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tome 1, Chapitre 38 « Mensonges et vérités – Deuxième partie » tome 1, Chapitre 38

L’opération s’était révélée étonnamment facile : après tout, Estrella était devenue très experte dans l’art de sortir par les portes de service. En constatant que ses amis avaient réussi eux aussi à s’éclipser de chez eux sans trop de difficultés, elle en déduisit que c’était un savoir largement partagé dans leur petit groupe.

Après bien des discussions, il avait été décidé qu’Eymeri était le plus à même de la protéger en cas de nouvelles menaces à son encontre, avec le renfort de Fontain et de son emploi ingénieux de la magie Orange de la Création. Yllias les accompagnerait tout de même en secours, en raison de sa capacité à guérir d’éventuelles blessures, sans compter que la magie Verte de la Vie lui offrait quelques perceptions intéressantes.

Kaeli avait vertement protesté en se voyant mise à l’écart… tant et si bien qu’elle avait pu également intégrer le groupe. Finalement, il paraissait absurde de laisser de côté Segara, la plus réfléchie d’entre eux. Ainsi escortée par tous ses amis, Estrella se sentit soulagée : elle avait sans doute pris la bonne décision.

Même la blonde mage de l’Esprit parvenait à garder son calme tandis qu’ils progressaient dans les rues sombres et désertées. Ils marchaient d’un pas rapide, sans trop se précipiter pour ne pas attirer l’attention. La jeune fille baissait parfois les yeux sur son poignet, vérifiant qu’elle ne s’éloignait pas au point de rompre le lien avec Aurean.

Elle repéra enfin la maison en question : il était difficile d’oublier sa façade grisâtre, les arbres dont les ramures touffues étouffaient le jardin comme la bâtisse, la vigne vierge qui s’élançait à l’assaut des murs, les vitres sales et cassées… Les jeunes gens se massèrent devant le portail rongé de rouille :

« Cet hôtel particulier était beau, mais sévère… murmura Segara. Peut-être l’un des plus anciens de cette ville…

Estrella hocha la tête, incapable de parler. Elle voyait à présent cet endroit d’un œil bien différent… Le cœur serré, elle agrippa des deux mains les ferronneries corrodées. Apparemment, il n’y avait plus âme qui vive en ces lieux : après le départ de Kina, il avait été abandonné à sa solitude et sa lente décrépitude. Elle donna une poussée au portail, mais il refusa de bouger même d’un millimètre.

« Laisse-moi faire », proposa Fontain.

Le garçon rondouillard posa sa main sur la serrure. Des vagues orangées éclairèrent sa peau ; un léger cliquètement se fit entendre et le portillon tourna sur ses gonds avec un grincement plaintif. Elle le remercia d’un sourire avant de mettre le pied sur l’allée de gravier envahie d’herbes folles : elle leva les yeux sur la façade jadis majestueuse, dont les corniches et le linteau ouvragé s’effritaient doucement… Depuis combien de temps la demeure était-elle abandonnée ? Une trentaine d’années ? Était-ce suffisant pour qu’un bâtiment parvienne à cet état de délabrement ?

Les jeunes arbres, les buissons et les lianes épineuses qui s’étaient entrecroisés en un taillis dense avaient su profiter de cette longue négligence. Utilisant un briquet subtilisé dans la cuisine, Estrella alluma la lanterne qu’elle avait pris la précaution d’apporter avec elle. Cette fois, elle n’avait pas l’intention de l’égarer ! Elle avança lentement, à peine consciente des autres qui la suivaient à quelques pas. Elle ne ressentait aucune impression particulière, au-delà du trouble que suscitait en elle l’histoire du lieu. Elle se retourna pour interroger Kaeli du regard.

« Je ne perçois aucun sort de confusion », répondit la blonde.

Estrella hocha la tête, rassurée. Elle n’avait aucune envie de se faire prendre involontairement dans les rets d’un reliquat de magie – les professeurs de l’Académie des Sept Couleurs les alertaient très régulièrement contre les dangers de ce type.

Le jardin désert, sous l’éclat de la lune qui venait de se lever, dégageait une ambiance étrange, onirique… Elle repensa à la maison des Trente, qui n’avait pas été abandonnée plus de deux ans. Cette demeure cachait-elle un aussi lourd secret ? C’était peu probable, ou son père et ses compagnons ne l’auraient pas choisie comme quartier général. Elle s’avança jusqu’à la porte, frémissant à chaque fois que le gravier crissait sous ses pas. En se retournant pour voir si ses amis suivaient, elle aperçut avec étonnement les vagues de lumière qui miroitaient sur la peau de Kaeli et d’Yllias. Remarquant son regard, le garçon lui sourit :

« Mon don me permet de repérer toute forme de vie… et celui de Kaeli, toutes les consciences qui se trouvent dans les parages. Comme on dit, un mage averti en vaut deux, non ? »

Estrella hocha la tête en signe d’approbation, plaisamment étonnée de découvrir ses amis si pleins de ressources, et poursuivit son chemin jusqu’à la porte d’entrée. Cette fois encore, ce fut Fontain qui l’ouvrit pour elle, révélant le couloir à l’odeur de renfermé, dont le papier peint partait en lambeaux. La jeune fille regarda autour d’elle, réalisant qu’après une seule visite, elle n’était pas vraiment en mesure de se repérer. Elle se tourna vers Eymeri qui l'avait rattrapée le premier :

« Si tu voulais chercher quelque chose sur les anciens habitants d’une maison, tu commencerais par où ?

Le garçon roux haussa un sourcil pensif :

« Eh bien… En quittant un lieu, les gens pensent généralement à déblayer leur chambre et leur bureau, à la rigueur les autres pièces, mais la cave ou le grenier… »

Estrella lui adressa un large sourire :

« Je pense que tu as raison. Cave ou grenier ? »

Elle n’osait avouer qu’elle penchait plutôt pour le grenier : la dernière fois qu’elle était descendue en secret dans un sous-sol, les conséquences avaient été assez inattendues. Elle ne regrettait rien, mais elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine méfiance. Mais d’un autre côté, grimper deux étages pour trouver l’escalier ou même l’échelle qui montait sous les combles ne constituait pas une perspective enthousiasmante.

« La cave, soupira-t-elle enfin. Je suppose qu’il faut en chercher l'accès vers les communs… »

Après avoir traversé la cuisine, dont les ustensiles ternis pendaient toujours aux murs, ils entrèrent dans le cellier. Les étagères supportaient encore des bocaux, des sacs de toile et des bouteilles dont le contenu était méconnaissable sous plusieurs décennies de poussière. Une double porte ouvrait sur un escalier qui s’enfonçait vers le sous-sol, laissant échapper une odeur de pierre, de terre et d’humidité. Kaeli regarda les marches étroites et noircies et déclara nerveusement :

« Je pense que je vais rester là-haut, pour faire le guet.

— Tu as peur des araignées ? la taquina Yllias.

— Il y a des araignées ? demanda la blonde nerveusement.

— Yllias, laisse-la tranquille, intervint Fontain avec un ton de reproche. Je pense qu’il vaut mieux que j’y aille avec Estrella et Eymeri. Et que vous restiez en haut pour nous avertir en cas de danger.

— Très bien, acquiesça ce dernier, mais s’il lui arrive quoi que ce soit, je vous suspends par les oreilles en remontant.

— Que veux-tu qu’il lui arrive ? rétorqua Eymeri d’un ton assuré. Ce n’est pas comme si elle était avec toi. »

Estrella, sentant la querelle poindre, se tourna vers les deux garçons :

« Arrêtez, je vous en supplie. Je n’ai pas vraiment la tête à ça… »

Un peu penauds, les deux garçons stoppèrent net leur dispute. La jeune fille s’engagea avec précaution sur les marches raides, tenant sa lanterne devant elle pour éclairer l’escalier et les murs blanchis par le salpêtre. Elle réalisa qu’elle n’était jamais descendue dans le sous-sol de sa propre demeure, alors qu’elle était montée dans le grenier assez souvent, pour fouiller dans les affaires d’enfance de sa mère.

Sa lampe fit jaillir de l’ombre une pièce spacieuse au plafond voûté. Le long des murs s’entassaient des casiers chargés de bouteilles, des caisses de toutes tailles, des vieux meubles rongés par le temps, les bêtes et l’humidité, des sacs dont le contenu impossible à reconnaître s’était répandu quand les rongeurs avaient grignoté la toile. Dans un coin, ce qui ressemblait à des plaques de marbre blanc dressées contre le mur attira son attention. La jeune fille décida d’aller voir de plus près de quoi il pouvait bien s’agir : l’ancien plateau d’une table ? Un manteau de cheminée démonté ? C’était difficile à dire dans cette pénombre.

Estrella poussa un léger cri en sentant quelque chose détaler sous ses pieds. En deux pas, Eymeri fut à côté d’elle et posa sur son épaule une main rassurante :

« Juste une souris, Estrella.

— Je sais », grommela-t-elle, vexée de s’être montrée aussi craintive.

Elle avait fait face à des Ombres, à Lizbet, à un Prétorien… ce n’était pas une petite souris qui allait l’impressionner. Elle avait juste été surprise.

Retroussant ses jupes pour les empêcher de traîner sur les dalles noirâtres, la jeune mage s’accroupit et approcha la lampe des plaques. Elle laissa échapper un hoquet de stupeur : il s’agissait d’une pierre tombale, qui semblait avoir été démontée après avoir été livrée plusieurs années au moins aux éléments. Elle portait le symbole classique de l’étoile à sept branches, qui représentait la fusion de l’âme dans la Lumière… Cette tombe avait été celle d’un – ou d’une – mage.

Estrella chercha quelque chose autour d’elle pour ôter la poussière, qui rendait la mention sous l’étoile pratiquement illisible. Elle avisa dans un coin une vieille brosse et s’en saisit, frémissant au contact du bois sale qui s’effritait sous ses doigts, et commença à nettoyer délicatement l’inscription. Quand elle eut fini, elle leva la lanterne à la hauteur des lettres pour les examiner…

« Alayn d’Outremont ».

Elle demeura un instant interdite ; non à cause du nom, mais de la date mentionnée à côté. La même que pour sa sœur jumelle, d’après l’armorial. Si Alayn était décédé à seize ans, comment avait-il pu être son grand-père ?

Ses arrière-grands-parents avaient-ils donc perdu leurs deux enfants ? Et dans ce cas, de qui descendait-elle ? Cela ne pouvait être qu’une plaisanterie. Une monstrueuse erreur. Mais personne n’était assez cruel pour faire passer pour mort un fils qui ne l’était pas… Elle secoua la tête, perplexe… Quelque chose lui échappait…

« Tout va bien, Estrella ? »

Elle releva la tête et vit Fontain et Eymeri la considérer avec un peu d’inquiétude.

« Rien, c’est juste… »

Elle se mordit la lèvre, consciente d’en avoir dit trop – ou pas assez.

« Pourquoi démonter une pierre tombale ? » se demanda-t-elle à haute voix.

Fontain fronça les sourcils :

« Eh bien… je dirais, pour la nettoyer la réparer… ou la remplacer par un monument plus grand… »

Un autre monument ?

Traditionnellement, les Hautes Lignées enterraient les membres de leur famille au fond de leur parc ou dans des cryptes comme celle de Trente. La plupart du temps, ces cimetières privés se situaient plutôt dans leurs grandes maisons de famille à la campagne, là où il y avait toute la place nécessaire. Mais pas toujours…

Estrella s’épousseta les mains en les frottant l’une contre l’autre et se leva :

« Il faut que nous allions explorer l’extérieur de la maison… » déclara-elle d’un ton décidé.

Les deux garçons se regardèrent, surpris. Estrella ramassa sa lanterne et se dirigea vers l’escalier. Eymeri et Fontain n’eurent d’autres choix que de la suivre.

ƸӜƷ

Il s’agissait d’un simple enclos de pierre ouvragée, dont le portail se flanquait de deux petites chapelles aux vitraux colorés. Rien de singulier : la demeure actuelle d’Estrella comportait le même type de cimetière privé, dissimulé derrière un discret rideau d’arbres. Seule Segara le détailla avec un mélange d’étonnement, de curiosité et de surprise. Elle s’avança et toucha l’étoile gravée sur l’un des piliers :

« Sur nos tombes… je veux dire, celles du peuple, c’est une phalène qui est gravée… Elle emmène les défunts sur ses ailes vers le Cœur d’Erastria…

— Je trouve cela plutôt joli », remarqua Estrella en lui adressant un petit sourire.

Non sans réticence, Fontain s’approcha pour déverrouiller la serrure, puis poussa sur les deux battants qui résistèrent un peu. Les portes s’ouvrirent enfin sur un espace envahi d’herbes folles d’où émergeaient encore quelques arbustes ébouriffés et des massifs de fleurs redevenus sauvages. Kaeli, qui se semblait pas très à son aise, serra ses bras autour d’elle en maugréant :

« Si on m’avait dit que j’allais visiter un cimetière… »

Les tombes s’alignaient, de tailles et de formes différentes, certaines anciennes, couvertes de mousse et usées par les éléments, d’autres plus récentes, qui avaient plus ou moins gardé leur blancheur initiale. Dans le halo de la lanterne, elles n’étaient que des silhouettes plus pâles sur le fonds de végétation sombre. Tenant sa source de lumière au niveau des inscriptions, elle passa de sépulture en sépulture, non sans fascination : des générations d’Outremont reposaient ici, ainsi que leurs conjoints, leurs enfants…

Elle découvrit avec étonnement de lointaines parentés avec d’autres familles des Hautes Lignées, qu’elle ne soupçonnait même pas. Un siècle plus tôt, l’un de ses ancêtres directs avait épousé une certaine Karoline de Syen... le patronyme de Kaeli. C’était peut-être pour cela qu’elle trouvait une ressemblance entre son amie et sa sœur Alicia…

Finalement, elle repéra le dernier monument : plus grand, plus récent, même si les lichens ne l’avaient pas épargné. Elle pouvait y lire trois noms : celui de la première Alicia, sa grand-tante, dont la date de mort correspondait à celle indiquée dans l’ouvrage qu’elle avait consulté. Les deux autres étaient ceux de son frère Alayn, qui d’après l’inscription était décédé à l’âge de vingt-six ans, et de son épouse, disparue la même année. Curieusement, cette dernière ne figurait que par son prénom : Sygne, épouse d’Outremont. Elle posa le bout des doigts sur la plaque sculptée : qui était cette Sygne ? Elle réalisa avec tristesse qu’à leur mort, son père devait avoir tout juste un an.

Elle pouvait comprendre pourquoi le monument initial avait été remplacé par ce tombeau de taille plus majestueuse, dont la stèle gravée de l’étoile des Mages avait été jadis rehaussée des Sept Couleurs de Magie : le caveau avait sans doute été agrandi pour le couple. Mais tout cela n’expliquait pas l’existence à la cave de cette plaque au nom d’Alayn… Pourquoi tant de mystères ? Quel secret obscur s’attachait à sa famille ?

Segara s’approcha à son tour, observant la tombe d’un œil pensif :

« Estrella… Si tu le souhaites, je peux tenter de sonder le passé pour t’aider à comprendre. Avec un peu de chance, je pourrai ramener quelques images qui te mettront sur la voie ? »

Estrella fixa la grande brune d’un regard confus, ne trouvant que répondre : elle n’avait jamais eu l’occasion de voir la compagnonne employer sa Couleur de Magie. Elle était secrètement impressionnée par cette capacité, comme par toutes celles que maîtrisaient ses amis. Elle les respectait profondément, quand bien même elle serait un jour en mesure de toutes les contrôler.

La proposition de Segara la tentait, mais… Était-elle prête à faire face à ce qu’elle risquait de découvrir ? D’un autre côté, elle se connaissait assez pour savoir que si elle ne trouvait pas réponse, la question la troublerait jour et nuit, ne lui laissant aucun répit.

« Vo… Volontiers, Segara », bredouilla-t-elle enfin.

La compagnonne lui offrit un sourire chaleureux :

« Merci de me faire confiance, Estrella. »

Elle ferma les yeux, et bientôt, des vagues de lueur indigo naquirent sous sa peau…


Texte publié par Beatrix, 3 avril 2016 à 22h49
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