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Frankenstein ou le Prophète Ressuscité
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tome 1, Chapitre 13 « Les Amants au Temps Perdu » tome 1, Chapitre 13

Ceux qui croient agir en fonction de l’intérêt général sont en réalité conduits à favoriser des intérêts particuliers qui ne font pas partie de leurs intentions.

Milton Friedman, La Liberté du Choix

Enfin, j’ai quitté Thurso, lesté de mes bagages et de mes armes. Les pêcheurs, de rudes gaillards, m’ont offert de prendre part à leur expédition. Ils m’ont débarqué sur Holm of Grimbister, dès que le temps le leur a permis. Je leur aurai bien proposé mon aide à l’embarquement ou sur le ponton, mais ils se seraient raillés de moi.

À la place, j’ai sympathisé avec le maître-coq, un nègre qui me dépassait de bien une tête, au fort accent des terres australes. Originaire du Lesotho, il m’a expliqué avoir fui la guerre, avant de s'engager sur un navire de commerce. Comme je m’étonnais qu’il ne fût pas revendu comme esclave, il a éclaté de rire, se refusant néanmoins à me confesser la chose, car la décence le lui interdisait.

Je n’ai pas insisté. N’étant pas moi-même de ce bord, je n’en ai pas moins saisi les silences et les doubles sens. Si j’eus été une femme, il n’eût point été indéniable que je n’eus pas succombé à ses charmes.

Aura-ce été réciproque ?

Personne ne sera là pour le dire. À la place, j’ai enrichi considérablement mon répertoire de jurons, de même que mon carnet culinaire. Nul doute que ce dernier me sera précieux pour les longues soirées que je me prépare à passer dans la propriété de feu notre oncle Viktor. En effet, bien que la distance entre Thurso et l’île ne fut que d’une douzaine de miles, je me devrais d’être patient jusqu’à la fin de leur campagne de pêche pour débarquer, environ une dizaine de jours. Surtout, j’ai pris bien soin de voyager sous un patronyme d’emprunt, car dès que j’eus évoqué le nom de Frankenstein, un silence glacial a figé l’assemblée des marins ; même le maître-coq, avec qui j’avais sympathisé, m’a fixé de ce regard plein de morgue. Petit à petit, au moins pour certains, ils me contèrent les histoires effroyables qui coururent peu de temps après sa fuite. J’ignore quelle vérité recouvre toutes ces narrations. Hélas, j’en tiens beaucoup pour vrai au vu de mon étude des carnets du Capitaine Robert Walton, ainsi que du récit de son ami Clerval.

Aussi comme je l’escomptais, personne ne m’emmènera sur l’île de Damsay, pas plus qu’elle ne sera habitée. Le dernier de ses résidants, un obscur garçon de ferme, répondant au nom de McMilran, a quitté l’île, désormais maudite, voici plus de cinq ans. Il ne fait nul doute que la propriété et ses installations auront souffert de cette absence et du manque d’entretien. Toutefois au vu des réactions de ces braves pêcheurs, je ne les imagine guère dissemblables de celles des autochtones à l’évocation du nom de mon oncle. Je pense qu’il me sera plus aisé de porter ce masque que je me suis forgé pendant le trajet pour Edinburgh : celui d’un excentrique à la recherche d’un lieu vide où il pourra construire son arche de Noé végétale. En effet, j’ai eu tout le loisir d’étudier la géographie de l’île de Damsay. Elle présente une cuvette naturelle de quelques hectares, où je compte bâtir un jardin panorama ; j’ai commencé à en dessiner les plans.

Je vous en ferai parvenir une copie dès que j’en aurai achevé les esquisses.

Bien sûr, je n’oublie pas la nécessité pécunière en dépit de nos larges rentes. Malgré la fraîcheur de nos échanges, quelques marins m’ont fait part de leur projet de conserverie. Nul doute que ce commerce pourrait être destiné à un grand avenir. Aussi leur ai-je promis un soutien financier substantiel, en échange d’une introduction auprès des autorités locales, afin de me faciliter la concession de l’île. Au vu de sa réputation, je doute que quiconque veuille y entreprendre quoi que ce soit.

Votre dévoué H.F.

***

Clamart, France, 16 février 2067

Au milieu d’une forêt sombre et sauvage, un couple s’engage. Il fait nuit noire et la lune se voile. Ils ont depuis longtemps dépassé la meute infâme.

Hugo arrête le moteur de sa roue et pose un pied sur le sol spongieux. Son manoir, nom bien vaniteux pour une vieille bâtisse qui pourrissait sur pieds, lorsqu’il l’acheta au sortir de la guerre, avait été réquisitionné par la Milice française, avant de servir de relais à la trop sinistre Gestapo. Parfois, il s’interrogeait encore sur cette décision. Quel sens cela pouvait-il revêtir : être l’acquéreur de l’un des fragments de son propre passé aux échos sanglants ?

Hyo-jin ignorait tout de ces pans qui appartenaient à des temps qu’elle n’avait jamais connus, autrement que par le truchement de l’enseignement, des livres et des films.

Que fera-t-elle si un jour, il lui avoue la vérité ?

Il n’ose y penser. En est-il seulement capable ? Son cœur est trop fermé, trop fier, trop de pierre, trop amer pour quiconque demeure plus de quelques années auprès de lui. Les bras de Hyo-jin se referment sur lui. Il sent ses mains s’attarder sur son torse. Il frissonne.

Change-t-il, comme elle semble l’entendre ?

Un vent frais se lève et s’insinue jusque dans leur intimité, malgré leurs épaisses combinaisons. Au-dessus de leur tête, les branches gémissent, craquent. Parfois, l’une d’entre elles tombe ; elle s’écrase alors avec fracas.

— Rentrons, il commence à faire froid et tu sais comme je n’aime pas entendre les arbres qui pleurent.

Hugo demeure silencieux. Il contemple encore un instant cette forêt qui gémit sous les assauts des rafales, puis s’en va. Sans un bruit, il s’enfonce de nouveau dans l’obscurité touffue jusqu’à une clairière baignée par la clarté lunaire. Il est là. Il se dresse dans toute sa somptueuse laideur. Pourtant, rien ne paraît hideux en ces lieux, où tout n’est que magnificence et merveilleux. Il a transformé, ce qui fut jadis un camp d’horreur et de malheurs, en un jardin de splendeur. Mais ce n’est seulement qu’une façade pour mieux dissimuler les ombres tapies dans son cœur.

Il en devine la silhouette. Il se tient face à la fenêtre. Ses traits sont las. L’attend-il ? Peut-être. Il demeure sur la pas de la porte.

— Excusez-moi. J’ignorai que vous étiez encore là.

L’autre se retourne. Son visage semble fatigué, flétri, vieilli prématurément, usé.

— Ce n’est rien, marmonne-t-il. Faites comme si je n’existais pas.

L’homme sursaute. Pourquoi user de ce verbe et pas un autre ? Heureusement, son interlocuteur ne paraît pas l’avoir remarqué. En fait, il fixe toujours la rue presque déserte. Ses doigts dessinent des glyphes sur la fenêtre. Du coin de l’œil, il l’observe.

A-t-il compris ?

Il ne possède pas la réponse et poursuit sa tâche. Ses chiffons à la main, il s’attarde sur les larges bibliothèques où s’entassent archives, articles et autres piles de livres. Une fois, il lui avait proposé d’y mettre un semblant d’ordre, mais il s’était vu opposer une fin de non-recevoir polie. Invisible, silencieux, il reprend son travail, inlassable, infatigable homme de ménage. Sous ses doigts, les tissus se gorgent de poussière tandis que resplendissent les étagères. Derrière lui, son second l’attend, un aspirateur aussi vorace qu’efficace. À l’institut, ces objets, dits intelligents, avaient été bannis à cause d’une sécurité défaillante ; certains avaient été piratés et détournés de leur usage premier. Aussi, bien que l’on ne fît aucune confiance aux humains, on ne leur octroyait pas moins les tâches les plus ingrates ; celles que ne remplissaient plus les esclaves, mis depuis au rebut.

L’homme poursuit sa tâche, ses chiffons sont maintenant noirs ; il les pose sur son chariot puis s’en va quérir le monstre métallique plein de sons.

— Vous êtes certain ? l’interroge-t-il encore une fois.

— Cela ne me dérange pas, murmure son interlocuteur. Vous faites votre travail, je fais le mien.

— Comme vous voudrez.

L’instant d’après, un rugissement s’élève dans le bureau, accompagné de bruits de succion. Paisible, concentré, ou du moins le paraît-il, sur les lents mouvements de la tête mobile aux angles impossibles, il guette l’homme qui se tient à la fenêtre. Le front haut, le nez aquilin, sa physionomie est semblable à celle d’un rapace. Soudain, il se retourne, mais ne découvre que le technicien de surface attentif à son ouvrage.

— Vous aurez bientôt terminé ? demande-t-il tout à coup, comme mal à propos.

L’homme éteint son aspirateur qui s’assoupit.

— J’ai fini, monsieur.

Le regard perdu, celui-ci semble le dévisager. Que voit-il ? Que devine-t-il ? Le sait-il seulement ? Il est trop orgueilleux pour le leur confier la vérité.

— Merci.

Garée au pied des marches, Hyo-jin met un pied à terre. Sous les talons de ses chaussures en cuir, le gravier crisse, crevant la molle texture du silence naissant. Avec délicatesse, elle ôte son casque tandis que dévale sur ses épaules graciles une cascade de cheveux noirs. À contempler ainsi sa silhouette, sa démarche féline, personne n’irait soupçonner que plus de la moitié de son corps est artificiel, fruit merveilleux et tout aussi vénéneux, comme elle le murmure dans son sommeil, œuvre des mains de Hugo. Brûlée au dernier degré, les poumons atrophiés, presque calcinés, les os brisés, elle a accepté.

— Es-tu certaine de ce que tu désires ?

Sa voix. Ce fut la première chose qu’elle entendit. Ses conduits auditifs avaient fondu ; seuls les sons les plus graves et les plus lents lui parvenaient encore, pourvu qu’ils transitent par les os de sa mâchoire. Comme elle était douce, empreinte d’une vieillesse que démentaient, au dire du personnel présent, ses traits. Au moment de l’accident, elle portait des lentilles de contact et celles-ci s’étaient confondues avec ses rétines.

— Décrivez-vous, docteur !

Elle n’avait pas articulé un mot. Ceux-ci s’affichaient dans les airs à l’aide d’un projecteur holographique, qu’elle contrôlait grâce aux trop rares terminaisons nerveuses qui n’avaient pas été endommagées.

— Qui suis-je pour le dire ? avait-il murmuré. Je suis le juge, je suis la partie, Hyo-jin.

Cette voix. Belle, elle en était tombée amoureuse. Elle avait ri, ou du moins le pensait-elle. Ses lèvres craquelées s’étaient alors étirées en une parodie de sourire.

— Non ! avait-il chuchoté. Ne blesse pas plus ta chair qu’elle ne l’est.

Quelque chose dans le ton de sa voix avait changé. Était-ce de la tristesse, un regret ? Elle ne le saurait jamais.

— Je veux être seulement humaine. Je ne suis plus qu’un magma de chair.

Sa main se tordit, grotesque brindille rouge vif.

— Mais je veux vieillir, voir ma peau se faner, contempler le passage des années, avait-elle ajouté.

Elle ne serait pas une poupée figée pour l’éternité. Elle le refusait. Elle serait une humaine comme les autres, avec ses faiblesses, ses richesses.

Il était demeuré silencieux. Elle avait touché la seule faille dans son cœur. Cependant, elle n’avait jamais insisté et respectait son secret.

— Je te rejoins Hyo-jin, le temps de ranger la roue dans le garage.

Gracieuse, Hugo la regarde monter les marches une à une. Des larmes perlent au coin de ses yeux. Elle vieillira.

Mais lui ? Sera-ce aussi un jour son lot aussi ?

Vieillir, mot haï, mot béni.

Quel mot étrange pour décrire les choses qui se flétrissent ! Pourquoi n’a-t-il pas fait preuve de la même sagesse ?

— J’étais aveugle, murmure-t-il à lui-même.

Il met à son tour pied à terre, puis se dirige vers un vantail métallique qu’il soulève sans effort. Arrivée en haut des escaliers, Hyo-jin s’est arrêtée. Elle demeure sur le perron, son casque sous le bras, la figure e vers la lune chatoyante. Une douce brise lui caresse le visage, elle sourit, dévoilant des dents blanches et imparfaites. En contrebas, Hugo n’a pas bougé, lui aussi contemple le ciel enténébré. Il élève une main, celle-là même qui a tenu l’arme. Souillé du sang de tant d’innocents, il ignore lorsque son combat prendra fin.

Pourra-t-il seulement un jour obtenir la rédemption, ou sera-t-il à jamais condamné à traquer la chimère, née des entrailles d’une femme en qui il n’avait vu que le réceptacle de son génie ?

Prométhée avait été enchaîné sur un rocher, un aigle lui dévorait chaque jour le foie qui repoussait dans la nuit, parce qu’il avait volé le feu de l’Olympe, pour réparer la faute de son frère Épiméthée lors de la création des hommes. Ce n’était pas un rapace, mais les yeux de milliers d’âmes errantes qui, dans la nitescence du jour, hantaient ses rêves et le tourmentaient.

« Tu changes ». Ces paroles résonnent plus violemment encore ce soir. Il jette un dernier regard vers les cieux, puis range la roue dans le garage obscur, avant de rabattre le rideau de métal. En haut des marches, il introduit une clé dans le verrou qui cède dans un soupir d’engrenages. Une bouffée d’air chaud les saisit, les enveloppe. À l’intérieur, tout n’est qu’un théâtre de silhouettes prisonnières de lumières blafardes. Dans les hauteurs de la pièce, un magnifique lustre de cristal renvoie les rayons de lune, donnant au lieu les allures d’une salle de bal.

— M’accorderas-tu une danse ? souffle Hugo.

Elle est à quelques pas devant lui, la figure baignée par les ombres de l’astre de la nuit. Par la porte ouverte, la brise s’engouffre, caresse son visage. Elle étend ses bras, la combinaison noire luit, en même temps que s'esquissent à la surface de sombres et orageuses arabesques. Hugo s’avance à son tour. Le silence les enveloppe. Il hésite, retenu par quelques fils invisibles. Dissimulée dans l’obscurité, il se ravise, plongeant ses prunelles dans la céleste pâleur. Ses mains effleurent celles d’Hyo-jin. Elles sont blanches, aussi délicates que la porcelaine. Un sourire se dessine sur ses chairs purpurines, tandis que se révèlent des dents ivoirines. Un frisson parcourt son échine alors que se rapproche le souffle chaud de cet homme, au cœur empli de tourments.

— Hugo… murmure-t-elle.

Sa voix se brise, au loin un piano joue. Ses notes aigrelettes s’élèvent dans un silence troublant. L’homme s’avance, le pas lent. Il la couvre de son ombre immense tandis que ses lèvres se posent sur les siennes. En fond, l’instrument joue toujours, lourd, double, c’est le démon qui joue.

— Dansons, ordonne-t-il d’un souffle rauque, semblable à celui d’un fauve.

Hyo-jin se recule et plonge son regard dans celui de son bourreau. Les bras étendus, leurs mains n’ont pas rompu le lien qui les maintient. Hugo s’en vient, terrible, malfaisant, terrifiant.

Avance mon enfant, semble-t-il gronder. Car c’est pour mieux te manger.

Hypnotisée, envoûtée, Hyo-jin s'échappe de plus belle, un sourire toujours sur les lèvres. Au loin, le diable se déchaîne, il égrène ses notes de plus en plus fort ; tandis que s’élève un murmure surgi des ténèbres.

Reviens que je te dévore mon enfant, susurre le démon qui a revêtu le masque d’Hugo.

Mais Hyo-jin éclate de rire. C’est un rire aussi sonore que triste qui se répand, que l’homme attrape au vol. Mains dans la main, ils s’envolent dans le firmament. Au fond, le chant se fait de plus en plus lent, il est la liqueur d’un temps, dont se sustentent les amants dansants.

Maîtresse du temps, il ne s’écoule plus, il n’appartient plus qu’à eux.

Vivre, vieillir, mourir, tel est le leitmotiv de cette valse horrifique. Dans la pâleur de la nuit, la part d’ombre de l’homme dévoile enfin ses crocs de vampire, avant de se retirer dans un soupir.

— Hugo, chuchote-t-elle alors sa gorge se déchire.

— Hyo-jin, ronronne-t-il comme il s’abreuve au flot carmin.

Ses doigts ne sont plus que des griffes qui labourent la poitrine de la femme fragile, mettant à nu sa nature divine, squelette d’argent, sang de vif-argent. Sous les côtes palpite un cœur blanc. Automate de chair prisonnier dans une enveloppe céleste, l’homme l’arrache à son poitrail, d’où jaillit un chaos métallique. Privée de souffle, privée de vie, la femme automate s’effondre sur le sol, baignée par la pâle clarté de la lune. Au loin, le diable ne joue plus, il salue. Il est temps pour lui de se retirer.

— M’accorderas-tu une danse ?

Les deux amants se toisent du regard. Ils se fuient, se repoussent, s’avancent, se rapprochent. Main dans la main, jamais le lien ne se distend. Sous le lustre éclatant, commence leur danse faite de pas lents qui figent le temps. Par la porte grande ouverte, se dévoile une forêt noire d’où s’élèvent des ombres écarlates, fantômes d’un passé qui ne cessera jamais de le hanter.

Wilkommen ! Hier entlang Reichsführer !

La voix résonne dans la forêt, puis s’éteint.

Hugo s'immobilise un instant. La terreur l’a saisi. Il croit deviner son visage de petit homme au regard timide. Mais des lèvres se posent sur les siennes, chaudes, douces, cependant que des larmes sèches et amères, emplies de tristesse, roulent le long de ses joues.

Vivre, vieillir, mourir, tel son souhait le plus cher, le plus terrible aussi.

Blottie contre lui, elle est comme un élixir d’oubli. Elle l’enivre. Saoul de sa présence, de ses fragrances, il se glisse le long de son corps. À genoux sur le sol, il couche sa figure à peine vieillissante sur ses flancs. Maîtresse-ogresse, du regard elle le dévore, comme ses doigts délicats se posent sur son front, pour y fourrager sauvagement. À son tour, le démon la possède. Soudain, elle relève la tête de son amant et tranche d’un coup sec les veines saillantes. Un sourire sanglant se dessine, reflet de celui peint sur son visage extatique. Un instant, elle demeure ainsi, puis arrache à pleine main le trophée carmin, en même temps que choit le corps inanimé. La figure de son amour entre les mains, elle l’embrasse tendrement dans un dernier soupir.

— Hugo, souffle-t-elle, comme celui-ci l’enserre de son corps puissant.

Elle est semblable à la plume portée par le vent tandis que son galant l’emporte. Il est le prince qui défie le dragon. Il est le prince, jaillit des ténèbres, qui délivre la princesse. Devant lui se dresse le démon, celui qui trompe, celui qui murmure entre les murs les mots des trahisons, celui qui susurre les plus belles tentations ; reflet noir dans le miroir.

Derrière eux, la porte claque dans un fracas assourdissant. Mais ils ne sont pas présents, ils n’appartiennent plus au temps, ils sont hors du chant du temps.

***

Boulevard Périphérique, Porte de Charenton, France, 16 février 2067

— Achille ?

Sur le pont de Charenton, la silhouette longiligne de Franz se détache des profils environnants ; éclaboussée qu’elle est par les lueurs trop crues des lampadaires. Engoncé dans son imperméable, un borsalino sur le crâne, il paraît ainsi tout droit sorti d’un film noir. Encore garé sur le bas-côté, Achille le regarde s’éloigner, le menton posé au creux de sa paume. Bientôt, il ne sera plus qu’une ombre parmi les autres, un point dans le panorama.

— Oui ?

Lent, sa figure se tourne vers celle de son interlocuteur.

— Qu’y a-t-il, Max ?

Ses clés toujours sur le contact, il lui suffirait d’un geste pour repartir. À côté de lui, les yeux dans le vague, son compagnon, commissaire de la police judiciaire de son état, contemple l’obscur horizon.

— Ne trouves-tu point la journée étrange ?

— Étrange ?

Un sourire en coin, Achille se garde bien d’ajouter autre chose, tandis que s’élève dans l’habitacle la voix de Donovan :

When I look out my window,

Many sights to see.

And when I look in my window,

So many different people to be*

— Peut-être bien… soupire-t-il.

À l’autre bout du pont, Franz n’est plus qu’une tache sombre entourée d’un halo.

— Il paraît que la nuit porte conseil.

— Tu crois ?

Les paupières mi-closes, Max contemple les façades muettes des immeubles, où s’accrochent encore çà et là quelques traces de vies. De l’autre côté du pont, c’est une autre ville, un autre temps, un autre vécu.

— On le dit.

À bout du pont, la nuit a pris ses quartiers. Suspendues au-dessus du fleuve, les lueurs blafardes des lampadaires loqueteux se reflètent à sa surface.

Est-il minuit ? Est-il une heure ? Dix heures ? Onze heures ? Plus tôt ? Plus tard.

Le regard dans le vague, Achille se saisit du levier de vitesse. Pourtant, il hésite. Un coup d’œil dans le rétroviseur. Rien, il n’y a rien, sinon l’obscurité, percée par endroit de taches lumineuses.

Est-ce de la lassitude, de la fatigue ?

Il déclenche son clignotant, puis amorce son déboîtement. Ils sont seuls ce soir, comme tant d’autres. Engagés dans l’avenue, ils tournent avant le pont pour prendre le périphérique. Silencieux, les mâchoires serrées, Achille ne décoche plus un mot, Max non plus. À perte de vue, ce ne sont que des immeubles au sommet desquels, des années auparavant, on avait accroché d’immenses panneaux publicitaires, dont il ne demeure aujourd’hui plus que les squelettes rouillés.

— Est-ce cela le futur ? songe Max, tandis que leur silhouette s’éclipse.

Dans le ciel, paresseux, un dirigeable sillonne la nuit, le flanc gros d’annonces racoleuses : aguicheuse, une femme au regard de jade bat des paupières, tandis que ses lèvres écarlates embrasent les ténèbres ; en dessous défilent plusieurs adresses, de même que les tarifs. Écœuré, Max ferme les yeux.

*Donovan : Season of the Witch

Quand je regarde par ma fenêtre,

Il y a de nombreux spectacles à voir.

Et quand je regarde dans ma fenêtre

Je peux être tant de personnes différentes


Texte publié par Diogene, 7 août 2017 à 19h44
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