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tome 1, Chapitre 3 « Incolore - Troisième partie » tome 1, Chapitre 3

La nuit avait retrouvé son calme autour d'Estrella ; le monde s'était remis en place, après ce moment d'inexplicable folie. Cependant, l'air autour d'elle demeurait étrangement brouillé, comme par temps de grosse chaleur, et donnait un aspect lointain et irréel à tout ce qui l'entourait.

Elle s'avança vers la porte de la chapelle et remarqua que les contours des murs semblaient imprécis, comme deux images identiques qui ne se superposaient pas exactement. Elle se frotta les yeux, mais l'étrange phénomène persista. Levant la main à hauteur de son regard, elle la tourna et la retourna, pour constater qu'elle demeurait parfaitement nette.

« Que se passe-t-il donc ici ? » se demanda-elle à haute voix.

Seul le silence lui répondit.

Elle savait qu'il était vain d'attendre une explication... mais peut-être réussirait-elle à la trouver si elle persévérait. Elle s'engagea avec précaution sur les marches usées et friables qui menaient à la crypte. Une odeur de renfermé et d'humidité montait de la pénombre. En dépit de la lueur qui filtrait en bas des marches, elle était obligée de progresser à tâtons.

Quand elle prit appui sur le mur pour éviter de glisser, ses doigts laissèrent une légère trace lumineuse, argentée comme les ailes du papillon qui l'avait guidé jusque là. Elle regarda bouche bée le phénomène étrange se dissiper. Une bizarrerie de plus... Elle soupira et reprit sa descente. La lueur vers laquelle elle progressait s'intensifiait à chacun de ses pas.

« Tu es là... »

Elle sursauta en entendant la voix effleurer son esprit. Jamais elle ne lui avait paru aussi nette et claire : c'était bien celle d'un jeune garçon, elle en était certaine à présent.

« Je... je suis venue, souffla-t-elle. Est-ce que vous êtes... Bastian ? Bastian de Trente ? »

Seul un intense sentiment de tristesse et de culpabilité lui répondit.

« Je vous aiderai... Je vous le promet ! » s'écria-t-elle avec conviction.

Enfin, elle descendit la dernière marche : elle se trouvait à présent face une baie qui ouvrait sur une large salle circulaire, aux murs creusés de niches voûtées ; au fond de chacune d'elle, figurait un écusson arborant l'une des Sept Couleurs de la magie. Rouge, Orange, Jaune, Vert, Bleu, Indigo, Violet... Une douce lueur émanait d'un large joyaux en leur centre, diffusant assez de clarté pour voir distinctement l'intérieur de la pièce.

Des tombeaux de pierre étaient disposés le long du mur, entre chaque niche. Elle s'avança vers le plus proche pour déchiffrer l'inscription qui y figurait, à peine lisible sous la patine du temps et l'effet de distorsion  qui persistait :

« Ci gît Alesme de Trente, 875-965. Époux, père, aïeul, bisaïeul. Maître des Sept Couleurs »

Ses yeux s'élargirent légèrement : les mages capables de contrôler toutes les Couleurs de Magie étaient si rares qu'on n'en comptait pas plus d'un ou deux par génération dans tout le royaume de Reyliss... voire dans tout Erastria. Il était assez ironique de songer que certains membres des Hautes Lignées commandaient autant de dons, tandis qu'elle-même n'en possédait aucun. Le fait de compter un tel homme en ses rangs avait dû grandement contribuer au prestige de la famille de Trente.

Comme elle relevait les yeux, son regard fut attiré vers le fond de la pièce ; une sorte de mur d'ombre mouvante s’élevait sur toute l'étendue de la paroi.

« Qu'est-ce que ça peut bien être ? » murmura-t-elle en s'approchant.

La seule chose à laquelle elle pouvait comparer cette matière était une fumée si dense qu'on ne pouvait voir à travers. Sauf qu'il ne s'agissait... que d'ombre. Elle tendit la main pour la toucher, mais la retira au dernier moment, vaguement inquiète.

« Viens, murmura la voix. Tu n'as plus qu'un pas à faire. »

Elle s'immobilisa, soudain figée :

« Bastian ? souffla-t-elle.

— Aide moi. Sauve-le. »

La supplication était si intense qu'elle sentit son cœur se serrer au fond de sa poitrine. Si cette voix était celle de Bastian, qui était celui dont-il parlait ? Aurean ? Ou était-ce le contraire ? Et si en fait, tout n'était qu'un piège particulièrement élaboré ? Elle écarta cette idée de son esprit : qui se serait donné autant de peine pour prendre en ses filets une simple Incolore ?

« Plus beaucoup de temps... Je t'ai donné tout ce qu'il restait. Ouvre le voile... Tu ne pourras le traverser que si tu le déchires...

— Le... voile ? »

Elle s'approcha de nouveau du mur d'ombre, tendit la main pour le toucher... et la recula avec un petit cri : un picotement soudain venait de se diffuser dans ses doigts. Une gerbe d'étincelles argentées jaillit, pour venir mourir sur les dalles à ses pieds. Estrella ferma instinctivement les yeux. Quand elle les rouvrit, elle découvrit comme une déchirure dans la paroi obscure.

Elle recula de quelques pas et serra les poings, puisant un peu de résolution au plus profond d'elle-même, avant de s'avancer de nouveau, les deux mains en avant. Elle saisit les volutes noires comme pour les arracher. Elle ne sentit aucun contact matériel, juste le même picotement, plus intense cette fois, au point d'en être douloureux. Le « voile » se déchira dans une pluie lumineuse ; de fines écharpes d'ombres se détachèrent et s'évanouirent les unes après les autres...

Quand toutes les particules de lumière eurent disparu, ainsi que les derniers fragments d'ombre, apparut enfin une grille qui portait encore quelques traces anciennes de dorure. Quand elle la poussa, elle s'écarta sans la moindre peine.

Estrella se retrouva dans une alcôve dont les murs étaient ornés de sculptures travaillées... mais ce ne fut pas ce qui attira son attention.

Sa main se porta à sa bouche, tandis qu'elle reculait avec un sentiment profond d'horreur...

ƸӜƷ ƸӜƷ ƸӜƷ

Assise dans l'ombre du sous-bois, la mince femme brune regardait pensivement devant elle, les mains posées sur les genoux. Son visage portait une expression inquiète et tendue. Elle sursauta légèrement en entendant les broussailles craquer à côté d'elle, mais se détendit en reconnaissant sa compagne aux cheveux bleus.

« Elle a trouvé la faille, murmura doucement Azura. Elle a pu entrer... »

Elle s'avança de quelques pas, croisant ses bras blancs sur sa poitrine. Ses longues mèches outremer dissimulèrent son visage baissé :

« Penses-tu... qu'il soit toujours en vie ? » souffla-t-elle d'un ton désespéré.

La brune se leva et saisit les épaules d'Azura :

« Nous pouvons encore espérer », répondit-elle non sans douceur.

La femme aux cheveux bleus hocha tristement la tête, acceptant ces paroles rassurantes même si elle n'était visiblement pas convaincue.

ƸӜƷ ƸӜƷ ƸӜƷ

Tremblante, une main pressée sur sa bouche, Estrella tentait d'empêcher son estomac de se révulser. Elle recula instinctivement ; son pied accrocha une dalle disjoint et elle se sentit basculer en arrière. Elle tomba assise pour la seconde fois de la nuit, mais elle était bien trop troublée pour même le réaliser.

Elle ferma les yeux de toutes ses forces, reculant au maximum le moment où elle devrait les rouvrir. Son corps était parcouru de sanglots nerveux. Ses légers hoquets résonnaient sous le dôme de la crypte. Finalement, après une éternité, elle reprit le contrôle d'elle-même, suffisamment pour se forcer à rouvrir les paupières et regarder ce qui se trouvait droit devant elle.

Un corps. Celui de quelqu'un qui était... mort, depuis longtemps d'après les apparences. Il était couché sur le côté, les genoux repliés, les poings fermés et ramenés contre sa poitrine. Des mèches de cheveux clairs adhéraient encore au crâne parcheminé. Ses vêtements – une chemise blanche et un pantalon sombre – étaient demeurés intacts, ce qui rendait encore plus pénible cette vision. Elle aperçut un écusson sur sa poche – la spirale jaune qui, le supposait-elle, symbolisait l’École de Transmutation de l'Académie des Sept Couleurs. Il portait une chevalière avec des armoiries semblables à celles qu'elle avait pu apercevoir sur les tombeaux, qui ne laissait aucun doute sur son identité.

« Ba... Bastian... » murmura-t-elle.

Elle n'avait pas connu le garçon, mais elle avait vraiment espéré que, par un improbable miracle, elle le retrouverait en vie.

« Je suis désolée, reprit-elle d'un ton douloureux. J'aurais vraiment voulu arriver à temps... »

Un éclair lumineux lui traversa l'esprit, comme pour y éclairer des paroles déjà presque oubliées :

« Aide-moi. Sauve-le. »

Elle se releva péniblement et se força à prendre une longue inspiration. Sur des jambes tremblantes, elle esquissa quelques pas et obligea son attention à se détacher de la forme décharnée pour se porter plus loin. Là où reposait un autre garçon.

Contrairement à Bastian, il semblait juste endormi : malgré un corps douloureusement amaigri, et les profondes cernes noires qui cerclaient ses yeux fermés, il n'avait subi aucune altération. De longues mèches dorées dissimulaient à demi des traits délicats. Sa tenue était en tout point semblable à celle de Bastian, jusqu'à l'insigne jaune. Mais surtout, il ne semblait pas avoir plus de douze ou treize ans.

Etait-ce... le fameux Aurean ?

Elle sentit le désespoir la saisir. Etait-ce donc la voix des morts qu'elle avait entendue ? A quoi pouvait-elle s'attendre d'autre au bout de deux longues années ? Au moins, les Trente sauraient ce qu'il était advenu de leurs enfants, mais c'était une bien piètre consolation. Même si elle n'avait pas connu les deux frères adoptifs, rien au monde ne pouvait justifier leur mort, alors qu'ils étaient si jeunes. Comment s'étaient-ils retrouvés ici... de toute évidence piégés par ce mur d'ombre ? Comment celui-ci avait-il pu les retenir aussi longtemps ? Pourquoi était-elle la seule à avoir pu le dissiper ?

« Je suis désolée... » murmura-t-elle.

Seul le silence lui répondit. Le sentiment de peine et de révolte gonfla dans sa poitrine, jusqu'à devenir si fort qu'elle ne put s'empêcher de le hurler à pleine voix :

« Je suis désolée ! »

Mais sa colère ne les ferait pas revenir. Elle sentit quelque chose lui chatouiller la joue : en y portant la main, elle rencontra le sillon humide d'une larme. Elle l'essuya et baissa la tête en silence, le mains jointes devant elle, comme dans une prière muette pour les deux garçons si tôt arrachés à ce monde.

C'est alors que quelque chose attira son regard. Un infime mouvement. Se pouvait-il...

Elle se rapprocha d'Aurean, le considéra longuement. Il n'y avait aucun doute possible : sa poitrine se soulevait au rythme d’une respiration presque imperceptible. Elle le contempla avec stupeur. C'était insensé...

Elle s'agenouilla à ses côtés et se pencha vers lui, écartant les longues mèches blondes de son visage, puis posa la paume de sa main sur la joue amaigrie. Sous son contact, elle sentit comme un frémissement parcourir le corps frêle.

« Au... Aurean ? » appela-t-elle, doucement d'abord, puis un peu plus fort.

Elle ôta son manteau, indifférente au fait quelle se trouvait désormais en chemise nuit, et le déposa sur le garçon inconscient.

« Je... je vais chercher de l'aide », balbutia-t-elle en sachant qu'il ne pouvait sans doute pas l'entendre.

Elle se releva et pivotant sur ses talons, se rua vers l'entrée de la crypte. Tandis qu'elle s'éloignait, elle réalisa un fait étrange : l'effet de superposition qui avait affecté le monde autour d’elle – mais ni elle, ni les garçons – était en train de disparaître. L'univers retrouvait toute sa netteté. Elle stoppa net et se retourna vers les corps immobiles : ils étaient toujours là, mais leur image devenaient imprécise, comme si elle était en train de s'évanouir....

« Non ! »

Elle se précipita de nouveau vers l’alcôve et constata avec soulagement qu'ils reprenaient corps. Mais pour combien de temps ? Si elle s'éloignait, peut-être ne pourrait-elle plus pénétrer de nouveau dans cet espace bizarre qui existait au-delà de la réalité et où les deux jeunes gens s'étaient trouvés piégés.

Elle devait ramener Aurean avec elle. Même dans son état de maigreur et d'affaiblissement extrême, il serait un fardeau qu'elle aurait du mal à transporter, mais elle se devait d'essayer. Elle se baissa et passa un bras sous ses épaules.

C'est alors qu'elle la vit.

Une chaîne de lumière dorée qui liait le poignet gauche d'Aurean à celui de Bastian. Impalpable, mais parfaitement visible dans la pâle lumière de la crypte. Elle semblait palpiter, comme au rythme d'un cœur qui battait péniblement. Bien visible autour du mince poignet de l'enfant, apparaissait un cercle luminescent, comme un étrange bracelet auquel la chaîne était attachée.

« Mais qu'est-ce que... »

C'est alors que les paupières closes s'ouvrirent subitement sur le regard perdu de deux yeux dorés. Une main tremblante saisit son poignet. Une voix rauque, à peine plus qu'un murmure, résonna faiblement dans la crypte :

« Qui es-tu ? »


Texte publié par Beatrix, 6 juin 2013 à 01h42
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