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Frankenstein ou le Prophète Ressuscité
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tome 1, Chapitre 5 « La Ronde, le Saut, la Mort » tome 1, Chapitre 5

Il y a quelque chose de plus haut que l’orgueil, et de plus noble que la vanité, c’est la modestie, et quelque chose de plus rare que la modestie, c’est la simplicité.

Rivarol

Le flacon de laudanum s’agite sous mes yeux, une maîtresse plus effroyable encore que l’ivresse. À peine entrouverte, que déjà l’odeur brute de l’opium m’assaille ! De ses vapeurs qui s’échappent, tel le mauvais génie de la bouteille, ressurgissent des souvenirs tout aussi terribles que sinistres : derrière sa porte, l’homme en noir me fixe, son visage contrefait découpé dans la pénombre. Dans la rue, je crois l’entendre marcher sous mes fenêtres, m’épier lorsque je tire les rideaux. Mais ce ne sont que les reflets des réverbères, le bruit du vent qui s’engouffre sous les toitures. J’ai demandé une carafe d’eau à mon hôtelier. Quand il a aperçu le flacon posé sur la table, il a blêmi ; son visage était devenu plus pâle que le marbre.

—Sir, ce remède ne vous apportera rien de bon. Vous avez vu le démon de Londres, n’est-ce pas ?

Comme je ne répondais pas, il a poursuivi :

— Vous ne l’oublierez pas avec ça. On ne guérit pas de ce mal avec celui-ci ; il ne fera que de vous emmenez toujours plus profond dans votre cauchemar.

Est-ce une hallucination due au pavot ? Il n’y a personne dans la pièce.

Le niveau de la teinture n’a pas baissé d’un pouce. Je secoue la tête. Ma rencontre avec cette abomination a atrophié mes nerfs plus encore que je ne le pensais. Désormais debout, je me penche par la fenêtre. Le fond de l’air est frais, les usines ont cessé de cracher leurs fumées chargées de suie ; le smog ne lèvera pas ce soir. Au bas, quelques mauvaises filles de joie tentent d’appâter le chaland, pour la plupart des ivrognes braillards, tandis que s’éparpillent de temps à autre de minuscules formes noires : des enfants avec le fruit de leur rapine du moment. Je me retourne et m’empare de la bouteille que je débouche. De nouveau, les vapeurs lourdes de la sève fermentée du pavot s’en dégagent, aussitôt dispersées par le vent. Mais elles me suffisent, car je revois ses yeux dansés. Ils sont derrière la fenêtre aux rideaux tirés de l’appartement qui me fait face. J’ai besoin de toute ma foi pour me convaincre que cette vision est bien le fruit d’une hallucination. Avec délicatesse, je répands alors sur les tuiles de terre cuite la liqueur, puis me débarrasse du flacon qui se fracasse contre la façade opposée, après que je l’eus lancée avec la force du désespoir.

Serein, je me saisis de mes allumettes de sûreté. Le phosphore blanc incendie la tête, sitôt que je la frotte sur le montant.

Le fond de l’air est frais et les vapeurs alcooliques ont quelques difficultés à s’élever, mais non pour s’enflammer sitôt que les frôle la langue de feu. Au cœur de ce brasier, j’ajoute mes notes et brouillons.

Quelle folie n’ai-je commise en me rapprochant de Crookes et de ses idées perverties !

Hélas, les flamme se meurent déjà ; il fait trop froid, trop humide, et mes papiers demeurent intacts ; à peine sont-ils noirs de suie.

Est-ce un signe que je ne dois point rebrousser chemin, poursuivre la chimère, rencontrer Jekyll ? car il s’agit bien de lui. Encore, je me rappelle de l’épouvante de tous ces gens à qui je mandais ma route pour me rendre chez lui. La terreur, l’horreur dansaient aux fonds de leurs prunelles éteintes par les drogues et les tâches éreintantes dans les usines, ou les ateliers ; je rêve d’un monde libéré de ses chaînes.

« C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie », lance Dieu à Adam. Mais « Un homme qui ne dispose d’aucun loisir, dont la vie tout entière, en dehors des simples interruptions purement physiques pour le sommeil, les repas, etc. est accaparée par son travail pour le capitaliste, est moins qu’une bête de somme » rétorque Marx.

Ces créatures à face humaine, qui hantent les rues de notre belle capitale, sont ces nouvelles bêtes que décrit Marx. Ce sera par l’élévation lumineuse, par la science, la technique, au service de l’homme que je délivrerai le troupeau aveugle qu’est devenue l’humanité industrieuse, dussé-je sacrifier ma vie.

Cependant, ne t’aveugle point ou tu deviendras l’un de ces animaux que tu exècres. Ne te garde pas de l’amour, ou comme ton oncle, tu n’auras que l’un des points de vue de la vie.

Extrait du journal de H.F, 14 septembre 1893

***

Évry, France, 16 février 2067

Étendu dans une banquette, le tissu râpeux et les ressorts lui labourent le dos comme autant d’aiguillons. Alors que la torpeur chimique se dissipe peu à peu Max émerge du sommeil acide dans laquelle Achille l’a plongé. Migraine, hallucinations, toutes ont disparu, de même que les sensations. À tâtons, il repousse la couverture que l’on a jetée sur lui, avant de se hisser dans la pénombre. L’oreille tendue, lui parviennent des chuchotements en provenance du bureau, situé de l’autre côté du couloir. Assis sur le rebord du canapé, il se penche en avant pour étirer sa nuque endolorie. Raides, ses muscles se tordent sous ses phalanges, au milieu des élancements. La tête entre ses mains, il demeure ainsi de longues minutes, puis se redresse soudain, tandis qu’il attrape sa veste posée sur l’accoudoir. Mais l’instant ne dure pas, le vêtement glisse entre ses doigts, les vertiges le saisissent. Au creux de son estomac, la nausée remonte. Ivre, une main sur la tempe, l’autre sur le dossier d’une chaise, il ferme les yeux, tentant par-là même de reprendre son souffle.

— Lève-toi ! s’ordonne-t-il, comme ses membres raidis restent rétifs.

Kaléidoscope illusoire, des taches décolorées dansent à la surface de ses rétines : des fleurs, des artifices qui se dessinent dans l’obscurité. Pendant ce temps, ses genoux se déplient, son buste se redresse, son visage embrasse la pièce. Enfin habitué à la pénombre, il devine l’entrebâillement d’une porte, grâce au filet lumineux qui suinte depuis le sol. Hébété, il reconnaît les voix étouffées de Franz et d’Achille. Elles ne sont qu’un bourdonnement indistinct, pourtant il jurerait qu’il est le centre de leur conversation. Nimbé d’obscurité, il avance avec difficulté. Ses jambes, sa tête heurtent des obstacles divers, qui lui arrachent jurons et autres noms d’oiseaux. Arrivé devant le battant, la main sur la poignée, il l’entrouvre le temps que ses yeux s’habituent à la clarté crue des plafonniers. Le corps secoué de violents frissons, il plonge dans la blancheur aseptisée des lieux, en direction des murmures. À l’arrière du crâne, quelqu’un lui pilonne les cervicales, alors que s’enfonce une longue aiguille entre les vertèbres.

Face à lui, masque ricanant, une silhouette encapuchonnée le nargue, riant à gorge déployée de sa misère. Mais bientôt elle se dissipe et les murs gris de la pièce réapparaissent. Sa senestre sur la cloison, les paupières closes, Max prend une grande inspiration, puis les rouvre. Du regard, il balaie le lieu, pour s’assurer de ne pas être à nouveau assailli par ces fausses vanités. Rasséréné, il poursuit sa marche en direction des voix qui chuchotent. Assis autour d’une table immense, deux silhouettes devisent face à un écran géant. La main en casquette, Max en devine leurs contours, derrière les voilages suspendus tout autour de la salle. Soudain, l’une d’entre elles arrête son geste et s’en vient à sa rencontre.

— Enfin réveillé, beau au bois dormant ! Comment te sens-tu ? le questionne Achille, comme il lui tend un verre, d’où s’échappe d’étranges volutes.

À la vue de la boisson, Max esquisse une grimace.

— C’est bon, Achille ! Je crois que j’ai bien assez de saloperies dans le sang, pour ne pas m’envoyer ça tout de suite dans le gosier.

— Saloperie ! Tu me vexes ! Ce n’est que de la verveine. Promis ! Parole de scout ! s’indigne-t-il, d’un ton faussement outré.

À ces mots, Max éclate de rire :

— Toi ! Scout ! Tu t’es bien regardé.

— Enfin, merci, ajoute-t-il, comme il s’empare de la tasse brûlante que lui tend Achille.

Enivré par les arômes, il sent les vertiges, qui l’accablent encore, disparaître. L’infusion ne chassera pas ses cauchemars non plus que l’acide que charrie toujours son sang, mais au moins lui réchauffera-t-elle le cœur, en plus de lui remettre les idées au clair. Docile, il suit Achille qui lui fait signe, avant de s’asseoir dans un confortable fauteuil, en face de Franz.

— Encore ce foutu cauchemar ? l’interroge-t-il.

— Ouais… de retour dans cette putain de salle d’attente avec ses affiches débiles placardées partout sur les murs. Et cette odeur, merde… pire que les morts de ta morgue.

— Et les enfants ? souffle Franz. Ils étaient là, eux aussi ?

Les enfants… Comment les oublier ? En fait, il en est incapable.

Combien sont-ils ? Dix ? Quinze ? Plus ?

Ils font une ronde en dansant, l’un saute, toujours différent, puis se fracasse le crâne. Mais ils ne crient pas, ne hurlent pas, ils se contentent de rester spectateur passif de son agonie.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Il sourit. Bien qu’il connaisse la réponse, il préfère la taire.

— Quand cesseras-tu de me hanter ? songe-t-il.

Jamais, sans doute.

Un instant, il souffle sur le liquide brûlant, puis en avale une gorgée.

— Oui, ils sont là, toujours là… la ronde, le saut, la mort… soupire-t-il.

Infernale trilogie qui se répète sans cesse, dont il refoule l’existence. Une seconde, il ferme les yeux, puis les rouvre. Sur le mur, une horloge indique 11h30.

Si tôt ?

Il lui semble que la matinée aura duré une éternité.

— Au fait, tu as pu récupérer le plafonnier à l’Institut ? s’enquiert-il soudain.

— Rien ! Ils m’ont promis qu’il n’y aurait pas de problème à ce sujet. Mais non ! On se croirait dans le Château de Kafka, à demander une autorisation à chaque personne à qui l’on est obligé de s’adresser. Franz a soumis le problème au procureur qui l’a fait remonter à son ministre, qui lui-même doit s’adresser au ministère de la Santé et du Bien-Être. Rien ne peut sortir sans leur autorisation… Imagine, le bazar, maintenant qu’ils sont au courant que le décédé numéro deux est le directeur.

— Ça va encore être l’Élysée qui va trancher, soupire Max, désabusé. Une chance qu’il ne t’ait pas demandé de pratiquer l’autopsie là-bas.

Du coin de l’œil, il aperçoit le visage, soudain obscurci, de Franz, qui n’a pas lâché un mot. Une idée en germe peut-être ?

— Bah ! Achille a toujours une solution de rechange, sourit Franz. Tu pensais vraiment que nous allions nous tourner les pouces en attendant que la machine administrative nous délivre une autorisation qui aura toutes les chances de ne jamais aboutir. Au pire, nous n’aurons qu’à procéder à une simple substitution.

Achille échange avec lui un regard entendu. Le commissaire les sermonnera pour la forme, leur rappellera le code, puis ce sera le silence ; depuis longtemps ils ne sont plus que les fossiles d’un autre temps.

— Bien sûr, cela peut ne rien donner, mais on ne pourra pas se reprocher de ne pas avoir exploré la piste jusqu’au bout. Cela dit, il ne nous fournira aucun indice quant au mobile, ou à l’identité du criminel, complète Franz, avant de se reclure dans le silence.

— Quand a-t-elle été découverte ?

Adossée contre la muraille de pierre, sa bouche entrouverte laisse à voir une dentition gâtée, tandis que dans ses yeux vitreux se reflète l’humidité des pavés.

— Ce matin, un éboueur qui s’apprêtait à ramasser la benne là-bas. Les collègues ont déjà pris sa déposition.

Silencieuse, elle opine du chef, songeant à l’ironie malsaine de la découverte. Hélas, elle sait déjà comment les choses se dérouleront : ils enquêteront, pour la forme, taperont des rapports, les transmettront au parquet et l’affaire sera close, car qui accorde encore un peu d’attention à ces ombres qui hantent les rues la nuit comme le jour.

— Pour peu que l’on soit dessaisi de l’affaire, marmonne Max, le nez dans son infusion.

— Quand pensiez-vous procéder à « la perquisition » ?

Achille adresse à Franz un sourire complice, avant de s’en défaire, soudain sérieux, malgré les pétillements dans les yeux qui trahissent son excitation.

— Oh ! Je pensais l’effectuer après le déjeuner. Tu sais pendant la pause postprandiale, lorsque tout le monde, le ventre plein, relâche son attention, se confie Achille, sur un ton de conspirateur. J’ai récupéré l’un de nos vieux plafonniers, cela fera illusion. Mais entre nous, je n’ai pas trop envie d’en venir à pareille extrémité, d’autant que la victime est une huile des ministères. Bien sûr, les scellés sont posés et il me serait fort aisé d’agir à ma guise. Pourtant…

Songeur, Achille s’enfonce dans le dossier de son fauteuil, tandis que son front se plisse.

— Tu penses que l’institut cache quelque chose, Achille, s’enquiert Max, surpris de son hésitation.

Pour toute réponse, ce dernier hausse les épaules.

— Bah ! Pendant ton somme, Franz s’en est allé nous prendre de quoi collationner. Le lieu ne sera pas des plus agréables, certes. Mais personne ne pourra nous interdira de manger sur place, nous avons encore des gens à interroger, bien que je doute que cela aboutisse à quoi que ce soit de constructif.

À ces mots, Max part d’un grand éclat de rire, s’imaginant « le déjeuner sur l’herbe » de Manet version Romero.

— Tout de même, cela me paraît un peu gros, Achille.

— Pourquoi ? Plus le mensonge est gros, mieux il passe, lui retourne-t-il benoîtement, comme il se relève.

Confondu, Max échange un regard entendu avec Franz.

— Et comment comptes-tu t’y prendre ?

— Voyons ! Un magicien ne dévoile jamais ses trucs. Tu devrais le savoir, mon petit Maximilien, lui murmure Achille dans l’oreille, ses doigts épousant la courbe de son épaule. Tu ne voudrais tout de même pas que je nous gâche la surprise.

Vaincu, Max abdique. Sur l’écran, s’étalent obscènes les visages de ce doctorant et du directeur de l’Institut.

— À ta guise, balance-t-il d’une voix lasse, comme il se lève à son tour et le suit.

Derrière lui, Franz, la mine sombre, regarde toujours les portraits, puis s’écarte.

— À quoi pensez-vous, inspecteur ?

Inspecteur… Mais elle ne dit rien, préférant reporter sur attention sur la gisante.

Anonyme, elle n’aura droit qu’à la fosse commune sitôt son autopsie réalisée, à moins qu’un membre de sa famille ne se manifeste et la reconnaisse. Penchée sur sa tête, elle la saisit d’une main gantée puis la tourne, laissant apparaître la béance sous le menton. Pourtant aucune marque de sang n’est visible ; le coup aura donc été porté post-mortem.

Quelques minutes plus tard, ils sont tous trois dans la voiture d’Achille, baignant dans des effluves mêlés de saucisson à l’ail et de camembert mûrement affiné.

— Hé, Achille ! T’as pas oublié le pain, j’espère ! s’exclame Franz, sa ceinture bouclée, sa bonne humeur retrouvée.

— Pour qui me prends-tu !

— Allez ! Roule ! s’écrie pendant ce temps Max, du fond de la banquette. J’ai grand-hâte !

— Il en sera fait selon vos désirs, messieurs !

Dans les souterrains de la Tour Pointue, c’est à peine si le ronronnement de la voiture trouble le silence, tandis qu’elle s’élance en direction d’Évry. Par la fenêtre, les façades des immeubles défilent : vestiges haussmanniens, délires corbuséens, mégalomanie nouvellelienne, ou encore cybernétique schöfferienne. Arrêté à un feu rouge, au pied d’un hôtel particulier dont les larges battants de métal en occultent l’existence, Achille presse un bouton de son tableau de bord, en même temps qu’il enfonce la pédale d’accélérateur dans le vide. À la mine déconfite des passants offusqués, il leur oppose un sourire onctueux, cependant qu’il s’éloigne, répandant autour de lui la joyeuse pétarade d’une moto, désormais dépourvue d’âme.

— Dis Achille ? Tu m’en ferais pas une copie, marmonne Max, perdu dans sa contemplation d’une ville sans histoire. Je crois bien que je vais l’utiliser pour ma sonnette ou le téléphone.

— Comme tu y vas ! persifle ce dernier, comme il manque de s’étouffer de rire.

Hélas, ils n’ont pas roulé plus de quelques dizaines de mètres qu’une austère silhouette leur ordonne de se ranger sur le bas-côté.

— Papiers du véhicule, s’il vous plaît, bourdonne une voix derrière la vitre.

— Mais bien sûr, monsieur l’agent, lui répond Achille d’un ton mielleux, tandis qu’il se penche en direction de la boîte à gants, coupant au passage la sonorisation extérieure.

Sourcilleux, l’agent de la circulation le fixe d’un air soupçonneux, ne sachant ou non s’il se moque de lui.

— Dois-je vous rappeler que l’usage des avertisseurs sonores est restreint aux situations de danger, de même que le nombre de décibels émis ?

— Mais tout à fait, monsieur l’agent, affirme Achille avec aplomb.

À côté de lui, Franz dissimule au mieux leur fou rire, tandis que Max se détourne.

— Bien. Avant que je ne vous verbalise, je désire procéder à une mesure de son niveau, énonce-t-il, en déposant sur le capot un petit boîtier muni d’une antenne collectrice. Si vous voulez bien, monsieur Brévin.

De bonne grâce, Achille s’exécute. Hélas, c’est le son d’un clairon un peu enrhumé qui jaillit du véhicule, au grand dam de l’agent qui ouvre de grands yeux fous.

— Un problème , monsieur l’agent ? s’enquiert-il avec une politesse toute dosée.

— Aucun ! lui rétorque ce dernier, avant de lui tendre un écran sur lequel il appose son pouce.

Sans mot dire, Achille fait de même, puis récupère ses papiers. Négligent, il jette un coup d’œil sur le duplicata du procès-verbal envoyé sur son téléphone. Cent nouveaux euros. Il hausse les épaules.

— Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront noir ou blanc, murmure Franz. Tu fais mentir ce pauvre La Fontaine, il va se retourner dans sa tombe.

— Autre temps, autres mœurs, réplique Achille, d’un ton acide.

— C’est çà, Achille ! Non, tu es juste comme tes passagers dans cette voiture, intègre, paumé et camé, lance Max, un rien désabusé alors qu’ils reprennent le chemin de l’IVR. Et ce flic, sans doute, une exception.

— Surtout camés, glousse Achille, comme il redémarre.

Englouti dans le trafic dense du périphérique, Achille rend les commandes à l’IA qui se cale sur les signaux émis par la route. Libéré, il se retourne et glisse une main dans une pile de cristossons, rangés dans un creux de la portière. Quelques minutes plus tard, après une plongée ponctuée d’un nombre incalculable de jurons, une voix chaude et enlevée s’élève des baffles, accompagnée d’un orgue électronique :

Death comes sweepin' through the hallway

Like a lady's dress

Death comes drivin' down the highway

In its Sunday best

— Fire of unknown origins ? hasarde Franz, qui bataille avec son siège pour le tourner.

— Tu connais tes classiques, toi ! En plus, t’étais même pas né quand ils l’ont chanté. C’est quoi ton secret, lui rétorque-t-il.

— Tu l’as dit toi-même, un magicien ne révèle jamais ses trucs, murmure Franz, un étrange éclat au fond des yeux.

Max, ailleurs, ne les écoute pas ; la musique le ramène vers un temps qu’il n’a jamais vécu.

C’était quand 1981 ? Au fait, c’était comment les années quatre-vingt, 1980…

Il souvient seulement de vieux clichés de ses grands-parents sur un papier celluloïd rougi ; rougi, parce que les pigments n’aiment pas les ultra-violets.

C’était quand Amandine et Amanda ? Les mêmes années, hein ? Pas loin.

Une vague nausée le saisit. Il place une main devant sa bouche et éructe. Un relent acide de bile envahit l’habitacle. Achille lui tend une poche en papier. Le sac contre les lèvres, il demeure ainsi de longues secondes, la tête vide, le sang qui reflue vers l’abdomen. Courbé en deux, il reprend peu à peu son souffle, puis se redresse.

— À quoi penses-tu Max ?

Franz le dévisage.

— Au plafonnier Franz. Est-ce que tu te souviens des lieux où ont été retrouvé les trois précédents ?

Si seulement, il y en avait que trois… Le regard vide, Franz s’égare un instant, puis reviens. Difficiles d’oublier, cela lui rappelait les descriptions de H.P Lovecraft dans sa nouvelle : Air Froid ; le docteur Muñoz, incapable de maintenir le froid chez lui, avait vu le temps le rattraper et le condamner.

— Bien sûr ! Le premier dans un parc, le second sous une tente non loin de la gare de Lyon et le troisième dans son lit. Cela dit, rien ne nous dit que ces personnes ne sont pas décédées de cause naturelle, aussi extraordinaire soit-il l’état dans lequel ont été retrouvé leurs cadavres. Après tout, les deux premiers étaient des clochards, dont nous savons hélas combien la vie dehors est un enfer et le dernier était grabataire.

Silencieux, Achille acquiesce d’un hochement de tête.

— Alors il ne s’agirait que d’une simple coïncidence et l’assassin qui a œuvré cette nuit ignorait tout de ce qui adviendrait par la suite, marmonne Max, dubitatif.

— Si tel est le cas, le mobile du meurtre devient la figure du directeur, et non plus sa nature, nature dont nous ignorons tout, soliloque Franz. Enfin pourquoi le tuer sur son lieu de travail, non à son domicile ou dans un lieu qu’il a l’habitude de fréquenter ?

— Peut-être était-il plus simple pour son assassin d’œuvrer sur son lieu de travail, murmure soudain Achille.

— Plus simple ! Tu manies l’art de la litote, Achille ! Ce bâtiment aussi bien gardé que la réserve d’or européenne, sinon mieux ! s’exclame Max.

Mais Achille secoue la tête en signe de dénégation.

— Sûrement. Seulement, l’on ne surveille que ce pour quoi l’on se prépare. Si tu anticipes un vol, alors tu te concentres sur les objets précieux ou critiques, pas les personnes. Si tu te sais menacer, tu protèges ta personne. Tu vois où je veux en venir.

Songeur, Franz acquiesce.

— Tu penses qu’il se savait menacer, donc.

— C’est fort probable. Et à ton avis, que découvrira-t-on sur les bandes ? sinon des images des zones les plus sensibles des lieux.

— Rien. Alors, pourquoi bloquer la procédure de saisie du plafonnier ? Le questionne Max.

Pour toute réponse, Achille hausse les épaules.

— Tu connais comme moi l’administration…

Pendant ce temps, la voiture a abordé le quartier Balard, avec son hideux bâtiment de béton et d’acier, fruit des amours incestueuses entre gouvernants et acteur majeur du BTP. Au même moment, une voix, aux accents techniques, s’élève dans l’habitacle pour prévenir les occupants d’une sortie imminente et les invite à reprendre leurs places respectives. Au loin se dresse la tour aux figures de Dubuffet, reconnaissable entre toutes à ses couleurs criardes.

Depuis quand n’est-il pas retourné au parc de l’île de Saint-Germain ? Et pourquoi y pense-t-il si soudainement ?

Rendu mélancolique, il abaisse le pare-soleil, observant dans le minuscule miroir le visage crayeux de Max. À côté de lui, le volant entre les mains, Achille manœuvre, sûr de lui.

Oiseaux de nuit perdus dans un jour absolu ; voilà ce qu’ils étaient devenus.

Sous leurs yeux, le décorum déroule ses illusions peintes de vert et de marrons, des arbres taillés avec soin, de manière qu’aucun ne déborde sur la chaussée, camouflant les centrales solaires fondues dans la végétation.

— Voilà qui donne un tout nouveau sens à l’anglais « Power Plant », sourit-il intérieurement.

Derrière, les haies, bétonnées, vitrées et multiconnectées, se dressent, pareilles à de démesurées termitières africaines. Jaillis dans la transition entre les années trente et quarante, ces bâtiments semblent déjà accusés le temps. La chose, bien que presque imperceptible grâce aux miracles des matériaux à mémoire de forme et autoréparant, n’en demeure pas moins réel, autant qu’ironique, en regard de monuments, de maisons ou même de château, plusieurs fois centenaires, voir millénaire, toujours debout malgré les agressions de la civilisation techno-industrielle. Gris, impersonnels, inhumains, les immeubles défilent.

Y a-t-il seulement encore des vivants à l’intérieur ?

Il en doute, alors qu’il aperçoit les files humaines interminables qui se dirigent vers les restaurants présents en face . Clones d’eux-mêmes, seuls les noms et les spécialités changent ; le service, lui, est identique : serveuses ou serveur en tailleur strict et chic, chignon ou gel sur la tête, sourire artificiel et scénario écrit à l’avance. Tout est fait pour donner l’illusion de l’authentique chic. Franz en a la nausée.

Soudain, la vision s’évanouit, Achille dépasse le quartier pour s’enfoncer dans un paysage plus champêtre. Anomalie verdoyante dans un océan de béton et d’acier, ils quittent les Hauts de la Seine, cauchemar urbanistique, pour un autre aux allures bucoliques.


Texte publié par Diogene, 26 décembre 2016 à 15h31
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