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Frankenstein ou le Prophète Ressuscité
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tome 1, Chapitre 8 « La Légende de l’Alptraümen » tome 1, Chapitre 8

Le désir de s’élever au-dessus de la nature humaine n’est souvent qu’une façon de mépriser les hommes.

Robert Escarpit

Je suis rentré à ma chambre. Désormais, je songe à quitter Londres et ses fantômes. Ce que je viens de découvrir est bien trop effroyable et en même temps si extraordinaire. Je suis partagé entre les deux bras du fléau, agité d’une fascination morbide pour son œuvre. Ses buts, comme ses moyens pour y parvenir étaient tout autres que ceux de mon oncle. Cependant, par la puissance de sa connaissance, de sa science et son acharnement, il a réussi et cela m’aiguillonne de même.

Hélas, je suis terrifié par ce qu’il est advenu. Et si au cours de cette future réalisation… Non ! Non ! Je n’ose. Je ne peux me permettre d’échouer ni d’ignorer ses erreurs. Mais, n’explique-t-on pas que des causes similaires entraînent de semblables conséquences ?

Que faire ?

À cette interrogation, je n’ose apporter de réponses.

M’enfuir et abandonner mon projet ? Poursuivre et m’acharner en gardant en moi-même son expérience terrible ? Mise en garde, avertissement, mais aussi éclaircissement. Serait-ce là, la faille par laquelle la folie s’est emparée de celui qui fut un esprit brillant, à ses dires propres et à ceux de ses amis ?

Le doute me ronge. Je dois renoncer à toute précipitation.

Que désirait-il obtenir de la part de Sir Everett ?

Je n’ose en effleurer l’idée, car alors les conséquences n’en seraient que par trop terribles. J’aimerais croire que l’un ne puisse vivre sans l’autre, toutefois l’équilibre est l’essence même de la vie. De même que le corps ne peut survivre sans l’esprit. Sans doute est-ce là le pêché originel de mon oncle.

Ah ! Mon intellect s’épuise et je prends peur, car il est une chose avec laquelle il me faut compter : le temps.

Hélas, bien que cela me répugne, je lui accorderai ce qu’elle désire. J’ai besoin d’elle et elle le sait. Cependant, je ne me pardonnerais pas si un malheur lui arrivait, car je n’ai rien oublié de son effroyable destinée. J’ai encore en mémoire les histoires que me narrait mon grand-père à son sujet, à l’abri des oreilles parentales indiscrètes. Ils avaient peur que je ne développe le même goût que mon oncle pour ces choses contre nature. En fait, je n’y voyais que des récits pleins d’imagination, des fictions comme l’on trouve dans ces romans à deux sous. Cependant, lorsque nous parvinrent les nouvelles de l’assassinat d’Élisabeth et de William, j’en fus profondément affecté et tombais gravement malade. Je fus en proie à une fièvre maligne qui, plusieurs fois, faillit m’emporter, m’ont raconté par la suite ma sœur et mes parents. Ils se trompent, mais cela je me suis bien gardé de leur avouer, car il m’aurait aussitôt envoyé dans l’un des sanatoriums de la région. Longtemps, je suis resté alité. Je profitais alors de cette liberté, en leur absence et grâce à l’aide précieuse de ma sœur, pour fouiller la bibliothèque et le grenier. J’avais ouï dire qu’il y demeurait certains ouvrages de feu mon oncle Victor. Hélas, je sentais planer sur ces derniers la main scélérate de la censure familiale. Aucun de ceux que j’ai pu lire n’a été mutilé. Pourtant, je nourrissais l’étrange sensation de trous béants, à cause des incohérences que je percevais dans l’ensemble.

En attendant, le détective que j’ai engagé me l’a assuré, ils sont la propriété du petit fils du capitaine Walton après son retour d’expédition au pôle Nord. Je ne sais s’il acceptera de me les céder, mais je suis prêt à lui en donner un prix plus que raisonnable. Demain, je me rendrai chez lui et demanderai à m’entretenir à sujet. Cependant, je ne serai guère en mesure de mener les négociations à mon avantage, tant mon esprit est encore saisi de l’effroi de la nouvelle. Je vais me coucher, je n’ai plus de laudanum. Je souhaite seulement que ma nuit fût exempte des cauchemars et des ténèbres qui ont envahi mon âme.

Extrait du journal de H.F. en date du 21 septembre 1893

***

Évry, France, 16 février 2067

— Ah !

Écroulé sur le volant, Achille s’étire soudain, pousse du coude Franz, étendu dans le siège. Derrière eux, Max ne leur prête plus aucune attention, la pensée happée par une certaine présence. Dans son esprit, tout se mélange : les temps, les moments, les instants. Tout à coup, une camionnette déboule et se gare à côté. Lent, Achille ouvre sa portière, tend une jambe, tourne son torse, se dresse, l’autre pied heurte le sol. À côté de lui, Franz entrouvre une paupière sur un œil morne ; parti lui aussi à la dérive, il s’esquive. Enfin, Max suit le mouvement, les doigts refermés sur la poignée, il tire la tire à lui, puis sort du véhicule ; ses pieds éclaboussés de boue.

— Je reste pour les surveiller ! leur balance Achille, d’une voix atone.

Les gestes sont automatiques, les mains se serrent, on se salue et on s’avance. Sur le parvis, après une volée de marches, ils présentent de nouveau leurs insignes aux cerbères de service. On échange des mots, des paroles qui ne font presque plus sens. La lumière crue des plafonniers leur donne des allures de cadavres.

Pourquoi ne pas l’avoir remarqué la première fois ? À cause du froid qui règne dans le bâtiment ?

Franz frissonne. Max tremble. Isabelle et Ibrahim s’engouffrent à leur suite. On leur montre le chemin. Ils marchent, aveugles aux choses qui les entourent : les murs trop lisses, les sols silencieux, les cages de verre derrière lesquels s’absorbe une horde estudiantine à la recherche d’un Graal qui n’existe pas. Parfois, un clignotement trouble l’harmonie. On le signale alors d’un murmure. Bientôt, il ne sera plus. Puis vient le couloir, l’odeur, lourde, exaspérante, la pestilence corruptrice ; fausse note dans un ballet trop parfait. Même eux se passent un linge imprégné de menthol sur le visage. Le rythme ralenti, la mort soupire, entrave ceux qui la pourchassent. Devant eux se dresse une vaste toile de plastique. On leur fait signe. Au plafond, ce n’est plus qu’un immense trou noir, facétie grotesque dans un univers bien trop rangé. Max, Achille éclate de rire, Franz aussi. Ils sont les seuls, tant pis. De nouveau silencieux, ils poursuivent leur longue marche dans les interminables couloirs jusqu’à une chambre obscure, où gît le cadavre rouillé et brisé d’un plafonnier.

— Achille !

La voix de Franz, grésille, file sur le train d’ondes.

Tout le monde dira que c’est l’œuvre d’un sadique, d’un monstre, d’un détraqué. Mais n’est-ce pas là, facilité, pour ne pas interroger sa propre moralité.

Immobile, toujours agenouillée à son chevet, sa tête penche en avant tandis que ses cheveux collés de boue séchée lui retombent dessus.

— Pauvre gosse ! songe-t-elle. L’étranger n’est-il pas celui tapi au fond de l’âme de chacun d’entre nous ? Le monstre n’est-il pas celui que l’on soupçonnera le moins, celui dont la probité sera la plus grande ?

— C’est comme l’autre type… soupire Max.

— Sûr ? lui rétorque l’écho.

— Sûr… renvoie-t-il, lugubre.

Les yeux de tous contemplent la chose inerte : les fils de cuivres dénudés vert-de-gris, l’armature en plastique désagrégée, les cartes électroniques rongées par de l’électrolyte échappé des piles à combustible.

Comment pareil prodige est-il possible ?

Personne ne dit mot et on le charge en silence.

Dehors, une pluie battante tombe à nouveau, donnant au domaine un air sinistre. Assis derrière le volant, Achille observe les gouttes qui s’écrasent sur le pare-brise de sa voiture, tandis qu’il les aperçoit qui sortent du bâtiment. Au même instant, une sonnerie retentit :

— Docteur Brévin, nous venons de découvrir quelque chose susceptible de vous intéresser.

— Ah ? maugrée-t-il.

— Nous avons commencé l’autopsie de l’étudiant et nous avons trouvé ceci.

Un crâne rasé occupe la zone en dessous du rétroviseur. Il reconnaît celui de la première victime, Aditaya Saranuprabhandh. À une dizaine de centimètres de l’occiput, une boule noire, de la taille d’une grosse noisette, observe le monde.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? grommelle-t-il, dégoûté. Encore un de ces stupides gadgets neuro-électroniques.

Un silence gêné lui répond :

— Euh… le mieux est que je vous envoie la brochure publicitaire, s’excuse son assistant.

Quelques secondes plus tard, un encart clignotant s’affiche à la place du mort.

Une vision omnisciente.

Le troisième œil n’est plus une légende !

Implantation gratuite pour les jeunes de moins de 26 ans.

Eyetech©

— C’est bon ! rétorque-t-il agacé, malgré lui.

— Pardon, docteur Brévin. Enfin, il se pourrait que ce jeune homme ait pu voir son agresseur avant qu’il ne lui enfonce la dague dans la nuque. Avec de la chance, les données demeurent encore dans sa greffe, ou dans le nuage numérique.

— Entendu ! Vous avez le matériel adéquat ?

— Ne vous inquiétez pas pour ça. Transmettez plutôt le message à vos collègues, la perquisition des serveurs est toujours un chemin de croix.

— Merci, Doris, achève-t-il, en coupant court à la communication ; les bras posés sur le volant.

Las, il s’empare de son téléphone et envoie quelques mots d’excuse à son assistant.

— Ah… j’espère que la Fleur de Sel ne sera pas fermé demain matin.

Soudain, quelqu’un frappe au carreau de la voiture. Par les fenêtres noyées par les flots liquides, c’est à peine s’il devine le visage creux de Franz.

— Achille ! Tu nous ouvres, s’écrie la voix étouffée de Max, derrière lui.

Dégoulinant d’une eau poisseuse, les cheveux plaqués sur le crâne, tous deux patientent. Tiré de ses réflexions, Achille soupire, puis s’étire. À tâtons, il appuie machinalement sur l’un bouton du tableau de bord, qui au lieu d’ouvrir les portes, met en route les essuie-glaces. Derrière le pare-brise, Franz et Max s’esquivent à cause de l’eau qui les éclabousse.

— Désolé les gars, marmonne Achille.

Tout à coup, un claquement sec s’échappe du véhicule, alors que s’engouffrent dans l’habitacle deux silhouettes trempées jusqu’aux os. Aussitôt, Achille allume le chauffage et un air doux se répand autour de ses deux compagnons réduits à l’état de serpillières. Les traits tirés, leurs figures ne sont plus que des mines de papier mâché, aux yeux cernés.

— Alors ? leur lance soudain ce dernier, comme ils demeurent taiseux.

— Alors, ils avaient seulement l’air soulagés que nous les débarrassions des restes du plafonnier.

— Ouais, soulagé. Mais ne me demande pas pourquoi, murmure dépité Franz.

Par la fenêtre, il contemple le ciel couleur plomb, qui déverse toujours son fiel ; du bout du doigt, il trace des esquisses.

— T’aurai pas quelque chose pour nous sécher par hasard ?

Pour toute réponse, Achille pointe le coffre.

— Qu’est-ce que vous voyez, Nathalia ?

La femme, si c’en est une, lui tend un carton. Une tache noire éclatée le macule. Silencieuse, elle le dévisage, une brune aux traits trop tirés pour être honnête. Elle lui donne la sensation d’être un tambour sur le point de rompre. Son sourire se veut sincère, mais c’est à peine s’il est capable d’en dessiner les contours. Il pense une ogresse qui se cacherait derrière un costume trop étroit pour elle.

— Concentrez-vous, s’il vous plaît.

Nathalia relève la tête, ou plutôt la baisse.

— Gaïa qui accouche de Typhon.

Avachi sur le volant, Achille remise son téléphone dans la poche de sa veste, tandis que ses compagnons achèvent de se frictionner.

— Et l’étudiant, du nouveau ? s’enquiert Max d’une voix molle. Parce que je ne vois pas ce que l’on va pouvoir tirer ce tas de ferraille électronique.

Pour toute réponse, Achille lui glisse entre les mains une tablette, sur laquelle défile une série de clichés.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? grogne Franz en pointant un doigt sur la tache noire. Un implant, je parie.

Max acquiesce.

— On dirait un œil, poursuit-il. Tu penses qu’il aura enregistré le visage de son assassin.

Achille hausse les épaules.

— J’ai quelques doutes. Mais, regarde donc.

De nouveau s’élève la pyramide cristalline surmontée de son œil morne et impersonnel.

— C’est vrai ! c’est très à la mode en ce moment. Sûr qu’avec pareille accroche, ils ne peuvent que s’assurer d’une clientèle régulière.

— Mouais, grogne Franz. Le problème se posera lorsque nous voudrons récupérer les données enregistrées sur leurs serveurs cryptés. Tu connais aussi bien que moi les règles en matière de confidentialité. Même avec un mandat de perquisition, nous aurons toutes les difficultés du monde, ils ne nous faciliteront pas la tache. Enfin, c’est d’un meurtre dont il s’agit, et pas n’importe où, ni n’importe qui, qui plus est. Je serai quand même étonné que le juge reste les bras croisés, en attendant que se passe la tempête.

Tache blanche sur fond noir, l’encre se détache peu à peu de son support.

— Et là ?

Les mots l’atteignent, la heurtent, puis se fragmentent. Au-dessus du carton, l’encre se tord, se tend comme un ressort, reflue.

— Là ?

En cet instant, les mots sont comme un mirage, vains et illusoires.

Max soupire. Tout cela le fatigue. En plus la nausée ne l’a pas quitté depuis leur arrivée. Enfoncé dans son siège, il ne dit plus rien. Il préfère fermer les yeux, indifférent à l’orage qui n’en finit pas de déverser son fiel. Pendant ce temps, Achille a sorti la carte que lui a glissée, un peu plus tôt, le patron, entre les mains, et l’examine. Des femmes défilent, des hommes aussi, sans artifice, entravés par des cordes ou des chaînes ; tous sont habillés de songes et de lumière. En dessous, figure une adresse, quelque part à Paris, et une date. Il la repose sur le tableau de bord.

Pourquoi la leur a-t-il donnée ? Qu’a-t-il vu ?

Pensif, il se tourne vers Max qui s’est endormi, épuisé. Puis, il coule un regard vers Franz qui lui fait signe de démarrer.

— Laissons-le dormir ? murmure ce dernier en contemplant son camarade assoupi. D’ailleurs, je vais en faire autant.

Taiseux, Achille acquiesce d’un hochement de tête, tandis qu’il plaque son pouce sur l’écran de bord, avant de taper son code.

— Docteur Brévin, quelle est votre destination ?

La voix synthétique imite presque à la perfection l’articulation humaine, de même que les intonations. Ce dernier hésite, sans trop savoir pourquoi. Après tout, ses assistants sont tout à fait capables de se passer de lui, pour examiner le cadavre de ce jeune homme sans fleurs. Quant au second… c’est à peine s’ils en tireront quelque chose, s’il en reste, quelque chose…

— Le Nucléopôle de Saclay ! lance-t-il à l’ordinateur de bord.

— Je calcule votre itinéraire, Docteur Brévin.

— Fait, fait, marmonne-t-il à l’adresse de la voix désincarnée.

— Achille ! Pourquoi le nucléopôle ? s’enquiert Max, une paupière entrouverte. Je pensais que tu voulais t’occuper de l’autopsie d’abord.

Mais Achille l’ignore, concentré sur l’écran où défile le futur chemin ; tracé bleu ciel au milieu de la jungle urbaine. Parfois, il bifurque, comme pour éviter un obstacle invisible, puis repart de plus belle. Dans sa tête, Achille devine qu’ils n’auront guère besoin de plus d’un quart d’heure pour y parvenir. Les routes sont plutôt sûres dans le coin, même si ce ne sont que de petites départementales. Heureusement, cette région a plus ou moins échappé aux griffes de l’enfer urbain et à l’appétit démesuré des prédateurs immobiliers, qui ont sévi au cours des précédentes décennies.

— Pourquoi le nucléopôle ? Je te l’ai dit tout à l’heure, une de mes amis avec qui j’ai fait mes classes travaille là bas, son directeur de…

Mais il n’a pas le temps d’achever sa phrase qu’une voix sévère s’élève soudain :

— Docteur Brévin, veuillez-vous assurer que tous vos passagers respectent les consignes de sécurité ? Si vous n’obtempérez pas, en vertu de l’article L652-Alinéa 3 du Code de la Route, nous nous verrons obliger de procéder à une immobilisation préventive du véhicule.

Achille soupire, agacé, puis grogne quelques mots à Max, qui se glisse vers Franz. Avec maladresse, il essaie de glisser autour de la taille sa ceinture de sécurité, mais manque de peu de l’étrangler, alors qu’il se retourne.

— Achille ! Je crois qu’un coup de main ne serait pas de trop.

— Ma foi, c’est en effet un gros bébé, que nous avons là, grommelle-t-il.

Max acquiesce. La portière ouverte, penché sur Franz, il le redresse puis lui passe la ceinture de sécurité. L’instant d’après, un doux ronronnement s’élève, puis la voiture s’ébranle sans bruit. Comme menée par les doigts invisibles d’une fée, le véhicule manœuvre sur le parking, esquivant obstacle et piétons qui jaillissent à l’improviste, puis s’engage dans une rue étroite, bordée par une série de pavillons tout droit surgis du passé. En silence, ils passent devant la façade de l’Alptraümen, si étrange et mystérieux. Involontairement, les mains d’Achille se saisissent de la carte, puis la tendent à Max qui s’en empare, les yeux dans le vague.

— Qu’est-ce que c’est ? marmonne-t-il d’une voix atone.

Dans sa poitrine, son âme retourne se loger dans ce puits sans fond, qu’il pensait avoir à jamais déserté.

— Une invitation, lui répond l’écho Achille.

— Peut-être devrais-tu y aller avec Franz ? Je serai bien trop occupé, je crains, ajoute-t-il, un regard navré sur son passager effondré sur son siège, le corps en proie au songe.

Une bouche se plaque sur la sienne. Une sensation de brûlure lui envahit le bras. Il veut crier, mais les lèvres l’en empêchent ; elles se collent aux siennes. Il se sent mou. Ses membres sont flasques, son sexe retombe, il agonise, pense-t-il. Soudain, tout son être se contracte, puis se relâche. Une, deux, trois, il ne compte pas. Sa vue se brouille ; son esprit aussi. Seul brille encore l’éclat de la lame dans une main sanglante. Oiseau funèbre, il déploie ses ailes couleur ténèbres et s’arrache à ce monde qui le méprise. Il flotte au-dessus de son corps nu, sanglé sur une table. Sur son crâne dépassent d’étranges protubérances luminescentes. À côté, deux femmes, l’une surveille un écran clignotant, l’autre lui donne des ordres.

— Merci, papa ; merci, maman, chantonne la présence.

Une secousse violente le saisit ; ses yeux se révulsent.

— Cela suffira pour aujourd’hui, lance une voix sèche.

Il s’est évanoui, on le couche sur un lit, entravé et harnaché.

Une main familière se pose sur son épaule. Quelqu’un lui fait signe de sortir. Il s’exécute, mécanique sans esprit, car il a replongé. Il n’est guère plus qu’un fétu de paille, perdu au milieu d’une mer onirique. Quelqu’un le guide, il est aveugle et ne voit plus le monde que par l’envers. Sous ses pieds, il sent la fermeté du sol qui se dérobe. Son corps s’enfonce dans la terre redevenue dense, Nathalia, encore une fois, traverse l’enfer du miroir.

— Reviens !

— Non ! hurle-t-il. Mais le cri demeure et seul le silence s’échappe de sa gorge béante.

Pendant ce temps, la voiture poursuit sa route indifférente à ce qui l’entoure, au sort de ses compagnons qui franchi l’autre bord de la rive. Au-dehors, ce ne sont que des champs à perte de vue, peuplés de bêtes paisibles, qui ne connaîtront jamais les tourments d’une vie passée entre quatre minuscules murs.

Max pense à la sienne.

Est-elle partie, ou est-ce lui ? Était-ce pour fuir ou lui échapper ?

Il ne sait plus dans quel ordre se sont déroulés les faits. Peu lui importe, car il se sent vivant, même au milieu de ceux que l’on appelle aujourd’hui les morts.

— Achille ?

Les mots se sont évadés, il ne désirait pas les rattraper et maintenant qu’ils sont libérés, il doit poursuivre.

— Oui ?

Mais Max ne répond rien, son esprit tourne à vide. Il ignore pourquoi il s’est adressé à lui, puis se ravise.

— Achille…

Le prénom flotte comme un ballon perdu dans la bulle métallique. Il a peur de ses propres réflexions, peur de l’abîme qui vient de surgir. Il n’est pas le seul, car en chacun d’eux s’est rouvert une plaie béante qui, jamais, n’avait cessé d’instiller dans leur âme des pulsions fatales.

Pourquoi ont-ils accepté cette enquête à l’institut de veille de la Reproduction ?

La réponse tient en quelques mots : C1-C2. Parce qu’ils sont les seuls à s’y être accrochés.

— Peux-tu m’en préparer un ?

Achille le dévisage un instant. Il sent son visage se raidir, ses dents se serrer. Dans son dos, l’intelligence automatique pilote. Il lève une main et ferme trois doigts.

— Deux ?

— Deux, confirme Max.

Sans mot dire, Achille s’exécute. D’une main sûre, il attrape un coffret en bois marqueté dans la boîte à gants ; en fait un schéma explicatif pour façonner un joint à la manière de Bob Marley. Le couvercle ôté, un doux parfum de citronnelle et de cannelle envahit aussitôt la voiture, provoquant l’ire de l’ordinateur de bord.

— Docteur Brévin, dois-je vous rappeler que l’usage, même récréatif, à bord d’un véhicule roulant, y compris sous pilotage IA, de substances psychotropes, ou pouvant affecter l’arc réflexe, est passible d’une amende de classe IV, ainsi que…

— Ainsi qu’une invitation au festival Musik'Art et au salon du Ganj’art ! Invitation offerte conjointement par les ministères de l’Agriculture Intensive et de la Surveillance Intérieure.

— Ce ne serait pas de refus ! s’esclaffe Achille. Hélas, je préfère décliner, j’ai un emploi du temps bien trop rempli pour accepter.

Comme Max le dévisage, les yeux ronds, il ajoute :

— Quoi ?

— Rien, je… en fait, je ne te pensais pas capable de pirater l’ordinateur de bord.

— Ta ta ta, quel vilain mot que celui-là. On dit détourner, mon cher Max. Pirater a… hum… un je ne sais quoi de vulgaire.

En son for intérieur, Max sourit, Ministère de la Surveillance Intérieure ; un titre qui lui va comme un gant, tant se sont déployés les relais du contrôle étatique, camouflés sous de fallacieuses allégations sécuritaires. La chose fut rendue encore plus simple lors du Grand Effondrement quand les cours d’action des multinationales du numérique furent balayés ; les entités citoyennes, comme on les a appelés dans les années 30, n’eurent à qu’à se pencher pour les ramasser. Hélas, si « la première fois l’Histoire se répète comme tragédie, la seconde fois c’est comme une farce. » Ainsi à l’instar de la révolution rouge de 1917, achevé au milieu du gué, le pouvoir s’était de nouveau concentré dans les mains de quelques-uns, en plus d’avoir pris possession des infrastructures électroniques. Désormais, la nature autoritaire du régime est rendue diffuse, invisible ; elle imprègne les esprits de chacun, sans même avoir besoin de leur forcer la main ; ils sont libres d’obéir. L’autocensure est devenue un art de vivre, de même que de se comporter en conformité avec les standards et les canons de sa classe. Ceux, qui ne peuvent se l’autoriser ou le refusent, ont le choix entre l’exil ou l’ostracisme, accompagné d’une maigre pension qui leur permet de survivre.

— Tu crois que tu pourrais faire pareil chez moi ? Je possède un réfrigérateur qui passe son temps à me casser les oreilles, avec ses recommandations idiotes.

— Nous verrons ! lui rétorque Achille, comme il reprend en main sa voiture. En attendant, réveille donc Franz, nous arrivons.

En effet, à l’horizon, se découpe la silhouette massive des installations du synchrotron Hélios, dernier né de sa génération.


Texte publié par Diogene, 8 février 2017 à 19h22
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