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Frankenstein ou le Prophète Ressuscité
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tome 1, Chapitre 25 « Folie au Futur Simple » tome 1, Chapitre 25

« L'homme a beau étendre le cercle de ses idées, sa lumière n'est toujours qu'une étincelle promenée dans la nuit immense qui l'enveloppe. »

Joseph Proudhon

Cette nuit, je relis les lettres de ma chère et confidente. Toutes ces lettres, elles sont comme un îlot de lumière dans un courant de ténèbres qui menacerait de m’emporter. Ma sœur, comme je vous suis gré de vos attentions, vous qui trouvez toujours les mots justes. Vos courriers sont semblables aux roses dont les premiers boutons éclosent dans les parcs, alors même qu’ils sont abandonnés depuis tant de temps. Le mal qui ronge notre cité semble s’être soudain assoupi. Mais peut-être n’est-ce là qu’une ruse de sa part, pour mieux ressurgir au moment où nous nous y attendrons le moins.

À la suite de la conférence donnée par le Docteur Seward au University College London, je caressais un secret désir, un désir morbide et outrageux, m’entretenir avec cet homme : R.M. Renfield, lui qui ne cessait de réclamer des vies, afin de régénérer la sienne. Cependant que j’en effleurais l’espoir, une fâcheuse nouvelle m’est remontée : il n’est plus que feu R.M. Renfield. Le malheureux a été retrouvé, le corps brisé dans sa cellule de l’asile de Carfax, sans que personne ne sache de quelle manière. Néanmoins, j’ai obtenu quelques confidences de la part des gardiens de l’hôpital : ils m’ont rapporté qu’il avait été interné suite à plusieurs agressions commises à son retour de Transylvanie, où il avait été dépêché par son cabinet de transactions, au profit d’un certain noble.

Se pourrait-il que sa rencontre avec cet homme fût à l’origine de son accès de folie ?

Je n’eus connu le docteur Jekyll et sa fin terrible, que j’eus douté de mon audacieuse hypothèse. Toutefois, il est des mystères que l’humanité est loin d’avoir percés, tout particulièrement ceux de l’esprit. Mon malheureux ami ne l’a-t-il pas payé de sa vie. En effet, se sachant incapable de contrôler Hyde, il préféra le suicide plutôt que de devenir l’esclave d’un monstre, ou alors il eut été condamné à la potence. De plus, selon les confidences du docteur Seward, son état s’est soudainement aggravé cependant que débarquait dans notre belle cité ce mystérieux navire hanté par les fantômes de son équipage. En mon for intérieur, je ne peux voir une coïncidence entre l’assassinat du dément Renfield et l’assoupissement du mal. En cet instant, je ne doutais pas que nous avions tous deux la même conviction : la chose ou l’être responsable de son état ne pouvait qu’être arrivé, même s’il préférât le taire.

Qui suis-je pour le lui rendre ?

Nous venions à peine de faire connaissance. Surtout, il me faut taire les véritables motivations. Un jour ou l’autre nos chemins divergeront, qui sait si ne nous nous affronterons ? Néanmoins, nous sommes tous deux animés par le même esprit, ce qui ne manquera pas de nous rapprocher ; je l’espère… La curiosité n’est-elle pas une vertu universelle ?

Journal de H.F.

Le 7 avril 1894

Panthère chasseresse, elle l’a entraîné hors de ses appartements. Dans le couloir règne un silence de mort, à peine troublé par les feulements des félidés. Un instant, il se demande s’ils ne sont pas les seuls occupants de l’immeuble. Des toiles d’araignées pendent depuis les plafonds, une épaisse couche de poussière macule les sols et les murs crasseux, parfois une odeur d’urine le prend à la gorge. Max contemple tout cela. À côté de lui, Saejin n’a pas bougé. C’est à peine s’il peut deviner sa présence dans les ténèbres.

— Qu’ai-je vu ? murmure-t-il dans un souffle.

Ses mots, il se le remémore alors même qu’elle les a prononcés quelques secondes auparavant : « Tu as déjà franchi une première fois le seuil. Souviens-toi ! »

Le seuil ?

Est-ce une métaphore, ou bien une parabole ?

Une odeur de chlore et de soude caustique le prend à la gorge tandis que la silhouette informe lui tend une main molle. Est-ce un homme ? Est-ce une femme ? La texture du gant l’écœure.

— « Plus la caste est basse, moins on donne d’oxygène. Le premier organe affecté, c’est le cerveau. Ensuite le squelette. À soixante-dix pour cent d’oxygène normal, on obtient des nains. À moins de soixante-dix pour cent, des monstres sans yeux1 », marmonne-t-il.

En face de lui, la présence se trouble, comme indécise.

— Vous avez dit quelque chose, monsieur Defrosse ?

L’interpellé lève des yeux aussi morts que la lumière bleuâtre qui baigne la pièce. Son regard erre à la recherche de quelques repères, mais il ne rencontre que murs anonymes, incubateurs avec écran holographique, hottes stériles, ou encore râteliers d’instruments d’acier étincelant. Des ombres se déplacent, lentes, comme si quelques poids invisibles les entravaient. Parfois, elles s’arrêtent et prennent quelques notes sur leur tablette.

— Nous sommes ici dans la phase de surveillance de la gastrulation. Cette étape du développement embryonnaire débute au quatorzième, ou quinzième jour, après la fécondation ; elle consiste en un remaniement des blastomères. C’est une étape cruciale, car toute anomalie dans son déroulement entraîne la mort de l’embryon. Nous transférons donc les jeunes morulas depuis la pièce post-fécondation dès qu’elles sont jugées suffisamment développées et viables. Ici, nous nous assurons de leur offrir des conditions de croissance optimale ! N’oubliez pas que nous pouvons nous prévaloir d’un taux d’échec d’implantation de moins de 30 %… et nous visons moins de 15 % à un horizon de cinq ans.

Nauséeux, Max écoute d’une oreille distraite le flot des paroles du ou de la guide ; même sa voix lui paraît synthétique. Elle récite un discours bien huilé, qui ne parvient pas à dissiper le malaise qui le ronge de l’intérieur.

— … Les embryons surnuméraires sont eux vitrifiés et conservés dans nos unités cryogéniques au sous-sol ; aussi longtemps que le souhaitent les parents.

— Et si les parents meurent ? marmonne-t-il d’une voix atone.

— La loi est formelle, monsieur Defrosse, ils sont incinérés.

L’homme fixe la silhouette à la recherche de la faille, du non-dit, du secret ; car il y a toujours un secret.

— Vous semblez sceptique, monsieur Defrosse. Suivez-moi jusqu’au poste de contrôle, si vous le voulez bien. Nous n’avons rien à cacher, tout est transparent ici, affirme-t-elle.

— Oui, tout est transparent, répète-t-il en écho. Même l’Œuf.

En face de lui, les murs lui renvoient l’écho de la pièce silencieuse, tandis que sous le masque il devine le sourire mécanique du commercial.

Une main se glisse dans la sienne. Gainée d’obscur, elle l’entraîne ; un doigt posé sur ses lèvres lui intime le silence. D’un hochement de tête, il acquiesce. Sous leur pied, le parquet gémit, fatigué par tant d’années passées.

Sous l’œil impavide du technicien, les images, projetées sur un écran posé à côté du microscope, défilent, irréelles, désincarnées, si semblables ; seul l’averti pourrait déceler les différences.

« Tout est transparent, monsieur Defrosse. »

Transparent, le mot ne cessait de défiler dans sa tête tandis qu’ils poursuivaient leur visite. Odeur clinique, odeur chimique, l’air ne sentait rien, sinon l’antiseptique. Parfois, un geste trouble l’harmonie, lorsque l’opérateur pointe du doigt un écran, ou presse un bouton qui clignote.

— Voyez-vous, nous contrôlons depuis cette console les congélateurs où sont entreposés le sperme et les ovules vitrifiés. À leur arrivée, les lots reçoivent un numéro, unique, que nous traçons tout le long du processus, depuis le recueil jusqu’à son implantation dans l’utérus ou son incubation, selon les besoins.

— Ou sa destruction, se retient d’ajouter Max.

Le sourire éclatant de la femme est semblable aux images qui peuplent la pièce, froid, calculé, désincarné. Sur les tableaux électroniques, les chiffres défilent, enchaînement sans fin de caractères, dont le sens lui échappe.

— Avez-vous des questions, monsieur Defrosse ?

Max esquisse un geste de la main, la nausée est là, houleuse, prête à l’embarquer dans sa formidable odyssée. Baigné dans une atmosphère d’aquarium, il se sent emporté par le flot anonyme et le ton doucereux de son interlocutrice. Sur les écrans, les visions se fondent, se confondent en un maelström vertigineux.

Ombres fondues dans l’obscur, ils se glissent dans la nuit. En contrebas, des silhouettes contrefaites protestent à faibles voix, quand d’autres tentent de prendre maladroitement la fuite, sous le regard indifférent des spectres blancs. Bientôt, ils s’en iront ; ils ont découvert celui qu’il venait chercher : un clochard parmi d’autres.

Mais pourquoi lui, plutôt qu’un autre ?

En cet instant, une pensée se fraye un chemin dans son esprit. Les yeux étrécis, Max examine avec curiosité les formes humaines qui dispersent la foule éparse. Le véhicule est une ambulance banalisée ; personne ne leur prête la moindre attention.

Qui la leur aurait porté ?

Ils ne sont que de pauvres hères, croupissant dans la misère, par choix ou bien par le hasard d’une vie, invisibilisés aux yeux d’une civilisation devenue par trop sourde et aveugle. Une main effleure son bras, l’invite à poursuivre la traque. D’un signe, Saejin lui indique un rabat derrière sa nuque. Max s’exécute ; il disparaît. Il n’est plus qu’une tache obscure dans les ténèbres épaisses. En face de lui, sa compagne en fait autant, quand de minuscules lumières flottent tout à coup devant ses prunelles.

Ce sont des combinaisons ultra-black© ; elles nous dissimuleront.

Max ne souffle mot, cependant qu’il s’étonne, car leur possession est soumise à un contrôle aussi étroit que rigoureux ; seules quelques unités d’élite y ont accès. Complice, il lui semble que Saejin lui adresse un clin d’œil, mais il ne peut en être certain. Pendant ce temps, par la fenêtre, il aperçoit le groupe ; l’homme ne se débat plus, il ressemble désormais à l’un de ces pantins de foire, auquel l’on aurait tranché les fils.

Pourtant, ils ne pressent pas le pas. Au contraire, ils poursuivent sans hâte leur chemin, dans les couloirs sordides de l’immeuble insalubre.

— Où allons-nous ? songe Max, alors qu’il s’enfonce toujours plus loin dans la noirceur du labyrinthe de pierre.

Aussitôt des caractères illuminent sa visière. Surpris, il manque de peu de pousser un cri.

Pardon, Max ! j’ai omis de te prévenir. La combinaison possède des capteurs sub-vocaux.

N’en dis pas plus, j’ai compris.

Les yeux plongés dans les siens, comme il sens son souffle chaud enveloppé son visage, il l’embrasse au travers de son masque.

Tu ne m’as pas répondu.

Un doigt se pose sur ses lèvres tandis qu’il s’attarde.

Tu n’as pas encore deviné ?

Malgré le silence, il n’en ressent pas moins l’ironie dissimulée sous la question. Bien sûr qu’il devine… comment il pourrait en être autrement ? Certaines choses ne changent pas, on les croit effacées ; elles sont seulement un peu plus obscures. Alors il rit, il rit de sa bêtise. Elles n’ont jamais disparu, non plus qu’elles se sont assombries. Un sourire amer éclaire son visage, comme s’éloigne l’ombre féline de Saejin… un monde à la dérive.

Devant ses yeux, les enfants dansent, en rond, mains dans la main, ils tournent autour du ballon, du ballon et de l’enfant étendu par terre, la tête à l’envers.

Dans la ruelle, les silhouettes se sont dispersées, réfugiées dans les vestiges urbains, loin des phares de la nuit. Max secoue la tête. La nausée le saisit. Dans sa poitrine, son cœur se fige, pendant ce temps son estomac se révulse, sur le point d’expulser le vide. Un cri rauque jaillit de sa gorge ; dans ses yeux dansent des étoiles.

Respire !

Il acquiesce. Des larmes coulent, douloureuses, amères. Il ne pensait jamais franchir encore une fois le seuil. Réfugié entre les bras généreux de Saejin, Max se perd, pour lui la réalité se délite, tout n’est qu’un mauvais délire.

Tu retrouves enfin le nouveau-né que tu as un jour enfoui.

Il n’a jamais cessé d’être, mais tu le savais déjà.

Oh non ! Il n’a jamais cessé de vivre, mais la réponse est incomplète.

Combien étaient-ils dans le refuge utérin ? Deux ? Trois ? Trois…

Dans sa poitrine, la nausée reflue. Sur la plage les vagues scélérates se sont retirées, laissant à nu une barque aux flancs déchiquetés. En son sein, une forme pâle ouvre les yeux et les referme. Imparfaite, son sort a été scellé avant même d’exister. Penché dessus, il ne peut que la contempler, la voir dériver, s’en aller vers ce grand tout d’où elle a été tirée.

Aurait-il pu en être autrement ?

La question flottait au-dessus de l’être contrefait. Timide, il tend la main vers la créature ; esquisse à peine humaine dont la bouche informe dessine une ébauche de sourire.

Des questions ? Aucune ! Il veut seulement quitter ce lieu, soustraire à son regard ces écrans anonymes, sur lesquels défile, de manière abstraite et inhumaine, tout à la fois grotesque et objective, l’essence de la vie.

— Par exemple.

Elle déroule sur une table une carte des méthodes. Sur son visage, se reflète une lumière bleutée qui donne à ses yeux des allures de poisson mort. Max retient une éructation ; une saveur de pourriture lui envahit la bouche.

— En tant que leader de notre secteur, et afin de toujours vous offrir le meilleur, nous sommes tenus d’être à la pointe de l’innovation. Ainsi, avons-nous mis au point des outils moléculaires en mesure de sonder, avant même la conception des embryons, la viabilité des gamètes. De cette manière, sommes-nous capables d’en sélectionner les plus prometteurs, raccourcissant d’autant les délais d’implantation, en même temps que nous augmentons considérablement son succès. 70 %, monsieur Defrosse, rappelez-vous 70 %. Voilà le secret de notre entreprise leader mondiale de la procréation humaine.

Max ne l’écoute pas, ne l’écoute plus, sa voix n’est qu’un murmure indistinct, insubstanciel ; il doute.

— Bien sûr, nous maîtrisons la production de gamètes à partir de cellules somatiques. Cependant, les résultats ne sont toujours pas à la hauteur de nos espérances. Enfin, ce n’est qu’une question de temps avant que nous ne découvrions le défaut dans notre processus. N’avons-nous pas mis au point le premier utérus artificiel, il y a presque un siècle ? Des pionniers, monsieur Defrosse ! Des pionniers ! Voici ce que nous sommes.

Un sourire ironique se dessine sur ses lèvres.

— Quelque chose vous gêne, monsieur Defrosse ?

Quel rapport avec cet enlèvement ? Parce que c’est un enlèvement, n’est-ce pas ?

Au travers du voile, il aperçoit son air grave, un sourire las, des yeux emplis de tristesse, le cœur gros d’un chagrin depuis longtemps tu. Du bout des doigts, il écarte le tissu et recueille les larmes qui lui rougissent les joues. Autour de son poignet, il sent sa compagne refermer ses serres, à mesure que grandissent en eux les ténèbres. Dans un rythme syncopé, il devine les formes éthérées qui s’avancent ; une brume évanescente dans leur sillage.

Qui sont-ils ?

Personne n’a jamais pu apporter la moindre réponse, seulement des rumeurs et des légendes.

Un index posé sur ses lèvres, Max retient son souffle, en même temps qu’il croit apercevoir, surgi du noir, une monoroue écarlate, mais ce n’est qu’un mirage. Troublé, il reporte son attention sur la brume qui se meut devant eux, déjà elle disparaît et la meute avec.

Suis-moi !

Un frisson court le long de son échine comme il s’élance à la suite de Saejin. Souple, gracieuse, féline, elle s’engage entre les décombres et les débris qui jonchent le sol. Parfois, jailli de nulle part, de vieilles carcasses mangées par la rouille s’avancent en crachant une fumée noire, souvenir d’un passé jamais révolu ; depuis longtemps, l’ambulance a disparu.

Alors, pourquoi poursuivre la traque ?

Soudain, elle réapparaît, figure spectrale dans la nuit noire. Phare éteint, elle se glisse en silence dans les avenues désertes.

Où vont-ils ? Le centre médical le plus proche est à plus de trois kilomètres d’ici.

Bientôt, elle s’arrête et de ses flancs sortent des silhouettes anxieuses, dont les yeux scrutent les ténèbres, tandis que d’autres lancent des ordres dans le vide.

Observe !

Des lueurs inquiètes, dans le ciel, sillonnent des énigmes d’un autre temps.

Charger votre karma et vous vie sera transfigurée.

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Seuls les mots changent, derrière se dissimulent toujours le même subtil poison. Cependant, qu’il se détourne, du dirigeable descend une nasse dans laquelle on glisse le corps inanimé d’un homme anonyme. Sur le flanc, le message se transforme, les mots sont devenus substituables, semblables, malléables, flexibles.

Demain ne sera plus jamais comme avant.

Pensez à vos enfants ! À leur futur !

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Toujours tapi, Max ne quitte pas des yeux le singulier cortège, alors que la troupe s’éclipse. Seul demeure le corps, chose inerte, chose céleste qui bientôt s’élève. Dans les airs, d’autres silhouettes, inquiètes, s’activent comme les messages défilent sur fond d’arabesques colorées et saturées. Dans le lointain, les tours clignotent pour signaler leur présence ; frontière lumineuse des temps présents. Depuis longtemps, les étoiles ont disparu, remplacées par ces étranges phares dans les ténèbres, témoins de l’orgueil d’une humanité dépassée.

— N’oublie pas que nous prenons la prochaine sortie, Évry sur Seine.

La voix de sa femme le surprendrait presque toujours, s’il n’y avait eu ce léger accent de reproche.

— Je n’ai pas oublié.

Évry, Mecque, point d’orgue des technologies, dites NBIC.

Sur le pare-brise, en surbrillance, déjà le panneau de sortie, souligné d’un grand trait doré. Les mains sur le volant, il se laisse guider par le cerveau motorisé, malgré le peu de confiance qu’il lui accorde. Même parfaite, une machine reste fille de l’humain, aussi imparfait soit-il. À la dérive, ses yeux s’attardent sur l’horizon noir, transpercé çà et là par les phares d’une voiture ou d’un car, emplis d’hommes et de femmes aux prunelles caves. Parfois, leurs regards se croisent, alors son cœur se glace.

Qui sont-ils ? Où vont-ils ?

Il ne le sait que trop.

— Tu rêves ? Réveille-toi ou nous allons rater la sortie ! Le rabroue sa femme.

Sur le tableau de bord, déjà une lampe clignote qui signale le futur déboîtement. Lentement, sa main effleure le frein à main, seule concession à l’humain. Tentant, facile, ses doigts glissent dessus, l’enserrent presque… Il suffirait de peu, la fourche n’est plus très loin et, même ralenti, le choc n’en demeurerait pas moins… fatal. Au loin, il aperçoit les tours sombres de l’institut, surmonté de leur fanal.

Qui sont-ils ? Quelle importance cela revêt-il ?

Humains broyés, ils ne sont plus que des rouages de la Mégamachine.

Où vont-ils ? Leur destination, ne le devine-t-il pas déjà ?

Après tout l’horreur n’a pas de nom, mais de l’imagination, là où naissent les monstres.

Pourquoi lui ?

Il s’en fiche.

La tête penchée en arrière, il regarde le dirigeable s’éloigner, gros de son chargement. Sur ses flancs obèses, les mots défilent sous les images criardes ; il s’en va rejoindre les siens. Le fond de sa gorge le brûle, comme la bile corrosive remonte, laissant derrière elle un goût âcre.

Quand as-tu compris ?

Les mains de Saejin s’égarent sur son visage. Ses lèvres tremblent. Il retient son poing tandis que remonte à la surface le flot poisseux des souvenirs malheureux.

Les enfants qui dansent, les enfants qui montrent, les enfants qui ont les paupières closes. L’un étendu à côté du ballon, l’autre qui regarde sans que le moindre mot ne sorte de sa bouche.

Ce jour-là le ciel est gris, le ciel est sali, couleur poivre et sel, il pleure lui aussi des larmes amères.

Un rire lugubre jaillit de ses lèvres, en même temps que des larmes de douleurs roulent sur son visage empli de terreur. Son poing vole dans les airs, puis retombe ; il a perdu de sa force. Hébété, il contemple sa paume invisible. Seul le toucher de Saejin la rend tangible. Autour de lui la réalité file, glisse, se brise. Dans le ciel, un miroir a volé en éclat ; il y a longtemps, si longtemps. La rage l’aveugle, puis se mut en douleur ; le cri jaillit, silencieux.

Dix ans ! Il aurait eu dix ans, aujourd’hui. Dix ans.

Les mains agrippées au volant, il regarde droit devant lui, esquivant par là même le regard peu amène de sa femme.

— Je ne sais pas, lâche-t-il.

Sa voix n’est qu’un faible murmure, à peine audible, son ton manque de conviction. Vides, ses yeux errent sur les surfaces miroitantes. Humains réduits à l’état de spectres, les techniciens se déplacent avec des mouvements d’automates ; leurs gestes sont lents, précis, aucune figure d’improvisation n’est possible. Humains en gestations, ils dorment au fond de boîte emplie de gelée nutritive. Plus loin, des modules d’impression ; obèses, brillants ; à l’intérieur, le mystère.

— Bien sûr, vous vous interrogez : Quel est notre secret pour vous proposer des tarifs tout à fait abordables ?

Max aimerait détourner le regard, échapper à l’emprise de ses prunelles céruléennes, aux reflets d’acier bleuté.

— Peut-être, répond-il, évasif.

— Le doute ne fait pas partie de notre vocabulaire, nous l’avons banni il y a longtemps ; tout n’est que certitude dans notre entreprise. Sinon nous aurions été depuis longtemps balayés par les vents contraires, rétorque-t-elle.

Sa voix a perdu toute chaleur, toute générosité, la façade est tombée ; ne demeure que sa grâce, miroir de glace.

Rentrons !

Rentrer… mais où ? N’a-t-il jamais eu un foyer ?

Max tremble, il ne peut s’arracher aux ténèbres qui l’appellent.

La main sur le frein à main, la fourche, tout aurait été si facile… si factice… si réel…

S’il te plaît !

Entre les mots, entre les sons, il entend la détresse et elle a les yeux d’une déesse. Avec difficulté, il s’arrache à sa morbide fascination, alors qu’il découvre la figure inquiète de sa compagne, dont le voile ne dissimule plus le visage. Épuisée, sa force, son assurance, tout a disparu, sauf la lueur farouche qui scintille au fond de ses prunelles couleur ébène. Il ne la questionnera pas, il sait déjà.

Quand a-t-elle été jetée dans les ténèbres ?

Soudain, elle pose un doigt sur ses lèvres. Chaud, froid, brûlant, glacial, il est tout cela à la fois ; il acquiesce.

Dans le ciel, le dirigeable disparaît, aspiré par les ténèbres, peine est-il un point lumineux dans un céleste peuplé d’étoiles artificielles.

Où vont-ils ? Qui sont-ils ? Qu’en feront-ils ?

Tout à coup, toutes ces questions lui semblent futiles, inutiles ; l’enfant le contemple, son visage peine à percer la membrane qui le recouvre. Ses mains s’agitent, ses doigts aux allures de griffes se rétractent. La douleur ne le quitte pas ; il a mal.

Blottis l’un contre l’autre, ils n’échangent aucun regard, aucun mot, ils ne sont plus que pulsions, humains rétrécis et réunis ; ils sont amours.


Texte publié par Diogene, 4 novembre 2018 à 16h43
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