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Frankenstein ou le Prophète Ressuscité
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tome 1, Chapitre 24 « Souvenirs d’un Homme presque Métallique » tome 1, Chapitre 24

Puisque nos dieux et nos espoirs ne sont plus que scientifiques, pourquoi nos amours ne le deviendraient-ils pas également ?

Villiers de l’Isle Adam, L’Ève future

Que n'ai-je détruit par le feu ces notes impies !

À présent que je les tiens entre mes mains, elles me brûlent les doigts. Si elles n'étaient de mon propre sang, j'oserai affirmer qu'elles sont l'œuvre d'un démon.

Docteur Seward, que n'avez-vous prononcé de funestes paroles ! En mon sein gronde le sombre désir d'approcher la créature enfermée entre les murs de votre asile, toucher du doigt la folie de cet homme, découvrir l'ombre qui a perverti son esprit.

À n'en point douter, il a rencontré l'être de toute chose, le nourricier de l'épidémie qui s'empare un peu plus chaque jour des plus faibles d'entre nous. À l'effroi qui gagne les quartiers les plus déshérités, il faut ajouter la violence des gens de lois et de paix, qui ont pour ordre de refouler la populace laborieuse et d'empêcher de sortir quiconque des zones de sûreté.

Est-ce ainsi que Sa Majesté espère remporter la guerre : enfermer ses propres sujets, si démunis fussent-ils, leur donner la bastonnade lorsqu'ils désobéissent, ou encore les obliger à respecter un droit de circulation inique ?

Déjà plusieurs voix s'élèvent, car ces pauvres hères au regard vide sont bien inoffensifs en vérité. Incapables de se sustenter par leurs propres moyens, ils se laissent mourir de faim, faute de se souvenir de quelle manière l'on ingère la nourriture, ainsi que me l'a rapporté l'une des moniales de Covent Garden. Automates de chair, leur maître semble ne se servir d'eux qu'avec pour seul dessein de répandre la peur dans la ville, d'instiller la terreur dans les cœurs ; ils me rappellent les hordes de prolétaires vomies chaque jour des usines de textiles de Manchester, comme le décrit le professeur Engels dans son ouvrage : la situation de la classe laborieuse en Angleterre. Cependant, je ne puis me détourner de ma résolution première. Les obstacles sont immenses ; toute une vie d'homme n'y suffirait pas.

Ainsi, en mon for intérieur, résonnent, d'une bien étrange manière, les paroles de cet homme, R.M Renfield ; « Chaque vie que j'ingère me redonne de la force » et le professeur Seward de parler de lui en la manière d'un maniaque zoophage, dont le seul désire est d'absorber le plus de vie possible.

La vie, les vies, en ce moment même je ressens la main glaciale du démon qui me souffle à l'oreille ses abominables suggestions.

Ah ! que ne puis-je percer son secret ? Que ne puis-je rencontrer ce maître, dont il ne cesse de se languir chaque nuit ?

Anxieux ? Je le suis ! En proie à mes désirs et à mon éthique. J'ai juré d'élever l'humanité à de son créateur, ainsi la délivrer de ses éternels tourments. Désormais, il me semble apercevoir les rives du sacrifice qu'il me faudra consentir ; sans doute aussi le moyen de le circonvenir, même si pour cela je dois emprunter le chemin des plus épaisses ténèbres.

Ô dieu, pardonne l'impie, car c'est en ton nom que je m'apprête. Guide ma main, qu'elle ne tremble pas ! Que je ne faillisse pas !

Journal de H.F.

Le 1er avril 1894

***

Paris, France, 26 février 2067

Ainsi que le lui avait demandé le concierge, il a glissé en quittant l'immeuble le trousseau dans la boîte dédiée. Dehors, le vent avait chassé les nuages qui s'étaient amoncelés. Le ciel dégagé, le soleil baignait la ville d'une lueur singulière. Le poing refermée sur son secret, Achille était reparti comme il était venu, non sans s'être attardé dans le dédale de la cité des morts, toute proche.

Maintenant étendu sur son lit, Achille élève la minuscule bille de verre au-dessus de ses yeux, tandis que dans sa tête les images du passé défilent.

La main sur la serrure, il a effleuré le pêne qui, ensuite, a coulissé sur lui-même.

Derrière lui, l'appartement silencieux semble le narguer. De l'autre côté, au travers de la voûte, le soleil éclabousse les marbres des couleurs du couchant.

Du regard, il a embrassé la majestueuse, et ô combien vertigineuse, cage d'escalier puis, les mains sur la rampe, il en a commencé la descente ; Orphée aux Enfers avec pour seule arme sa lyre et son chant.

Sous ses doigts, le bois verni a glissé. Sous ses pas, le parquet a craqué. Sous ses chausses, la moquette a étouffé les sons. Dehors... dehors, il y a eu le bruit, les vagissements de la cité, les soubresauts de gens morcelés, les inattentions des humains zombifiés, les oublis des réifiés.

— Tout n'est qu'artifice, pourtant rien n'est factice, murmure-t-il, comme il reprend les mots mêmes du capitaine Vrénillac.

En face de lui, une gravure d'Odilon Redon, Vision, semble le narguer. Dans le sous-verre se reflète sa figure, fatiguée, presque usée. D'une main molle, il la décroche, puis ouvre la porte du placard dissimulé derrière. Au fond, repose un étrange cube de bois noir.

Des clones, des morts impossibles, l'Institut Craig Venter, le Tsadiqim... quel sera le prochain. Mais est-ce encore de leur ressort ? Ne sont-ils pas les symptômes de la Honte Prométhéenne ? Que recherchons-nous ? La vérité ? Ou seulement un billet, un aller simple pour l'Enfer ?

— Je désire vous faire un cadeau, Achille, chuchote soudain le capitaine comme il se lève de son fauteuil ; dans le cendrier en marbre sa cigarette achève de se consumer.

Un instant disparu, il revient, entre ses mains un cube en ébène de la taille d'un bocal de bonbons.

— Je l'ai trouvé, il y a quelques semaines de cela, au détour d'une brocante, poursuit-il tandis qu'il soulève avec précaution le couvercle. Selon l'antiquaire qui me l'a vendu, il daterait du début du XXe siècle et aurait appartenu à Marie Curie. Il va sans dire que l'on peut raisonnablement douter de cette dernière assertion.

Sans voix, Achille contemple l'étrange machine.

— Qu'est-ce que c'est ? murmure-t-il, admiratif du délicat ouvrage. Avec précaution, il ouvre l'un des panneaux latéraux.

— Un épidiascope, un ancêtre de nos actuels appareils holographiques. Il permet la projection et l'agrandissement d'images d'objets transparents. J'avoue, j'ai pensé à vous, Achille. Je me suis souvenu de votre goût pour les beaux ouvrages. À présent, laissez-moi vous l'offrir ! Je doute que nous ayons d'autres occasions de nous revoir, achève-t-il dans un sourire, un rien énigmatique.

Achille ne répond pas, trop absorbé par l'examen de l'exquise mécanique optique.

Était-ce une prémonition ? Achille n'y pense pas et pose l'épidiascope sur son bureau. Lentement, il introduit avec une extrême délicatesse la minuscule bille de verre, avant d'allumer la mèche.

Assis dans un fauteuil de cuir craquelé, il contemple le mur sur lequel s'affichent des mots, quelques mots qui suffisent à le plonger dans le plus profond désarroi. Les yeux étrécis, il les fixe comme s'il avait eu le pouvoir de les faire disparaître. Autour de lui, le silence impénétrable semble s'épaissir un peu plus à mesure que le jour décline. Un instant, il croit apercevoir les volutes bleutées d'une cigarette, des brins qui se consumeraient avec lenteur tandis qu'un fantôme tirerait dessus. Nerveux, Achille attrape son paquet qui traîne sur la table basse.

Depuis combien de temps n'a-t-il pas fumé de tabac ?

Humide, elle s'enflamme avec difficulté et répand une odeur âcre d'herbes passées. Sur le mur, les mots se refusent à disparaître, malgré la brume azurée qui envahit peu à peu la pièce.

— Vous êtes sûr de ne pas vouloir goûter, insiste le capitaine ; ses yeux brillent.

En fait, il n'est certain de rien. En face de lui, Vrénillac tire encore une bouffée et souffle un jet puissant qui se disperse dans le plafond. Ses lèvres esquissent un sourire étrange ; il souhaite parler, mais sa bouche demeure scellée. De l'index, il pointe la fenêtre au couchant, puis expire une nouvelle fois la fumée bleutée qui s'enroule, puis se tord en de singulières arabesques.

— Certain ? susurre-t-il.

Non, il n'en est pas certain. Achille hésite. L'odeur suave du tabac jamaïcain envahit l'atmosphère, en même temps que sur les murs les ombres prennent vie.

— Achille. Regardez ces poupées, elles sont l'image vivante de notre humanité présente, soupire-t-il, comme il désigne les étagères où s'alignent les créatures inertes. Si semblables, si belles, si parfaites et en même temps si fragiles. Quel est donc ce besoin atavique de nous projeter en elle ? Pourquoi un tel désir de perfection, de fixation ? Un philosophe du milieu du XXe siècle, Günther Anders, parle de la Honte Prométhéenne : la honte qui s'empare du « honteux » (« beschämend ») devant l'humiliante qualité des choses qu'il a lui-même fabriquées*. Qui suis-je désormais ? se demande le Prométhée d'aujourd'hui, bouffon de son propre Parc de machines. Que suis-je désormais ? **

Un peu de cendre tombe de sa cigarette, volette, puis plonge sur le parquet ; juste un peu de cendres. Au même moment, il lui semble que sa silhouette disparaît, comme si elle se fondait dans les ténèbres.

— Vous voyez Achille, tout n'est qu'artifice.

Sa voix résonne dans l'obscurité. Répercutée sur les murs, elle semble provenir de toutes parts.

— Pourtant rien n'est factice, puisque j'existe.

— Achille, ne laissez ni vos yeux voir ni vos oreilles entendre, ce que vous-mêmes ne pouvez comprendre, ajoute-t-il désormais invisible.

Dans le fauteuil, le capitaine Vrénillac n'est plus, ne demeure que le mégot d'où s'échappe un léger filet de fumée et son empreinte dans le dossier fatigué.

— Capitaine !

Sa voix teintée d'angoisse rebondit sur les murs, tandis que les échos se répandent dans l'obscurité. Du regard, il fouille le salon désert. Au fond du siège, les creux imprimés dans la matière trahissent la réalité présente de l'être assis quelques secondes plus tôt. Avec précaution, il s'en approche pour mieux l'examiner. Sur le rebord, la cigarette achève de se consumer ; l'extrémité rougeoie encore, avant de s'éteindre dans un ultime hoquet de fumée. Sur les étagères, les poupées silencieuses ne manquent pas de le narguer, tandis que leurs yeux vides fixent la fenêtre. À tâtons, il longe les murs à la recherche d'un mécanisme ou d'une trappe, en vain. Agenouillé sur le plancher, il ne découvre même un filet d'air qui s'infiltrerait entre les lames du parquet ; rien, sinon l'absence, le vide, le néant. Nerveux, il ferme les paupières. Dans la pièce flotte un étrange mélange d'eau de toilette et d'herbes sèches, tandis que lui parviennent les sons de minuscules craquements ; soupirs du bois vieillissant. Parfois, il croit surprendre le bruit feutré d'un pied qui glisserait sur le sol, mais ce n'est qu'illusion comme tant de choses dans ce lieu. Soudain, un éclat de rire jaillit, puis explose en une cascade d'écho.

— Rouvrez les yeux Achille, cela suffit ! Je n'ai pas à cœur de vous blesser.

En cet instant, il l'aurait volontiers frappé, mais la gravité de son visage l'en avait dissuadé.

— Un jour, je disparaîtrais !

Le ton est grave. Devant lui se tient son capitaine, le militaire, non l'homme. Les lèvres pincées, leste, il s'empare d'une nouvelle cigarette et l'allume.

— Des poupées, Achille. Voici ce que nous sommes devenus ; pas même des choses ou des robots, seulement des poupées, de jolies poupées que des fous font tendre vers la perfection.

Ignorait-il les origines de sa naissance ? Non ! Sinon, pourquoi la lui avoir confiée ? Après tout, n'est-il pas lui-même une si jolie poupée ?

La poupée. La poupée, elle est là, la poupée au teint de jade. Intacte avec sa figure de porcelaine et ses yeux de verres, elle est, toutes ces années, demeurée au fond de ce placard, derrière la mallette de l'épidiascope.

— Prenez-là, je vous prie ! comme un souvenir de ma part.

Le capitaine l'avait attrapé puis le lui avait tendu. Pourquoi celle-ci, plutôt qu'une autre ? La question lui brûle les lèvres.

— Elle vous intrigue, n'est-ce pas ? J'ai vu votre regard quand vous vous êtes croisés ; elle est le joyau de ma collection. Peu m'importe, à présent qu'elle a trouvé son légitime propriétaire ; je sais que vous en prendrez grand soin.

Silencieux, Achille la saisit presque religieusement. Son teint blafard, ses prunelles de verre grand ouvert sur une existence vouée au néant, sa bouche dessinée de main d'homme ; il marque un temps.

— Merci, Capitaine, chuchote Achille.

Du bout des doigts, distrait, il caresse la tête de la poupée ; dans ses yeux se reflètent les couleurs fanées de la pièce obombrée. Soudain, il la saisit, puis la pose en regard de l'épidiascope ; sur sa figure illuminée s'inscrivent désormais les lettres maudites.

— Que cela signifie-t-il, Capitaine ? soupire-t-il, comme il exhale un jet de fumée en direction du plafond et de ses ombres singulières. Au même instant, une voix par trop familière s'échappe de la créature de porcelaine :

— Bonsoir, docteur Brévin. Il y avait fort longtemps, n'est-ce pas ? Enfin, le temps n'est plus à la parade ni aux saluts.

— Capitaine Vrénillac ! s'exclame-t-il à mi-voix.

— En effet, du moins ma voix, Achille. Parfois, il est, nécessaire, de consentir à certains sacrifices et celui-ci en est un, car vous n'ignorez pas comme je me suis toujours défié des objets électroniques ; on ne sait jamais quel mouchard peut s'y loger. Fort heureusement, même tombé en d'autres mains que les vôtres, personne ne sera en mesure de remonter ma trace. Voyez-vous, j'ai procédé à cet enregistrement quelques heures seulement après votre départ, Achille.

La voix marque une pause. Son mégot encore fumant entre les doigts, il fixe la poupée dont la bouche semble s'ouvrir par à-coups. Le front plissé, il l'observe avec une inquiétude sincère tandis qu'il fouille le tiroir du bureau, puis en sort un boîtier en résine, qu'il contemple un long moment. Par la fenêtre, il aperçoit les bobines magnétiques ; il y a si longtemps qu'il ne s'en est pas servi ; une relique parmi tant d'autres. D'un geste sûr, il ouvre le compartiment et insère une seconde cassette, vierge. Puis il le retourne. Ses doigts pressent une lame de plastique, découvrant une logette, dans laquelle il glisse quatre cylindres noirs, barrés d'un éclair gris à l'éclat métallique. De l'index, il effleure les touches, s'attardant sur l'épais bouton de couleur orange :

REC, lit-il au-dessus.

Les yeux dans le vague, il écoute le doux murmure qui s'échappe de la poupée.

— Un jour, une vieille femme confia une noix à une jeune fille. Un jour, elle te sera utile, avait-elle dit. Merci capitaine, murmure Achille, comme il enfonce l'un des boutons.

Dans la fenêtre, les roues dentées tournent sur elles-mêmes, puis s'arrêtent comme il appuie sur le bouton "STOP", avant de repartir en arrière.

— Rassurez-vous Achille, si vous entendez cet enregistrement, alors je suis très certainement encore en vie ; du moins le supposé-je. Bien sûr, je ne peux qu'ignorer ce qu'il adviendra de moi après mon départ, malgré toutes les précautions dont je me suis entouré. Toutefois, qui sait, peut-être aurons-nous l'occasion de nous retrouver. Qui sait, Docteur Achille Brévin ?

***

Clamart, France, 27 février 2067

— Que fais-tu ?

Debout dans la pénombre, ses iris reflètent les ombres et son inquiétude, dans sa chevelure ébène danse la lune. En proie au tourment, il sent les larmes lui monter aux yeux, comme une liqueur amère remonte dans sa gorge ; un nom s'affiche sur l'écran. Clignotant, il donne à sa silhouette blafarde des allures de spectre.

Immergée dans son cocon de métal, il ne peut détacher ses prunelles de son corps inerte, brûlé au dernier degré. Ses paupières, encore translucides, laissent entrevoir les globes ivoire de ses yeux. Parfois, des mouvements sporadiques agitent la créature plongée dans un coma artificiel.

— Comment se déroule le processus de régénération tissulaire ? s'enquiert l'homme auprès d'un technicien, occupé à relever les paramètres sur la console.

Du regard, il suit le mince réseau de veinules et d'artérioles en reconstruction.

— Nous sommes pour le moins satisfaits. Nous craignions que la régénération des poumons ne présente quelques difficultés, cependant la patiente a fort bien répondu aux hormones de croissance ; nous n'aurons sans doute pas à envisager des greffes de cellules souches.

L'homme hoche la tête en signe de satisfaction.

— Et la police que dit-elle ?

— Hum, d'après les pompiers, il s'agit d'un incendie accidentel, bien que le point de départ du feu ne se trouva point dans son logement. En fait, les flammes ont remonté la conduite de ventilation, puis se sont ainsi propagées à tous les appartements ; elle a eu beaucoup de chance, car elle demeurait au premier étage. Quant à sa famille... son père est décédé sur le front ; guerre de Corée et sa mère... hum, je crains que nous n'ayons retrouvé ses restes...

— Ah...

Du bout des doigts, il effleure le caisson.

— Hyo-jin.

Ses yeux pénètrent les siens.

— Ouvre mon cœur, force cette porte dans laquelle j'ai emprisonné mon âme, hurle-t-il en lui-même.

Les mâchoires serrées, il ne dit rien, quand il s'effondre soudain, en proie aux sanglots, entre les bras généreux de son amante. La tête sur sa poitrine, elle caresse sa chevelure désordonnée. Discrètement, elle jette un coup d'œil sur l'écran ; un nom flotte à sa surface.

— Qui est ce Craig Venter ? s'enquiert-elle, comme il tremble de tous ses membres.

— Ah, soupire-t-il. C'était un biologiste, un pionnier du séquençage et de la biologie synthétique. Il est surtout connu pour son défi lancé à la face du monde académique, lorsqu'il se vanta, en 1998, d'être capable de déchiffrer l'intégralité du génome humain avant l'année 2000. En vérité, son véritable dessein aurait été de le breveter, ainsi que le permettaient les lois de l'époque. Mais s'il n'avait été que cela...

Impuissant, il contemple ses mains tandis que ses mots meurent dans les ténèbres. Osera-t-il ?

— Hyo-jin...

Craig Venter... Un pâle sourire illumine un court instant sa figure, avant de s'effacer. Soudain, il la sent raffermir son étreinte. Des lèvres embrassent les siennes, une langue se glisse, des doigts le caressent ; il est faible.

— As-tu peur que je m'envole, que je m'enfuie, que je disparaisse dans la nuit ? murmure-t-il, comme elle détoure son visage glabre.

Hyo-jin rit et son rire a des éclats cristallins.

— Toi, non, lui susurre-t-elle comme sa langue s'insinue entre ses lèvres. Mais ton âme, Hugo... je la vois qui fuit, qui s'enferme dans un puits de ténèbres chaque fois que tu entrouvres la porte de ce monde que tu dissimules au milieu des ombres.

— Mon âme... soupire Hugo. Hélas...

Mais il n'achève pas sa phrase ; il ploie.

— Pourquoi ?

En face de lui, l'homme esquisse un sourire narquois, malgré la maladie qui le ronge : il hausse les épaules. Pâle, son teint paraît encore plus blafard, comme son visage est plongé dans les rayons de la lune. Soudain, il se lève hors de son fauteuil et s'avance vers la baie vitrée ; il lui tourne le dos. Désarmé, ce serait si facile ; un coup bien placé entre les vertèbres et tout sera fini.

— Ce n'est pas à moi de te répondre. Moi je ne suis qu'un achèvement, une fin prématurée, ricane-t-il.

Dans la fenêtre, son reflet est celui d'un homme qui a trop vécu, trop vu.

— C'est une bien étrange situation : vivre la mort par procuration. Tu ne crois pas ?

Derrière, l'homme n'ajoute rien ; il hausse les épaules. Dans sa main, la lame luit et reflète la lumière d'une nuit sans lune, illuminée et artificielle. Devant lui, l'autre fixe la façade noire de l'immeuble qui leur fait face.

— Je suis le cinquième. Le savais-tu ? Non ? Au fond, tu t'en fiches.

Une quinte de toux l'interrompt.

— Une chose idiote contre laquelle personne ne peut quoi que ce soit. Pourquoi ne ressens-je aucune colère ? Tu peux me le dire ? Le peux-tu seulement ? Après tout, je n'ai que 73 ans et je me meurs d'une maladie que tout le monde ou presque a oubliée. Et toi tu es toujours, identique, lisse, sans prise sur le temps qui passe.

Un sourire mauvais se dessine sur ses lèvres.

— Es-tu satisfait...

Lentement, il se retourne et plante son regard dans celui de sa victime mutique ; une garde dépasse de sa gorge.

— Satisfait ? soupire-t-il comme il ôte la lame de la trachée de son interlocuteur.

Des larmes roulent le long de ses joues.

— Je ne sais pas.

En face de lui, ironique, l'homme sourit toujours, puis s'écroule sans un bruit.

Est-ce que tout cela n'est pas vain ? Courir après des chimères innombrables...

Sur le sol, le corps s'affaisse doucement, déjà le processus s'amorce.

Mais on ne combat pas une idée avec des armes...

La lame au-dessus de la flamme, elle rougeoie puis blanchit. Trempée, dans l'eau, elle éclate. Songeur, il vide le seau, puis rassemble les débris qu'il fourre dans un sac de toile ; les déchets infectieux seront ramassés dans quelques heures.

* Günther Anders à propos de son livre L'Obsolescence de l'homme Editions de l'encyclopédie des Nuisances Editions IVREA sur la honte prométhéenne. La citation a été reprise à la page 37

**Citation extraite de L'Obsolescence de l'homme Éditions de l'encyclopédie des Nuisances éditions IVREA sur la honte prométhéenne page 40.


Texte publié par Diogene, 1er septembre 2018 à 23h07
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tome 1, Chapitre 24 « Souvenirs d’un Homme presque Métallique » tome 1, Chapitre 24
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