pincé. Venez, mademoiselle.»

— Je… j’arrive », balbutia Estrella, qui n’avait aucune envie d’affronter un déluge de plaintes et de reproches.

Son regard, cependant, demeurait braqué sur la maison de pierre sombre, tandis que les mots de la vieille femme résonnaient dans son esprit…

Ainsi que cette voix étrange qu’elle avait cru entendre.

J’ai besoin de ton aide…

Ses yeux se fermèrent à demi : ces paroles pouvaient-elles provenir de Bastian de Trente ? Ou de son frère adoptif ?

Était-ce possible, après deux ans ? Et dans ce cas, comment pouvait-elle les percevoir de si loin ?

Elle en aurait le cœur net, d’une façon ou d’une autre. Cette résolution fit naître un léger sourire sur ses lèvres, tandis qu’elle regagnait sa prison dorée.

***

La vieille cuisinière s’était immobilisée sur le chemin qui serpentait à travers le bosquet. Lorsqu’elle fut certaine que la jeune fille et sa gouvernante se trouvaient hors de portée, elle déclara d’une voix qui sonnait étrangement claire :

« Eh bien, qu’en penses-tu, Azura ? »

Une femme sortit du couvert des buissons et s’avança à sa rencontre. Grande et élancée, elle possédait une longue chevelure outremer, assortie à son regard. Son visage au teint de neige était d’une beauté presque irréelle. Une robe fendue couleur de ciel d’été ondoyait autour d’elle.

« Il est possible, répondit-elle d’une voix songeuse, qu’Estrella d’Outremont soit capable de résoudre ce mystère.

— Même si elle est Incolore ? »

La femme aux cheveux bleus secoua la tête :

« Elle n’est pas… neutre comme le sont habituellement les Incolores ! Je ressens autre chose en elle… un vide, une absence. »

Elle marqua un temps de silence, les sourcils légèrement froncés, avant de poursuivre :

« Cette absence pourrait bien entrer en résonance avec cette faille de réalité qui semble exister dans les environs de la demeure.

— Ce qui expliquerait pourquoi elle s’est sentie attirée vers la propriété des Trente ?

— C’est en effet probable. »

Azura baissa la tête ; son beau visage exprimait une profonde tristesse.

Le corps de la vieille cuisinière se mit à trembler, puis à se dissoudre, pour laisser place à une jeune femme aux longs cheveux noirs, portant une redingote sombre aux manches évasées et de hautes bottes lacées. Un magnifique saphir brillait à son oreille. Ses traits élégants conservaient leur mine pensive :

« Nous ne pouvons qu’espérer, Azura. Je sais à quel point l’attente et l’incertitude sont pénibles pour toi comme pour les autres. J’espère que nous obtiendrons enfin des réponses… »

Dans la pénombre du sous-bois, une longue chaîne de lumière bleutée se dessina entre le poignet de la femme brune et celui d’Azura, tandis qu’elles se rapprochaient pour quitter ensemble le chemin.


Texte publié par Beatrix, 24 mai 2013 à 17h26
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