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Frankenstein ou le Prophète Ressuscité
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tome 1, Chapitre 17 « Un peu de Noirceur au Fond de mon Cœur » tome 1, Chapitre 17

Les poètes et les romanciers sont de précieux alliés… Ils sont, dans la connaissance de l’âme, nos maîtres à tous, hommes vulgaires, car ils s’abreuvent à des sources que nous n’avons pas encore rendues accessibles à la science.

Sigmund Freud

Ma sœur, c’est avec une appréhension certaine que j’ai ouvert votre courrier. Bien que j’en ignorasse tout du contenu, je ne pus m’empêcher d’envisager les pires reproches, que vous auriez pu formuler quant à ma conduite de ces dernières semaines. N’imaginez point que je vous blâme pour votre sollicitude. Hélas, j’ai reçu votre missive au cours d’une période fort troublée. J’étais accablé par des découvertes dont je tairai la nature, par peur qu’elles ne reviennent me hanter. Encore maintenant, alors que plus de trois jours se sont écoulés depuis que je l’ai entre les mains, je tremble à l’idée de prendre la plume, afin de vous envoyer ma réponse. Je ne doute pas de vos craintes au sujet de ma santé mentale et je ne saurai vous en blâmer, car vous seriez dans le vrai.

Ma sœur, ma raison chancelle depuis cette découverte. Il ne se passe guère un jour sans que je ne sois au bord du renoncement, tant le noble but, que je me suis promis, me semble plus inatteignable que jamais.

Est-ce moi ? Est-ce l’humanité elle-même qui est à l’origine du trouble qui ronge mon âme ?

Je suis prisonnier d’un tourment dont je préfère esquiver le nom. Hélas, à qui puis-je confier le terrible secret de ma découverte ? Je ne peux me confesser aux gens des îles, des hommes braves et courageux qui affrontent sans mot dire les pires tempêtes. Leurs épouses ne sont pas en reste, quand il faut s’occuper des marmots et des choses courantes, cependant que leurs maris sont sur les flots. Je les admire ! Ils ont tant de prestance, tant d’allure et de témérité. Je me sens minuscule à leur côté, alors même qu’ils m’ont accepté au sein de leur communauté ; eux qui ne découvraient en moi, au commencement, qu’un petit bourgeois naïf venu depuis la capitale pour connaître les grands frissons. J’ai gagné leur respect et leur confiance ; je ne puis me permettre de les trahir.

Voyez ! Il y a de cela plusieurs semaines, j’ai répondu favorablement à une invitation de Williams. Hélas, que ne me suis-je égaré, plutôt que d’avoir accepté cette invitation ? Rarement, conférence fut aussi ennuyeuse. Toutefois, j’ai le regret de devoir l’avouer, mais ce cours fut soporifique, malgré tout l’intérêt que j’aurai pu lui accorder. Je me souviens qu’il y fut question de démon et de thermodynamique ; ce sont là les seules traces mnésiques que je garde encore vivaces. Williams m’a gracieusement confié ses notes. Depuis, tout comme les miennes, elles traînent au fond d’un tiroir poussiéreux. Ainsi, ma décision est-elle prise ! Sitôt les affaires courantes expédiées au manoir et à la conserverie, j’embarquerai avec le premier bateau pour Thurso. Ensuite, je gagnerai Édimbourg, puis je me rendrai par le premier train jusqu’à la capitale. Je regrette de vous annoncer cela d’une façon aussi abrupte que cavalière et, par là même, de vous imposer, à vous et votre époux, ma présence dans notre maison familiale, le temps de quelque repos bienvenu. En revanche, si vous ne pouvez me recevoir, je comprendrai fort bien la chose. En ce cas, je prendrai mes dispositions, afin de ne point vous importuner plus que de raison.

Bien à vous, votre dévoué Hugo

Le 1er mars 1894

***

Charenton-Le-Pont, France, 17 février 2067

Les murs de béton sale ont remplacé la savane. Désormais, une pluie grasse, saturée de poussières, tombe à grosses gouttes. Les yeux fermés, le garçon se concentre alors sur le silence qui règne dans la rue. Un chat miaule, s’enfuit à la recherche d’un abri tandis qu’un oiseau crie. De la créature qu’il a aperçue, il n’en ressent plus la présence.

Elle est partie.

Pourquoi lui a-t-elle dit qu’il était trop tôt encore ?

Il ne comprend pas. Lorsqu’il soulève ses paupières, il le découvre, jeté entre deux poubelles. Son visage est pâle ; il semble mort. Pour le jeune homme, c’est la première fois qu’elle s’incarne. Curieux, il s’en approche, avant de faire un bon en arrière ; les doigts du cadavre ont remué. Soudain, ce dernier ouvre des yeux blancs, globuleux, qui scrutent l’obscurité. Il ne paraît pas voir celui qui lui fait face, car il se relève maladroitement, renversant au passage un fût de métal, dont le fracas se répand en échos singuliers dans le passage. Il titube quelques instants, une main sur le front, comme au sortir d’une cuite monumentale, puis s’enfuit dans la nuit.

— J’ai vu Dieu ! lance-t-il en se retournant, avant de s’éclipser au coin de la rue.

Franz referme son livre. Posé sur sa table de chevet, il semble le narguer, avec sa large couverture délavée.

« Dieu ». Quel nom étrange pour désigner le ciel baigné de lumière !

« J’ai vu Dieu ! »

Le cri résonne toujours à ses oreilles, avec tout autant de force, d’acuité et de fermeté que s’il entendait en cet instant précis.

Et lui ? qu’a-t-il vu ? Dieu, aussi ?

Ses doigts se dirige vers l’interrupteur de sa lampe. Son index hésite, mais il plonge tout de même la pièce dans l’obscurité. Pourtant le sommeil ne vient pas pour autant. Adossé contre la tête de son lit, les mains passées derrière la nuque, il demeure les yeux grands ouverts, fasciné par la noirceur épaisse qu’il perce sans effort. Soudain, il étire ses membres. Alors, la paume ouverte, dressée devant lui, il libère l’image de ce troisième œil, enchâssé dans le crâne de cet étudiant en génie génétique. Comme l’on fabriquait hier des outils, aujourd’hui il fabrique la vie.

— Qu’as-tu à me dire ? l’interroge-t-il. Qu’as-tu vu que tu n’oses avouer ? Aurais-tu vu, toi aussi, le visage de Dieu ? De Dieu, ou de l’un de ses apôtres ?

Mutique, la vision ne lui renvoie que son reflet sans vie ; Franz pousse un long soupir.

Pourquoi s’en étonner ? Comment un langage si creux, dépourvu d’imaginaire, de subtilité, de singularité pourrait-il capter l’indicible, l’impossible ?

Sous ses yeux, l’image rémanente s’enflamme, puis s’évanouit.

Demain sera un autre jour… sans doute.

Du regard, il embrasse une dernière fois l’illusion. Les paupières baissées, il sent Morphée l’emporter, le corps enfoncé entre les couvertures de son lit, libéré de ce spectre mort, cependant que s’élèvent du salon des notes muettes et meurtrières. Soudain éveillé, il se lève en sursaut. Ainsi donc, il a entendu son appel et il est venu. Debout, nu dans la chambre, Franz hésite, puis enfile une robe de nuit ; rêche, le tissu lui irrite l’épiderme.

Dans la pièce, assis devant le piano, une ombre joue les tons silencieux d’une symphonie oubliée.

— Pourquoi m’as-tu fait revenir ici ? murmure-t-elle dans un soupir. J’ai quitté ce monde il y a bien longtemps ; un monde parmi tant d’autres. Vous autres, humains, avez fait des choix, il ne m’appartient pas de les défaire. J’ai ouvert des consciences, certains en sont morts, d’autres ont vécu, quelques-uns ont survécu.

Sur le clavier, les doigts sombres courent, tandis que la rune dessinée dessus vibre à l’unisson.

— Je ne te connaissais pas ce talent, chuchote une autre voix dans le noir.

Mutique, Franz les observe. L’ombre ne répond pas et poursuit son jeu plein de mélancolie.

— Par la musique, j’exprime ce que mes paroles ne peuvent dire, souffle-t-elle.

— Que vas-tu faire ?

Un instant, elle s’interrompt, puis reprend de plus belle, accélérant le rythme pour mieux sombrer dans la folie.

— Je l’ignore, car je me suis juré de ne plus me mêler de la destinée entrelacée des hommes et de celui qui se fait appeler Dieu.

— Et si c’est moi qui te le demande ?

L’ombre sursaute. Son doigt enfonce le do. La note résonne dans l’appartement, qui rompt alors l’instant. Lentement, elle se retourne et fixe de ses yeux d’argent de celle qui vient ainsi de s’exprimer. Mais il ne peut répondre que déjà ses lèvres se posent sur les siennes.

— Souviens-toi, lui chuchote-t-elle dans le creux de l’oreille.

L’ombre se tait. Sombre, elle ferme ses prunelles aveugles, tandis que sa compagne s’éclipse, d’une démarche féline et pleine de grâce.

— Suis-moi ! souffle-t-elle, comme elle la prend par la main.

Mutique, Franz se retire de l’embrasure de la porte.

Doit-il garder le silence, ou bien le rompre. Sur le seuil, les ombres s’allongent tandis que leurs pas les portent dans sa direction.

— Olopa* ! Ngai** ! murmure-t-il à leur adresse, alors qu’elles viennent de franchir le pas de sa chambre.

Sont-elles surprises ? Peut-il seulement le dire ?

Semblablement amusé, Olopa le couve d’un regard affectueux.

— Ainsi donc tu as entendu notre conversation, Fuhara***, soupire Ngai.

Fuhara… le nom flotte à la lisière de son esprit, alors que remonte le flot des souvenirs, qu’il chasse aussitôt. D’un hochement de tête, Franz acquiesce.

— Fille, pourquoi m’as-tu appelé ?

Encore maintenant, Franz s’interroge ; ses yeux grands ouverts posés sur cette ombre qu’il pourrait nommer père, s’il ne le refusait.

Était-ce comme il l’avait murmuré depuis l’obscurité pour défaire, ou alors ne réclame-t-il que leur présence ? Leur présence et des réponses ?

Lové contre son corps, Olopa l’enlace.

— Merci, Olopa, soupire-t-il comme il s’écarte.

Désolé, il se tourne vers Ngai, puis le serre dans ses bras. En aucune manière troublé, l’homme lui rend son étreinte.

En fait, de quoi avait-il besoin ? Sinon de sentir ces effluves fauves qui émanent de son être, les souvenances d’une terre que ses ancêtres arpentaient, les saveurs d’une chair qui un instant fut la sienne.

— Ne parle pas, fille, lui glisse alors Ngai, son front contre le sien, ses mains passées derrière sa nuque. Rêveuse solitaire, ton cœur parle pour toi ; les réponses tu les possèdes déjà, mais c’est la peur qui t’étreint.

Comme pour l’exaucer, le couvercle d’une minuscule boîte à musique s’entrouvre tandis qu’il s’en échappe une mélodie tout à la fois éthérée et mélancolique ; l’histoire de deux amants que la mort aura séparés, mais que le temps aura réunis.

— Viens, souffle Olopa, dont les mains effleurent la baie vitrée.

Désormais grande ouverte, le vent s’engouffre dans la pièce, alors que s’envolent les journaux étalés et les papiers dispersés.

Depuis quand n’a-t-il pas pris son envol ?

Recroquevillées sur elles-mêmes, les silhouettes de Ngai et d’Olopa se déploient soudain, puis sautent dans le vide. La figure tournée vers le ciel, le bras tendu vers l’orbe crayeux, il laisse venir à lui la trouble sensation, tandis qu’il sent s’accomplir la métamorphose ; Olopa et Ngai ne sont plus que deux minuscules points dissous dans l’horizon. Grisé, il contemple la ville tentaculaire qui s’étend sans cesse, avec ses tours, ses routes, ses bâtiments comme autant de balafres dans le paysage civilisé. Léger, il n’en ressent pas moins la pesanteur du secret qu’il dissimule aux yeux de ses amis et collègues.

Et cet homme derrière son comptoir ? Ne s’est-il point souvenu son regard ? Et s’il en est ainsi. L’aura-t-il reconnu aussi ?

Autant de questions, autant d’interrogations auxquelles il ne souhaitera pas apporter de réponses ; pas encore.

Ombre dans l’obscure clarté, il devient ce qu’il a toujours été un oiseau de nuit, dont le cri se perd au milieu des chroniques urbaines.

Combien de temps en est-il ?

Il l’ignore et ne désire pas le savoir, car le temps appartient aux morts, non aux vivants.

Ngai et Olopa s’en sont retournées. Seul dans son appartement, il regagne son lit tandis que Morphée l’accueille entre ses bras.

Posé sur le toit d’un immeuble, Ngai contemple la cité affamée, Olopa blottie contre lui.

— Pardonne-nous de ne pouvoir faire plus, murmure-t-il à l’adresse de la nuit.

En nuées, les feuilles tournent autour de lui, tandis que le vent frais agite les haubans qui retiennent les antennes relais ; pylônes démesurés que personne n’a pris la peine de démonter, vestiges d’un temps pas si éloigné, pourtant presque effacé. Par moment, il arrive qu’elles rendent quelques menus services, lorsque les liaisons satellites sont saturées. Indifférents à la chose, ils ont tous deux le regard dirigé vers l’horizon, où se déploieront bientôt les premiers rayons de l’aube.

— Ngai ? Puis-je te poser une question ?

— Oui…

La voix n’est plus qu’un faible murmure, comme si son porteur était soudain accablé par le poids d’un pêché.

— Pourquoi as-tu accepté, Ngai ?

Ce dernier tourne sa figure vers sa compagne . Née d’un rêve, elle s’est incarnée en cette femme qu’il avait aperçue jadis dans un village perdu au milieu de la savane. Sur son visage se dessine un sourire, tout à la fois faux et triste.

— Ce n’est ni pour moi, ni…

Ngai l’interrompt, son index sur ses lèvres. Silencieux, il pourrait se noyer dans son regard.

— Sans doute ai-je péché par naïveté… soupire-t-il. Depuis, je me suis juré de ne plus me mêler de leurs histoires. Hélas, ce que je découvre me glace d’effroi. L’esprit n’existe plus dans ce monde, il a disparu, remplacé par les fantasmes d’une humanité roide et désespérée, enchaînée dans une course effrénée contre le temps et la mort. Et…

Mais les mots lui manquent, les mots lui échappent.

— Baisse la tête avec humilité sicambre, retire tes colliers, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ! a dit l’évêque Saint Rémi à Clovis lors de son baptême, murmure-t-il.

— Tu ignorais tout de cet homme et de ses projets ; d’autres ont écrit que l’enfer est pavé de bonnes intentions, le péché est alors partagé. Les humains ont fait des choix, celui qui se fait appeler Dieu a fait les siens et toi les tiens. Personne ne peut voir l’étendue des fils du destin, sinon les trois sœurs, lui soupire-t-elle comme pour le rassurer.

Des larmes mouillent ses yeux secs.

— En effet. Comprends-tu pourquoi elles se sont retirées de notre monde, avant de se crever les yeux.

En silence, Olopa acquiesce comme ses lèvres se rapprochent des siennes, puis l’embrasse.

— Elles poursuivent ainsi leur tâche loin de tous, loin de nous, sans jamais interférer dans la destinée de quiconque. Sûrement aurions-nous dû en faire autant et nous éloigner à notre tour ? poursuit-il, étreint l’un l’autre.

— Les légendes et les mythes en sont les plus précieux témoignages. Cependant, n’oublie pas qu’elles aussi ont succombé, puis sombré dans les abysses de l’histoire.

Des larmes roulent sur ses joues.

— Je n’oublie pas, Olopa. Néanmoins, je veux être l’unique à porter le poids de mon erreur, de mon errance. Rien ne peut être défait. Pourtant, je m’interdis de demeurer spectateur. Je ne puis contenter de regarder la pièce se dérouler, comme le fait celui qui s’est autoproclamé Dieu, surtout quand nous y avons pris part.

— Alors je resterai avec toi, car, si tu es seul à supporter le poids de ta faute, qui donc te portera ? Qui donc sera là pour te tendre cette main que tu te refuses à toi-même ? lui rétorque-t-elle, tandis qu’elle étreint plus fort encore son amant. Son bras enroulé autour du sien, ils contemplent le paysage urbain qui se dissout, pour céder la place à des dunes orangées et brûlées.

***

New Singapor, Malaisie, 17 février 2067

— C’est une étrange question que vous me posez, murmure l’homme face à la baie vitrée. L’on dit souvent que l’amour est le pendant de la haine. Je ne crois pas la chose juste, car la haine est un sentiment complexe, une mosaïque. Pas l’amour. L’amour ne se fractionne pas. Il est irréductible tout comme peut l’être la mort, dont il est le complément. Comprenez-vous pourquoi je trouve votre interrogation saugrenue ?

La femme secoue la tête. Elle n’est pas certaine de saisir tout le sens de sa réponse. Elle demeure un instant muette, puis le coupe comme il s’apprête à poursuivre.

— La mort et l’amour ne sont que les deux faces d’une même pièce et, parce que vous ne pouvez mourir, vous ne pouvez aimer. Est-ce cela que vous désiriez que je comprenne ?

L’homme pince les lèvres, puis passe ses doigts puissants autour de son cou grêle, qu’il serre. La femme ne proteste pas. Elle ne se débat pas. Sous ses paumes, il sent le pouls devenir de plus en plus faible, cependant qu’il dénoue alors avec lenteur son étreinte. Une main se pose sur la sienne ; elle est de la couleur de l’ivoire.

— Pourquoi avez-vous renoncé ? chuchote-t-elle à son bourreau.

— Je… je ne sais pas, murmure-t-il. Ses doigts sur ses épaules. Je ne ressens rien à votre égard, enfin pas de la manière que tous envisagent. Est-ce que je deviendrai las ?

La femme tourne son visage. Sur son cou, il aperçoit la marque bleutée de ses doigts, lorsqu’il a resserré son étreinte.

— Un jour, quelqu’un a prononcé ses paroles : l’éternité, c’est long ! Surtout sur la fin. Il est mort depuis. J’ignore s’il en a été heureux.

Soudain, un éclat vif illumine ses prunelles éteintes, tandis que sa bouche se tord en un sourire hideux. Sa main se lève, puis en abat le tranchant sur sa nuque. Surprise, la femme plonge ses yeux dans les siens. L’espace d’un instant, une chose, qui pourrait être de la stupéfaction, envahit son regard, puis se vide cependant que son corps s’affaisse sur le sol couvert de moquette. Indifférent à la forme gisante, il ouvre alors en grand la baie vitrée, tandis qu’un vent violent s’engouffre dans la pièce.

— Vous m’en voyez désolé, mais il est des secrets que je ne puis confier.

— J’espère que vous m’en saurez gréer, ajoute-t-il comme il balance la dépouille dans l’abysse.

***

Clamart, France, 17 février 2067

— Hugo.

Il fait nuit noire. Par la fenêtre de la chambre, au travers de la fente qui sépare les lourdes tentures, scintillent de minuscules éclats lumineux. Debout, un drap sur la poitrine, la silhouette se penche sur le corps de son amant. Du bout des doigts, elle en caresse les contours à la recherche de marques étranges. Sous sa peau, elle sent la chair frémir.

— Quel est ton secret Hugo ? soupire-t-elle. Quelle est donc cette marque qui te souille ? Ce sceau qui a fermé à jamais ton cœur ?

Les yeux clos, Hugo écoute ; il ne peut retenir les larmes de chagrin qui roulent le long de ses joues. Hyo-jin les aperçoit, mais feint de ne rien en voir et pose sa tête sur ses genoux. Ainsi penchée, elle contemple l’obscurité à la recherche de cette clé qui pourra le libérer.

— Pourquoi t’interdire d’aimer, Hugo ? souffle-t-elle à l’adresse de la ténèbre. Ton corps parle pour toi. Rien ne se grave à sa surface. Tu es aussi lisse qu’un miroir. Tu es semblable à Sisyphe qui roule pour l’éternité sa pierre jusqu’au sommet ; prisonnier d’un éternel recommencent. Pourtant ton âme, Hugo. Ton âme ! Que devient-elle ? Est-elle, elle aussi, éternelle ? Figée comme ta chair ? Pourquoi t’être enchaîné tel Ixion sur sa roue de feu qui, jusqu’à ce que les dieux en décident autrement, tournera face à Tartare ? Pourquoi ne m’accordes-tu pas de découvrir le voile posé sur ces ténèbres qui hantent ton âme ? Aurais-tu peur à ce point de moi ?

Mutique, Hyo-jin contemple un instant le corps immobile de son amant. Elle observe sa poitrine qui soulève avec lenteur les couvertures. Drapée de nuit, elle se lève soudain, offrant à l’obscurité la vision de sa nudité. Ainsi vêtue, elle se glisse entre les tentures. Par la fenêtre, cachée par des nuages bas, une lune, rousse et pleine, éclaire la sinistre forêt qui entoure le manoir. Dans la pénombre, sa main explore en la surface lisse jusqu’à rencontrer la poignée de l’huis, puis la tourne en silence. Un filet de fraîcheur s’infiltre. Enveloppée dans le rideau, Hyo-jin frissonne, tandis qu’elle s’avance de quelques pas sur le balcon. Dissimulée par la cime haute des arbres, la propriété est semblable à une forteresse inexpugnable. Les yeux dirigés vers le ciel, elle contemple la traîne lactée de la galaxie, qui borde les constellations du zodiaque ; la terre quittera bientôt la maison de la Vierge, puis frappera à la porte de celle de la Balance. Du bout de l’index, la jeune femme trace dans les airs les contours d’un nouvel amas des pléiades. Tout à coup, l’étoffe glisse de son épaule, laissant apparaître un sein menu.

— Que fais-tu ? se coule une voix derrière lui, comme une main remonte le long de son dos.

Chaude, douce, puissante, elle est aussi apaisante.

— J’explore le monde, chuchote Hyo-jin en posant ses lèvres sur la paume ouverte.

— Quel monde ? murmure Hugo, dont les doigts caressent les courbes gracieuses du visage de cette femme, à la beauté fatale.

— Ton monde Hugo, celui que tu dissimules au fond de ton cœur. Un monde dont j’aperçois les ombres, la noirceur, la profondeur ; cet univers constitué d’obscurité et de tabous brisés. C’est de cela que je dessine les contours. Il est si beau, malgré le secret qui l’entoure ; ce secret que tu as métamorphosé en forteresse dans laquelle tu te retires certaines nuits.

Les bras passés autour de sa taille, Hugo resserre lentement son étreinte.

— Aurais-tu peur que je m’envole au gré de ce vent glacé qui hante la nuit, ou bien que je m’enfuie ?

Des larmes baignent le visage, tout à coup vieilli, de son amant.

— Oui, souffle-t-il, la figure tournée vers le firmament.

Soudain, son cœur s’allège, soulagé de cet aveu trop longtemps repoussé. Pendant ce temps, l’étoffe achève son mouvement, n’enserrant plus que sa taille, mais le corps de ce dernier contre son dos, ses bras enlaçant sa poitrine, lui font oublier le froid mordant.

— Quel est son état général ?

— Seul le caisson la maintient en vie. Ses poumons ont été très grièvement atteints. Nous faisons circuler, en même temps que le fluide oxygéné, des facteurs de croissance qui participent à leur cicatrisation et à leur régénération, même si nous envisageons également la greffe de cellules souches pulmonaires afin d’accélérer le processus. Cependant, son état est encore trop fragile pour que nous puissions l’évoquer.

L’homme se penche sur la bulle métallique dans lequel baigne, dans un liquide aux reflets bleutés, un corps à peine humain, presque méconnaissable. Pourtant, comme par miracle, ses yeux ont été épargnés. Sans paupières, il observe, fasciné, la danse saccadée des globes dans leurs orbites. Soudain, leurs regards se croisent.

— Comment s’appelle-t-elle ? murmure-t-il.

— Hélas, presque tout ce qu’elle possédait à brûler au cours de l’incendie. Nous n’avons retrouvé que ce fragment d’une carte de visite. D’après notre collègue Kim, il ne peut que s’agir que de son prénom : Hyo-jin.

— Hyo-jin, répète l’homme, un étrange accent dans la voix. En son cœur, quelque chose s’est brisé, une promesse faite jadis, dont il ne pensait jamais se défaire.

— Vous avez dit quelque chose, docteur Frankenstein ?

— Non ! répond l’homme alors qu’il se retire de la pièce, non sans un ultime regard pour cette créature qui vient de ressusciter en lui le plus beau des sentiments.


Texte publié par Diogene, 9 novembre 2017 à 21h47
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