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Frankenstein ou le Prophète Ressuscité
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tome 1, Chapitre 16 « L'Ange Damné » tome 1, Chapitre 16

"C'est bien la pire folie que de vouloir être sage dans un monde de fous."

Érasme, Éloge de la Folie

Aurais-je ? Non ! Ai-je perdu la foi ? Se pourrait-il que cette flamme, ce feu ardent qui animait mon âme ait été soufflé, étouffé, de la même manière que l'on mouche une bougie ?

J'ignore les mots, les paroles, les images nécessaires à décrire mon malaise, mon mâle être. Cela fait plusieurs jours de suite que je disparais dans les sous-sols du manoir et que je demeure alors sous terre dans la contemplation de cette chose être, être et inerte. À contrecœur, j'avais accepté l'invitation de Williams et je m'étais rendu à la conférence de Maxwell à l'université d'Édimbourg. Rarement, semblable événement ne m'avait jamais autant ennuyé. Mes pensées étaient dispersées, morcelées. En fait, toute mon attention était tournée vers elle. À la fin, j'avais prétexté une fièvre passagère pour m'excuser de mon peu d'entrain. Fort heureusement, j'avais pris soin de conserver avec moi toutes les notes prises entre deux céphalées ; peut-être les lirai-je plus tard. En attendant, mon majordome s'inquiète.

Je le comprends.

Chaque matin, il dépose devant la porte de ma chambre un plateau, qui disparaît presque immédiatement. Je n'ignore pas qu'il me guette dès que le temps lui est favorable. Hélas, jamais il ne verra sortir de la pièce, car il n'a pas connaissance de ce passage, dissimulé dans l'âtre, qui me permet de m'échapper hors ce purgatoire. Si je ne gagne pas les laboratoires de feu mon oncle dans les souterrains, alors je m'enfuis sur la crête, là où les flots battent les flancs escarpés des falaises. Parfois, il me prend l'envie de plonger dans les tourments furieux pour ne plus être hanté par cette vision d'un abysse vertigineux, malgré l'appel désespéré de cette plèbe, à qui j'ai fait serment de l'arracher à sa condition inhumaine.

Quand il en est ainsi, je me rends à l'à-pic, là où, sur la pointe des pieds, j'embrasse du regard le vide liquide. Tout en bas, le ressac des vagues se fracasse sur les rochers déchiquetés, ne laissant pour unique trace de son passage qu'une écume blanche et foisonnante. J'imagine alors mon corps, empalé sur l'un d'entre eux, teintant de sang les flots enivrants. Seulement, je les vois. Tout au fond du gouffre, ses yeux morts, ses yeux mornes qui me rappellent ce qu'il a fait.

Pourquoi ? Pourquoi l'avoir détruite ?

Elle était votre œuvre, mais vous avez pris peur. Votre geste était plein de colère et de haine, mais aussi de dégoût et de mépris pour vous-même. Vous n'avez pas osé vous regarder ensuite et vous avez fui.

Pourquoi lui avoir refusé ce qu'elle désirait ? Pourquoi avoir été aveugle à son cœur ? Vous, son créateur ! Pourquoi être demeuré sourd à ses appels ?

Elle ne réclamait que de l'amour, de la tendresse à son égard. Vous qui avez fait d'elle un être hideux et monstrueux au regard de l'humanité. Voilà votre pêché. Vous avez cru en une humanité bienveillante et ouverte. Mais elle tremble de terreur. Il suffit de se pencher par la fenêtre pour la lire dans leurs yeux. Hélas, il est encore un temps où un visage agréable vous ouvre toutes les portes, alors même que les intentions du cœur sont malhonnêtes. Un jour, peut-être, cessera-t-elle d'avoir peur et alors elle sera délivrée de la misère. Mon oncle, de vos erreurs, je ferai jaillir la lumière !

Extrait du journal de H.F.

Le 23 février 1894

***

Clamart, France, 16 février 2067

Les mains plaquées sur le clavier de son piano le démon frappe de nouveau. Au-dessus de lui, sa victime consentante se rit de lui. Dans ses yeux de chat se reflète un céleste miroir, dans lequel brille l'éclat d'un diamant éternel. Du bout de l'index, elle effleure le visage du joueur aux prises avec son maître, tandis que s'élève l'infernale musique.

— À quel jeu joues-tu, Hugo ? l'interroge Hyo-jin, dont la robe a glissé sur ses cuisses.

— Un jeu dangereux, susurre-t-il, un doigt court sur ses lèvres purpurines.

***

New Singapor, Malaisie, 16 février 2067

— C'est un jeu qui ne connaît ni de vainqueur ni de vaincu.

— Pourquoi ?

— Parce que c'est...

***

Charenton-Le-Pont, France, 16 février 2067

— Un jeu de dupes.

Les mains dans les poches, son borsalino enfoncé sur le crâne, son imperméable boutonné jusqu'au col, Franz se glisse dans l'obscurité d'une nuit solitaire. Derrière lui, il sait que s'éloigne une voiture, avec à son bord deux hommes en proie à leurs tourments. Éclairées par les falots lampadaires, les jardinières ne sont plus que l'ombre de ce qu'elles auront été, maintenant peuplées de fleurs fanées et de plantes à l'agonie, alors que l'automne tire à sa fin. La tête basse, presque rentrée dans les épaules, Franz marche. Dans son esprit, des songes, des visions, des souvenirs, des échos.

Étendue dans l'herbe haute, elle sent ses lèvres se coller aux siennes, sa langue à la recherche de l'autre, tandis qu'une main explore son corps.

Est-ce la sienne ?

Calme, elle s'est retirée dans un endroit qui n'appartient qu'à elle, tandis que l'ombre goûte le fruit interdit de son origine.

Accoudé sur la rampe, une cigarette entre les doigts, Franz inspire la fumée chargée de nicotine et de psilocybine. Soudain, une bourrasque se lève, la lui arrachant presque. Sentencieux, il grommelle tandis que la cendre grise se disperse dans les ténèbres. Songeur, son mégot achevée, coincée entre le pouce et l'index, il l'écrase sur le contrefort de métal. Un instant, il hésite, puis la glisse dans une poubelle accrochée au poteau du réverbère. Penché, il fixe les reflets houleux des lampadaires dans la Marne, puis s'en va. En face, une automobile le croise ; ses phares opalescents balaient l'espace urbain. Mutique, il la contemple. Silencieuse, elle roule sur le pont, ralentie par la chaussée humide. Dans les fenêtres fumées, il aperçoit son écho qui s'étire, avant de disparaître. Dans l'obscurité, il n'est plus que deux taches écarlates qui s'éloignent. Bientôt, elle sera avalée par les ténèbres.

— Qu'est-ce qui a changé ? songe-t-il.

Comme pour lui apporter une réponse, la figure d'une femme aux lèvres purpurines embrasse soudain le panorama, avant de céder la place à une bouteille de parfum ; en fond, une cheminée d'usine dans un paysage bucolique.

Les mains dans les poches, son borsalino enfoncé sur le crâne, son imperméable boutonné jusqu'au col, Franz reprend sa marche. La tête basse, il remonte le chemin de halage en direction de la rue Victor Hugo. Quelque chose étreint son cœur, alors qu'il s'engage dans la rue Paul Eluard, cependant que le malaise grandit, comme il pose la main sur la poignée de la porte en fer forgé.

Pourquoi ?

Sur le seuil de son appartement, Franz contemple la pièce en désordre. Dans sa poitrine, l'affliction reflue ; il s'y était attendu.

Alors, pourquoi ne pas avoir pris les devants et ne pas l'avoir jeté dehors avant ?

Peut-être parce qu'il caressait le vain espoir de s'être trompé. Poli, il n'aura emporté que ses affaires, mais non ses habitudes. Las, Franz s'avance de quelques pas dans le salon jonché d'objets hétéroclites, de livres et de cartons vides. Indifférent, il avise une bouteille de bière, dont la capsule semble intacte, et s'en empare ; elle est pleine.

Au moins sa soirée ne sera-t-elle pas complètement gâchée.

Par la fenêtre, il aperçoit la nuit salie. Des quatre lampadaires présents, seul un fonctionne encore, déversant dans la rue une lueur aussi sinistre qu'erratique. De toute façon, il ne peut guère espérer mieux dans une cité où tout se monnaye désormais. La main plaquée sur le mur, il presse un bouton, cependant que dans un concert de grincement, le volet roulant, ou plutôt croulant, descend. Petit à petit disparaît l'image de l'un des derniers vestiges de ce bout de ville ; le beffroi dont l'ombre s'étirait autrefois jusqu'aux portes, avant qu'il ne le condamne et ne le rase.

— Applique-toi. Tes doigts manquent de souplesse tout comme ton poignet. Regarde les miens.

La femme qui lui parle a les cheveux bouclés ; elle sent le parfum bon marché. La petite fille l'observe avec attention, elle est fascinée par le jeu de ses doigts qu'elles écartent avec aisance, comme si de rien n'était.

— Prête-moi un instant ta main, s'il te plaît.

La jeune fille la lui tend, mais rougit aussitôt qu'elle ressent le contact de la peau de son professeur contre la sienne. Au fond d'elle-même, elle prie pour qu'elle n'ait rien remarqué.

— On va faire quelques exercices.

Sa voix est douce, pas comme celle du père qui lui récite tous les samedis la catéchèse.

— Quelques exercices, murmure amusé Franz à voix basse.

Dans un coin de la pièce, un vieux piano prend la poussière ; la seule chose pour laquelle il leur aura dit un jour merci. Franz s'approche de l'instrument, tandis que ses doigts caressent les touches silencieuses. Demain sera un autre jour, sûrement, peut-être, alors il rangera son appartement et tout sera comme avant. Des verres, quelques bandes dessinées oubliées, une bouteille de scotch, de même qu'un casque, traînent au-dessus du clavier. Jeu interdit, il se rassure, car peu de personne oseraient le dénoncer, le privant ainsi de son présent. Le sourire aux lèvres, il s'assoit sur le tabouret, puis s'empare des écouteurs qu'il place sur ses oreilles. Lui seul profitera de cette passion, qui autrefois suscita bien des cauchemars chez ses parents. Déjà, ses phalanges le démangent. Soudain, il plaque son premier accord ; graves, lourdes, sourdes, les premières notes de l'invocation d'un démon.

Claustré dans sa musique, il se remémore la journée : les deux cadavres retrouvés, la pestilence, les délires de Max, l'effroi d'Achille, ce bar, lieu maudit et mystérieux, enfin cette plongée dans les abysses de la nuit. Ils avaient eu beaucoup de chance. Sans la présence providentielle de cette monoroue qui les avait dispersés, qui sait ce qu'il serait advenu d'eux. Aucun d'entre eux n'a eu le temps de relever sa plaque d'immatriculation. De plus, leur véhicule, trop vétuste et presque plus entretenu, ne possédait plus depuis un moment de caméras. Dommage, il eut été curieux de découvrir l'identité de leur mystérieux bienfaiteur. Dans ses oreilles se répandent les notes d'un jeu dangereux, entrecoupées des spasmes d'un aigu presque malvenu ; autant de coups de poignard dans son âme. Au-dessus de ses mains flotte le cadavre de l'étudiant, son troisième œil planté au milieu du front, au lieu de l'arrière du crâne. Tache noir métallique, il devine son reflet dedans ; le visage d'un homme qui jadis fut un ange.

— Qui donc a mis fin à tes jours ? murmure-t-il à l'adresse du fantôme. Un sage ou bien un fanatique ?

L'être éthéré ouvre la bouche. De ses lèvres décharnées sortent des sons muets. Il n'a rien vu, rien entendu, seulement le souffle fugace de son assassin sur sa nuque et puis le froid ; la main glaciale de la mort qui se referme sur sa vie, qui l'emporte vers le trépas. Il ne dira plus rien. Franz suspend son geste, il a envie d'une bière. Son regard est attiré par l'objet qui brille par terre. Paresseux, il s'étire jusqu'à ce que ses doigts touchent le parquet, avant de s'emparer de ce qui s'avère n'être qu'un décapsuleur. Le casque toujours sur la tête, il n'entend pas la pluie qui tambourine sur ses fenêtres ni l'orage qui se déchaîne.

— Ah ! soupire-t-il, comme le liquide se répand dans son gosier asséché.

Devant lui, le spectre s'est retourné, l'œil toujours fixé sur lui. À la surface se reflète encore le minuscule visage, dont les prunelles sont comme des points brillants. Franz sourit. Du bout des doigts, il frappe les touches de son piano, tandis que la bière coule à flots.

— Pourquoi ne parles-tu pas ? Tu es mort à présent. Quelle importance cela peut-il revêtir pour toi ? Il ne t'a pas coupé la langue que je sache, ricane-t-il à l'adresse du spectre qui lui fait face.

— Bien sûr, tu es mort, marmonne-t-il. Comme toutes ces fausses consciences qui nous comblent de leur indigence.

La main suspendue au-dessus clavier, il regarde filer la bouteille qui vole dans les airs, avant de s'en aller s'écraser sur le parquet, en une multitude d'éclats de verre.

— Et merde ! jure-t-il entre ses dents.

Pourtant, il ne s'en formalise pas. À la place, il donne libre cours au démon qui, dans son cœur, se déchaîne. Dans ses oreilles se répand une musique aux accents indicibles, mélancoliques, romantiques ; la musique libère la bête qui se tapit en lui, le fauve qui, certaines nuits, s'enfuit, pour mieux s'abreuver de furies.

Dans le ciel, la lune approuve. Gibbeuse, elle expulse de toutes ses forces ce pouvoir qui sommeille en lui. Penché sur son instrument, il se déchaîne, heurtant les touches, frappant le corps. Ce n'est plus un homme, mais un dément ; un démon jailli des entrailles d'une matrice qui n'a jamais eu rien d'humaine. Soudain, il plaque un accord qui lui crève presque les tympans. En sueur, il arrache le casque de ses oreilles, rétractant les griffes qui avaient commencé à sortir. Une main devant sa figure, il contemple la métamorphose à rebours ; dans sa bouche, un goût de métal l'envahit.

— Qui êtes-vous ? murmure-t-il, fasciné par l'être qui se tient devant lui.

Entre son pouce et son index, il retient une ombre aux contours flous. Son visage couleur d'albâtre contraste avec l'obscurité. Enfoncées au plus profond de ses orbites, deux prunelles écarlates brûlent. L'être passe sa langue rougie sur ses lèvres vermeilles. Une sourde douleur le fait grimacer, cependant qu'il lâche sa proie, qui choit sur un sol boueux. Ses doigts, longs et effilés, s'achèvent par des griffes, encore plus tranchantes que des rasoirs ; elles dégouttent d'un sang noir.

— Est-ce que tu me vois ? souffle la créature dans l'obscur.

— Oui, chuchote le garçon, pas tout à fait comme il faut.

En face de lui, la chose s'affaisse, comme si elle se rappelait soudain des souvenirs douloureux et lointains. Curieux, il fait quelques pas en sa direction le bras tendu. Il veut toucher du doigt cet homme qui n'en est pas un.

— Non ! s'exclame l'autre d'une voix étouffée. Tu ne peux pas, tu ne dois pas. Pas encore ! Il est trop tôt.

Sa respiration rauque lui parvient, une haleine chargée de miasmes animaux.

L'adolescent s'arrête. Il aurait pu continuer à s'avancer, mais l'injonction était trop forte. Il y avait trop d'autorité dans cette voix éthérée, cependant qu'il plante son regard dans le sien.

— Que vois-tu ? souffle-t-il.

Le garçon ne comprend pas. Soudain, la rue disparaît. À la place, il est dans la cime d'un arbre, depuis laquelle il aperçoit des feux de joie. Au loin, il entend le roulement de tonnerre des tambours. Il sait que cette nuit est spéciale. Il ignore pourquoi. Il ignore comment. Mais il le sent jusqu'au plus profond de ses entrailles.

— La savane et un village, murmure le garçon.

Mais personne ne lui répond ; il est tout seul.

Franz porte son index à sa lèvre, puis l'élève à hauteur de ses yeux. Un peu de sang le macule. Il trace alors sur le bois verni une rune ; une rune qu'il lui a apprise. Il ignore s'il acceptera ou non ; c'était il y a si longtemps. Pour lui, rien ne compte ni futur ni passé, il vit dans une flaque de temps. Franz se lève, puis referme le couvercle sur clavier. Du plat de la main, il caresse la surface lisse de son piano, souvenir d'un instant trop ancien pour le dire, trop récent pour l'oublier, tandis qu'il enferme les touches dans leur écrin d'ébène. Un moment, il contemple son reflet. Quelques discrètes pattes d'oies, des ridules de-ci de-là, de rares cheveux poivre et sel, rien qui ne le rende si différent de ses semblables. Il esquisse un sourire, un sourire triste, un sourire saturnien.

Pourquoi n'a-t-il rien dit ? Pourquoi a-t-il préféré se taire ? Qu'a-t-il vu, ou plutôt que n'a-t-il entrevu ?

De nouveau flotte la figure éthérée du mort avec son œil, qui orbite autour de son crâne.

— Que pensais-tu donc obtenir avec ce grigri ? murmure-t-il à son adresse. Un peu d'adrénaline, ou seulement te sentir dans la vague.

Franz accole une à une ses mains, avant de souffler à l'intérieur. En jaillit alors un son tout à la fois sourd et grave qui chasse aussitôt l'apparition. Il est de nouveau seul dans cet appartement en proie au désordre.

Debout au milieu de la pièce, il enjambe le chaos d'objets hétéroclite répandu sur le sol, pour se rendre en direction de la salle de bain, dont il referme la porte en silence. Quelques instants plus tard, il en ressort une serviette autour de la taille, les cheveux dégoulinants d'une eau glacée.

Pourquoi chercher, quand l'humanité a presque tout perdu de ce qui fait sa singularité ?

La nature a horreur du vide et son âme a peur de la solitude.

Rafraîchi, Franz s'efforce de chasser ses sentiments pour mieux se concentrer sur les derniers événements, plus encore sur l'état inexplicable du cadavre du Professeur Cesari Marionni. Apprenti sorcier, généticien de renom, il a épousé avec vigueur la cause transhumaniste, jusqu'à en devenir l'un de ses plus féroces partisans au cours des années cinquante, deux mille cinquante ; en son cœur, il ne sait quoi penser.

Doit-il condamner l'acte ou bien l'encenser ?

Hélas, si l'on peut tuer un être de chair et de sang, une idée demeure immortelle, à moins de la transcender et d'en dévoiler toute l'inanité.

— Pourquoi l'avoir assassiné ? murmure Franz dans l'obscurité. Tu n'ignores pas que ce combat est vain. On ne change pas un monde par la force des armes, mais par le Verbe.

Silhouette floue, il tend le bras vers sa table de chevet, puis appuie sur l'interrupteur de sa lampe. Là aussi, le désordre règne. Son armoire est grande ouverte et ses vêtements sont éparpillés par terre. Négligemment, il ramasse une chemise propre, avant de la jeter contre le dossier d'une chaise en osier. Son sourire s'efface lorsqu'il découvre, coincé sous le pied de la penderie, une minuscule photographie en noir et blanc. Au dos, presque effacé une série de chiffres : zéro, quatre, un, deux, un, neuf, six, six. De l'autre côté, une jeune fille, aux cheveux foncés, noués en une lourde tresse, pose devant les grilles d'un bâtiment que l'on devine imposant. Elle est encadrée par deux adultes ; ses parents.

Que fait-elle ici ?

Franz resserre ses doigts dessus.

L'a-t-il découvert ?

La bouffée d'angoisse le fait tituber, tandis que la nausée s'empare de son être. Une main plaquée sur le mur, il s'efforce de reprendre peu à peu pied. Le souffle court, il s'interroge :

— L'aura-t-il reconnu sur cette vieille image défraîchie ?

Dans sa poitrine, son cœur ralentit, la peur reflue, son esprit s'apaise. Lentement, il défait l'étau de ses doigts et se demande, encore une fois, pourquoi il l'a conservée.

— Tu connais déjà la réponse, se murmure-t-il à lui-même dans un sourire teinté d'ironie.

Vautré sur son lit, les bras en l'air, il contemple la photographie.

Savait-elle ce qui l'attendait derrière cette grille, entre ses murs proprets ?

Franz l'a oublié, comme bien d'autres choses qu'il a enterrées au plus profond de ce puits noir qu'est devenue, au fil des ans, son âme ; elle en a eu tout le temps. D'une main distraite, il ouvre le tiroir de sa table de chevet, puis y glisse le petit morceau de carton glacé, qu'il pensait perdu à jamais.

Peut-être en eusse été préférable ? Ou pas ?

Songeur, il contemple le vol de la photographie, cependant qu'elle s'éclipse, caché sous une liasse de papiers. Refermé, l'image enfermée, il s'empare de son livre de nuit ; un ouvrage vieux et usé, à la couverture fatiguée : la culture du narcissisme, d'un auteur disparu : Christopher Larsch.

***

New Singapor, Malaisie, 16 février 2067

— Pourquoi ? murmure la femme en contemplant son image dans la fenêtre. Je ne saisis pas.

Derrière elle, l'homme s'approche. Il lui tend une coupe emplie d'un alcool fort aux reflets bleutés. Elle s'en empare. Elle n'est guère habituée et les vapeurs l'enivrent déjà.

— Trinquons...

***

Clamart, France, 16 février 2067

— Hugo.

Sa voix n'est plus qu'un soupir tandis que leurs lèvres se scellent à nouveau.

Est-il Faust amoureux de Marguerite ?

Il contemple cette femme dont de ses mains il a ressuscité la beauté.

Cependant, sera-t-il assez fort pour affronter son regard lorsqu'elle, vieillissant, se flétrissant, elle découvrira que le temps n'a aucune emprise sur lui ? Ou osera-t-il lui avouer son secret, cette damnation qui a fait de lui un immortel ? Se taire ou parler ?

Avouer ou mentir, le tourment hante son être, depuis qu'il a croisé ses yeux, et ses dernières paroles ne sont pas pour le rassurer.

***

New Singapor, Malaisie, 16 février 2067

— Êtes-vous amoureux de moi ? l'interroge-t-elle.

L'homme hésite, puis se tourne vers la fenêtre.

— Comment aimer lorsque l'on connaît par avance la fin ? Pourtant...

— Avez-vous jamais...

***

Clamart, France, 16 février 2067

— Aimer ?

Hugo a la vue qui se brouille. Des larmes lui montent aux yeux. Mais il ne cherche pas à les retenir. Il y a trop longtemps qu'il en est ainsi, trop longtemps qu'il se censure. Hyo-jin l'entoure de ses bras, l'embrasse tendrement.

— Il y a longtemps, soupire-t-il. Si longtemps...

Hyo-jin demeure silencieuse, elle n'est point sotte. Elle n'ignore pas que son amant lui dissimule une certaine vérité, trop terrible pour qu'il puisse la lui avouer. Mais elle a toujours respecté ce secret, comme il a accepté de faire d'elle une femme de l'ancien temps, quand il l'a opérée après son accident.

Combien de ses confrères auraient refusé, révulsés à l'idée de sculpter une chair mortelle ?

***

Charenton-Le-Pont, France, 16 février 2067

Rien ne change, sauf les apparences, songe Franz, tandis qu'il brandit encore une fois la photographie. Blouses blanches ou bleues, vertes ou transparentes, vous demeurerez toujours des apprentis sorciers. Nourrissons inhumains à qui l'on a confié les pouvoirs des divinités, vous proclamez sage au-dessus de tout, alors que vous évoluez dans un monde devenu fou.


Texte publié par Diogene, 31 octobre 2017 à 21h33
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