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tome 1, Chapitre 40 « Mensonges et vérités – Quatrième partie » tome 1, Chapitre 40

La petite procession reprit silencieusement la direction des bâtiments, abandonnant le cimetière désert et ses mystères. Le jardin envahi d’herbes folles, noyé sous l’ombre des arbres, résonnait de mille bruits ténus ou stridents qui s'entre-tissaient en une rumeur inquiétante aux oreilles des jeunes gens.

Estrella brûlait d’envie de poser à Segara les questions qui la perturbaient depuis les révélations de Kina. Il était évident à présent qu’elle pourrait l'éclairer sur certains points, mais leur exploration du passé avait laissé la compagnonne épuisée et troublée, tout autant qu’elle-même, voire encore plus. Ce n’était sans doute pas le bon moment pour lui annoncer ce que recelait l’avenir et de lui demander s’il était réellement inéluctable.

D’un commun accord, le groupe ignora le salon aux meubles couverts de housses blanches, figés sous la grisaille du temps. Estrella les conduisit vers la pièce à l’étage où avait été gardée Kina, espérant que des lampes en état de fonctionnement s'y trouvaient toujours ; si son père et ses amis les avaient emportées, sa petite lanterne resterait leur unique source de clarté. La jeune fille ne pouvait négliger le fait que la pénombre était l’alliée de leurs ennemis, qu’elle leur offrait puissance et protection. Mais la compagnonne et elle-même avaient toutes deux besoin de se reposer, tout comme Kaeli, avant de prendre le chemin de leurs maisons respectives. Il s'agissait du seul endroit à peu près habitable de la demeure abandonnée.

Eymeri s’était placé à côté d’elle, prêt à la supporter si elle faiblissait ; quand l’attention d’Estrella se portait vers le mage aux cheveux roux, il y répondait par un regard rassurant ; elle fut surprise de lire autant de chaleur dans ses yeux bruns. Sans trop comprendre pourquoi, d’ailleurs : la jeune fille savait déjà combien il se montrait soucieux des autres, et pas seulement d’Aurean. D’emblée, il lui avait offert sa confiance, sans la moindre réserve. Trop souvent, elle ne voyait en lui que le meilleur ami d’Aurean et l’inséparable rival d’Yllias… Mais il y avait bien plus à apprendre de lui. Ne serait-ce que son sang-froid et son courage.

Elle se tourna vers lui et murmura aussi doucement que possible :

« Je m’inquiète un peu pour Segara… Je me demande ce qui a pu l’affecter autant, au-delà de l’épuisement lié à l’usage de la magie. Je dois avouer que je ne sais pas grand-chose d’elle, après tout…

— Comme la plupart d’entre nous, hélas… répondit le jeune homme avec tristesse. Elle est terriblement réservée sur elle-même. Il faut dire que les membres des Hautes Lignées, généralement, n'estiment pas nécessaire de mieux connaître une compagnonne… Ce qui ne l'a pas encouragée à se confier. »

Il se tut et hésita un moment avant de poursuivre :

« Il n’y a pas grand monde à le savoir, Estrella, mais quand Segara a découvert ses pouvoirs et qu'elle a décidé d'étudier pour les développer, sa famille l’a rejetée… »

Estrella le fixa, abasourdi :

« Mais… comment est-ce possible ?

— J’ai du mal à comprendre moi-même. Je pense qu’ils étaient surpris, jaloux… Les gens supportent mal la différence… »

Estrella esquissa un sourire amer : elle en savait quelque chose. Elle avait été considérée comme une disgrâce parce qu'elle était incolore, et Segara avait vécu la même douleur en raison de ses dons… Il y avait décidément peu de logique en ce monde.

« Son père a même proclamé qu’elle ne pouvait pas être sa fille. Elle s'est retrouvée seule, sans aucun moyen de se loger et de subvenir à ses besoins. Heureusement, les professeurs de l’Académie ont été avertis de sa situation. Ils lui ont trouvé un endroit où elle pouvait habiter gratuitement. Mais gagner sa vie n'est pas évident… Elle fait de petits travaux pour l'Académie. Il existe aussi une fondation créée par des Compagnons, qui aide les gens dans son cas…

— Je vois », soupira Estrella.

La jeune fille se sentait un peu coupable envers son amie. Même quand elle se trouvait en exil, elle n’avait jamais manqué de rien, bien au contraire… Elle aurait pu aisément aider Segara, mais elle se doutait que cette dernière n'accepterait jamais la charité de quiconque.

« Mais le pire, poursuivit Eymeri, c’est que la seule personne qui la soutenait, son frère aîné, est morte dans un accident pendant sa première année à l’académie. Je suppose que toute cette histoire lui évoque de tristes souvenirs. »

Estrella baissa les yeux vers les marches de bois qui craquaient sous ses bottines. Elle pouvait le comprendre… Ce qui arrivait dans le présent à son amie avait sans doute plus d'importance que cette vague histoire du passé qu'elle poursuivait peut-être vainement. Mais d’un autre côté, elle avait besoin de cerner l’emprise que gardait Soveregne sur son père et ses alliés... et de se préparer au jour où elle devait lui faire face.

Soudain, elle eut envie de lui donner le change à ce maître manipulateur, en lui faisant clairement comprendre qu’elle avait percé à jour cette machination. Elle s’arrêta en haut du palier et se tourna vers ses amis :

« Est-ce que vous pouvez m’attendre un moment ? Je reviens dès que possible !

— Où comptes-tu aller ? demanda Yllias d’un ton soucieux.

— Au cimetière, vérifier quelque chose… »

Le mage de l’École Verte croisa les bras avec un froncement de sourcil rébarbatif :

« C’est trop dangereux, Estrella !

— Ce sera rapide ! »

Eymeri se dressa face à son camarade :

« Je vais l'accompagner. Je suis le plus à même de la défendre.

— Ah oui, gros malin ? Tu n’as rien pu faire contre le Prétorien !

— Personne ne peut faire quoi que ce soit face à un Prétorien ! À part les Gardiens, ajouta-t-il avec une certaine révérence dans la voix.

— Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, il n’y a aucun Gardien avec nous. Même pas ton ami Aurean, qui ne serait de toute façon pas en état de nous protéger. »

Estrella sentait sa nervosité monter en flèche :

« Nous n’avons pas de temps à perdre. Eymeri, merci pour ton aide ! J’accepte volontiers ! Je vais faire au plus vite, nous ne risquerons pas grand-chose ! Yllias, Fontain, prenez soin de Kaeli et de Segara. La pièce que vous cherchez se trouve derrière la seconde porte à droite du couloir. Vous devriez trouver facilement… même sans lumière ! »

Sans plus attendre, elle pivota sur ses talons et se précipita en direction du cimetière, suivi du mage de l’École Rouge.

ƸӜƷ

Tandis que la nuit avançait, il faisait de plus en plus froid dans le jardin. Estrella serra contre elle le mince manteau qu’elle avait enfilé par-dessus son uniforme, décidée à ce que l’opération soit la plus brève possible. Eymeri et elle franchirent de nouveau les portes du cimetière, dans l'obscurité frémissante de mille bruits. Cependant, la respiration de son camarade – tout comme la sienne – lui semblait couvrir toutes les autres rumeurs.

Les tombes lui paraissaient encore plus désolées à présent qu’il n’y avait plus qu’eux deux. Elle s’approcha de la stèle qui portait les trois noms et toucha du bout des doigts celui d’Alicia, puis celui d’Allayn.

« Qu’est-ce que tu vas faire, Estrella ? demanda Eymeri avec un étrange mélange d’inquiétude et de curiosité.

— Remettre les choses en place… »

Elle regarda fixement le marbre, rappelant à elle les souvenirs de ses cours avec maître Alleman, en particulier la fois où Auran l’avait guidée dans la transformation de la bouteille en sable : elle invoqua sa Lumière, la Couleur Jaune de la Transfiguration qui lui venait si naturellement… Elle s’immisça dans la structure même de la pierre, la rendant aussi malléable que de l’argile : les quatre dernières lettres d'Alicia devinrent « layn », tandis que celles d'Allayn se métamorphosaient en « licia ». Ce n’était pas si difficile… et le message signifiant qu’elle avait compris la supercherie parviendrait à qui de droit, s’il osait pointer son nez dans cet endroit.

Elle contempla un long moment le nom de « Sygne », sans trop savoir que faire de cette morte fictive. Puis, lentement, un sourire secret s’afficha sur son visage ; elle effaça l’un après l’autre le y, puis le g, le n, le e… ne laissant que ce S majuscule. Elle décida de ne pas y toucher.

Peut-être parce que c’était l'initiale de Soveregne…

Elle sentit ses yeux s'écarquiller. Si Allyan et Sygne n'avaient jamais formé un couple… Se pouvait-il qu'Alicia et Soveregne...

Estrella secoua la tête, se refusant à approfondir davantage ses suppositions : il se faisait tard, ses amis et elle devaient tous rentrer chez eux. Et puis, il n’était pas bon pour Aurean qu’elle reste aussi longtemps éloignée de lui. La jeune fille laissa sa Lumière se rendormir au plus profond d’elle-même, admirant une dernière fois son oeuvre, avant de déclarer :

« C’est bon, Eymeri, nous pouvons y aller…

— Es-tu sûre… Estrella ? »

La voix familière envoya un frisson dans son dos. À son accent supérieur, elle devina qu’il ne s’agissait pas de celle de Kina. Elle pivota sur elle-même pour faire face à Lizbet, qui la regardait avec un sourire satisfait. La jeune d'Arral portait un long manteau sombre auquel la nuit volait toute trace de couleur. Sa chevelure argentée, répandue sur ses épaules, semblait luire dans la pénombre.

« Qu’est-ce que tu fais là ? Gronda la jeune fille brune sourdement, furieuse de s’être jetée droit dans la gueule de la louve qui lui faisait face.

— Disons que j’ai vu de la lumière et que je suis entrée… répondit son ennemie avec désinvolture. Mais plus sérieusement… La présence de cette idiote d’Ombre a laissé une trace dans ce taudis. Quand les protections se sont dissipées, j’ai pu en sentir l’écho. Il n’y a que les imbéciles dans ton genre pour sous-estimer les avantages d’un Lien ! »

Estrella sentit son sang bouillir. En dépit de sa fatigue, elle n’avait qu’une envie, celle de rendre à Lizbet la monnaie de sa pièce : sa Lumière tourbillonnait en elle avec fureur ; une Couleur qu’elle n’avait encore jamais employée montait en elle... Une Couleur de rage et de colère… Une main se posa sur son épaule :

« Non, Estrella, murmura Eymeri à son oreille. Je ne sais pas depuis quand tu peux employer la Lumière Rouge, mais tu ne peux pas l’invoquer de cette manière… C’est bien trop dangereux… »

Les yeux de Lizbet se plissèrent pensivement :

« Ainsi, tu maîtrises aussi la Couleur du Combat… Pas vraiment étonnant, elle est adaptée aux gens qui ne possèdent aucune subtilité. Je comprends mieux pourquoi tu traînes toujours avec les canards boiteux… N’est-ce pas, Eymeri ?  »

La mage de l’École Rouge s’avança d’un pas :

« Si tu essayes de me mettre en colère, Lizbet, ne te fatigue pas, je le suis déjà ! On ne s’attaque pas impunément à mes amis. Subtil ou pas, je n’hésiterai pas à employer ma Couleur contre toi s’il le faut. Tu ferais mieux de partir maintenant.

— Quel ton autoritaire ! gloussa la fille aux cheveux argentés. Pour qui te prends-tu ? Je pense qu’il va falloir te rendre un peu plus… humble…

— En ce qui te concerne, répliqua Eymeri gravement, tu es un peu trop sûre de toi. »

Estrella ne put s'empêcher d'admirer le calme de ce garçon habituellement si énergique et extraverti. Elle comprit que cette capacité de contrôle était liée à sa Couleur : son père possédait cette faculté – même s’il était naturellement plus réservé.

Lizbet ne se départit pas de son sourire ironique :

« Sûre de moi… pas tant que tu le crois… Mais de lui , sans le moindre doute ! »

Une silhouette s’avança à ses côtés, celle d’un individu grand et élancé, revêtu d’un grand manteau dont le capuchon lui cachait en partie le visage. Mais ce qu’elle en voyait lui paraissait d’une ténébreuse beauté. Cependant, elle savait ce que cette apparence recouvrait : quelque chose qui n’était pas plus humain que ne l’étaient les Gardiens.

Le Prétorien.

Il leva une main et fit glisser en arrière sa capuche, dévoilant de longs cheveux sombres et, surtout, des yeux intégralement noirs, comme l’étaient ceux de Kina quand elle ne dissimulait pas sa véritable nature.

Horrifiée, Estrella se tourna vers Eymeri ; le garçon serrait les poings pour s'empêcher de trembler, mais il s’avança avec fermeté vers les deux suivants des Ombres :

« Ne la touchez pas !

— Pauvre Estrella, susurra Lizbet d’un ton faussement désolé, toujours obligée de se laisser protéger par les autres ! Ce n’est pas si différent que quand tu étais encore une incolore ! Mais si ton ami se montre gênant, nous allons être obligés d’y remédier… comme pour ton Gardien. Il n’est pas mort, dis-moi ? Ce serait trop beau… »

La jeune fille n’y tenait plus ; la colère l'envahissait tout entière. Elle n’avait qu’une envie, la laisser se déverser sur Lizbet, pour qu’elle cesse de nuire une bonne fois pour toutes ! Et surtout, pour l’empêcher de s'en prendre à Eymeri, et protéger les autres avant qu’elle ne réalise leur présence dans la demeure.

Se contrôlant à grand-peine, Estrella se tourna vers le mage Rouge et lui souffla :

« Va les prévenir… »

Le garçon hésita, déchiré entre son désir de l'aider et celui de sauver les autres.

« Non, répondit-il hâtivement… Nous devons l'affronter ensemble ! »

Elle lut une intense résolution dans son regard ; instinctivement, ils se donnèrent la main. La force de leur Couleur Rouge conjuguée se relâcha en même temps, sous l’effet d’une violente bourrasque de puissance pure, qui fit voler en éclat les tombes les plus anciennes. Le Prétorien s’était glissé devant Lizbet pour la protéger du souffle, mais ils entendirent la jeune fille pousser un cri de surprise ou de douleur.

Ni l'un ni l'autre ne voulait rester pour voir si elle était blessée : ils filèrent aussi vite que possible à travers le jardin, toujours main dans la main, vers l’allée latérale qui donnait sur l’avant du parc. À quelques mètres du passage, l’air se brouilla devant eux ; le Prétorien apparut comme de nulle part, tenant Lizbet dans ses bras puissants. Les cheveux en bataille, les vêtements déchirés, la mage Violette avait perdu beaucoup de sa superbe. Un filet de sang coulait le long de sa joue, mais elle semblait autrement indemne. Son sauveur la remit sur ses pieds. Essuyant son visage d’un revers de manches, elle lança vers Eymeri un regard brûlant de rage :

« Toi, tu ne perds rien pour attendre ! »

Estrella sentit la peur s’emparer d’elle, pas tant pour elle que pour son compagnon :

« Ne le tuez pas ! »

Elle porta la main à sa bouche, espérant que cette interjection ne leur donnerait pas l’idée inverse.

« Puisque tu le demandes si gentiment, déclara Lizbet avec un sourire de chat, nous serons ravis de t’exaucer ! »

Avant même qu’Estrella ne puisse réagir, le Prétorien posa sur le garçon roux ses yeux couleur de néant ; d'entre ses mains jaillit un tourbillon d’ombre qu’il dirigea droit vers le mage de l’École rouge. Le cœur au bord des lèvres, la jeune brune demeura paralysée par l'impuissance ; elle vit son ami engouffré par des écharpes brume noirâtre, comme prisonnier des tentacules d’un monstre impalpables. Quand elles relâchèrent leur emprise, Eymeri, les yeux clos et pâle comme la mort, s’effondra au sol. La Mage des Sept Couleurs laissa échapper un cri angoissé et tomba à genoux à côté de lui.

« Il est vivant », précisa Lizbet d’un ton désinvolte.

Estrella voulait en être sûre ; en se penchant sur Eymeri, elle constata qu’il respirait régulièrement. Mais quand elle posa la main sur son front, elle frémit en le découvrant glacé.

« Il s’en remettra. Mais il devra apprendre à vivre sans sa Lumière. Tu sauras lui montrer comment ! Après tout, tu as de l’expérience en la matière, non ? »

La jeune fille sentit sa gorge se nouer ; ce n’était pas possible ! Horrifiée, elle saisit la main de son ami entre les siennes. Après Aurean qui avait failli mourir, c’était Eymeri qui se trouvait… mutilé à vie ; Elle sentit les larmes envahir ses yeux et s’échapper en sillons brûlants.

« Nous n’en avons pas fini… poursuivit Lizbet d’un ton doucereux. C'est ton tour à présent… Mais comme tu as de la chance, tes pitoyables pouvoirs ne vont pas t’être ôtés pour le moment. Tout simplement cause du lien… Il faut qu’il soit actif si nous voulons que ton gardien jaune retrouve sa route jusqu’à toi, afin que nous puissions nous débarrasser définitivement de lui. Mais en attendant, je t’ai préparé une petite surprise. »

Avant même qu’Estrella puisse se relever, ou même réagir, ou seulement réaliser ce qui lui arrivait, elle sentit un long vertige s’emparer d’elle. Elle plongea dans les brumes violettes d’un sommeil maléfique…


Texte publié par Beatrix, 14 octobre 2016 à 18h08
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