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Frankenstein ou le Prophète Ressuscité
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tome 1, Chapitre 7 « Fragments d'Humains en Hologramme » tome 1, Chapitre 7

Hélas, nous entrons dans un long crépuscule.

Ainsi parlait Zarathoustra, Friedrich Nietzsche

***

Ma sœur, je saisis la plume après plusieurs jours de silence. J'ai bien reçu vos missives, n'en doutez pas. Mais il me fallait prendre quelque repos, au risque de voir ma raison vaciller pour de bon. Je m'en inquiète, car si mon esprit s'avère si instable, sera-t-il à même de surmonter tous les tourments que je lui infligerai lorsque nous serons tous deux engagés dans ce projet ?

Regardez ma sœur, la réalité qui nous possède. Elle n'a ni âme ni conscience. Après quoi courrons-nous ? Pourquoi toutes ces chimères auxquelles nous nous raccrochons, misérables que nous sommes ?

Je m'interroge.

Chaque jour qui passe, je découvre de nouveaux horizons. En attendant ma rencontre avec le Docteur Jekyll (nous nous sommes convenu d'un rendez-vous dans deux jours), je me plonge avec ardeur dans la lecture de l'Origine des Espèces de Charles Darwin. Crookes me l'avait auparavant, lors de sa conférence, chaudement recommandé ; j'ignorai qu'il fut friand de sciences naturelles.

Je n'en suis qu'aux prémisses.

Heureusement, le temps maussade, qui s'attarde en ce moment sur Londres, n'incite en rien à la bagatelle et je puis me concentrer dessus, car il y a dedans matière à optimisme. Si j'en crois ce que soutient Sir Charles Darwin, et je le tiens pour vrai, l'homme n'est qu'un animal imparfait qui, comme les autres, se transforme s'il est soumis à des facteurs de sélection. Ainsi, lors de la dernière épidémie de choléra, tous, parmi les plus pauvres, ne sont pas morts.

Posséderaient-ils en leur chair ces fameux caractères qui les auront protégés du microbe ?

Je serai bien enclin à la croire.

À la lumière de ces connaissances nouvelles, posons-nous ces interrogations : que se passerait-il si nous orientions les facteurs vitaux de l'humain vers une plus grande résistance à la maladie, vers une plus grande intelligence et une plus grande sagesse ? La chose serait-elle seulement possible ?

Je le pense. Hélas, cette entreprise nécessitera un temps immense, sauf si l'on l'accélère ou si l'on prend sa place dans la caravane du temps qui, dans ses coffres, transporte l'éternité.

Ma sœur, je fabriquerai cet homme parfait, car seul, je ne pourrai l'entreprendre et je me sais exempt de beaucoup des qualités de l'homme à même de l'accomplir. Seul un être parfait peut en être l'antienne, l'oriflamme, que tous verront de loin et qui leur ouvrira le chemin. Cependant, comme je vous l'avais déjà expliqué, nous ne pouvons nous permettre de répéter les mêmes erreurs de notre oncle, et avec elle les conséquences funestes qui en ont découlé.

Lui l'avait élevé de la chair morte. Est-ce là sa faute originelle ?

Si tel est le cas ; alors ses carnets, ainsi que ceux du capitaine, nous serons d'un immense secours, car je le ferai se lever de moi-même. Ce ne sera ni le Golem crée à partir de la glaise ni une créature issue de la chair inerte. Pour ce faire, l'être doit être dépourvu de tout ce qui peut corrompre l'esprit et le rendre faible et perméable à la suggestion. Cela seules la raison et la science l'accompliront, par l'enseignement de la philosophie des lumières et de ses méthodes, car seules ces dernières sont capables d'éclairer les ténèbres de l'obscurantisme, dans lequel l'humanité est plongée.

De fait, ma sœur, je désire lui octroyer cette part de moi qui illumine mon être et lui permet de se projeter dans cet avenir, que je souhaite radieux au bénéfice du plus grand nombre d'entre nous, sans distinction de race, de sexes, de croyances ou de conditions sociales, car tout humain, quelle que soit sa nature, reste et sera toujours un être vivant aux prises avec une existence, dont il n'est jamais que l'esclave.

Affectueusement, votre frère

H.F.

***

Évry, France, 16 février 2067

— Achille ?

Arraché à sa contemplation du panorama, celui-ci se retourne vers Max ; un peu plus loin, Franz demeure immobile, les bras croisés sur la poitrine, occupé à lire une affiche punaisée sur un antique panneau en liège. Tout sourire, il agite sous son nez la lettre sous scellé, ainsi qu'un courrier, signé de la main de la dame, ordonnant qu'on leur remît le plafonnier tombé en panné, de même qu'une copie de l'intégralité des captures vidéo de la nuit, y compris les caméras non répertoriées au ministère de la Sécurité Intérieure. Bien sûr, il leur sera également nécessaire d'éplucher tous les registres des personnels travaillant sur le site, de même que toutes les personnes ayant pu y avoir accès ; à cette perspective, Max en a déjà des migraines.

— Que voulez-vous, commissaire ? s'enquiert-il de cette voix confondue d'ironie.

Max gonfle les joues, mais renonce.

— Ah... soupire-t-il. Rien.

— Tu rêves ?

La question le prend au dépourvu. Peu à l'aise dans ce lieu trop parfait, il ne goûte guère le ton revêche, teinté de reproche.

— Ce sera bientôt mon tour.

« Mon tour », les mots tournoient dans sa tête en une mauvaise chorégraphie. En avant mesdames à chacune sa place, sur le dos et jambes écartées que je puisse ausculter ! Il y a quelque chose d'obscène dans sa formulation. Pourtant, il l'a entendue plusieurs dizaines de fois. Alors, pourquoi s'en étonner maintenant ? Il prend une profonde inspiration, malgré le dégoût que lui procure l'odeur de la liqueur de Labarraque.

La tête lui tourne, en même temps que la nausée le gagne.

À chaque nouvelle visite, le supplice recommence. Il se voit Ixion sur sa roue. Un regard apeuré jeté autour de lui, il ne découvre que des visages rayonnants, respirant ce qu'il pourrait appeler bonheur.

— Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ? Si nous sommes ici, c'est pour lui, tente-t-il de se raisonner. Absurde !

De nouveau, il ferme les yeux, le carrousel cesse de tourner avec son passager. Enfin, il se calme, respire, surtout oublie les raisons de son mal-être. Il redevient lui-même, du moins s'en donne-t-il l'impression. Il serre la main de sa femme. Cela fait plusieurs mois qu'ils attendent et, il en est certain, ils exauceront dans très peu de temps leur souhait le plus cher.

— Notre souhait le plus cher, son vœu le plus cher, le souhait de la chair ?

Immobiles devant les portes closes de l'ascenseur, Max prend son mal en patience, comme Franz et Achille, tous deux adossés contre un pilier. Soudain, un trille rompt le silence, cependant que les battants d'acier coulissent dans un chuintement de ferraille bien huilée, pour aussitôt se refermer. Quelques minutes plus tard, le sas d'entrée franchi, Max en profite pour prendre une grande inspiration, tandis qu'Achille distribue à chacun l'une de ses préparations dont il a le secret.

— Ah... soupire Franz, comme les molécules d'acide lysergique, de psilocybine, de cannabidiol et de delta-tétrahydrocannabinol infusent dans son organisme.

Dans le ciel, le soleil est à son zénith. À côté de lui, Max savoure lui aussi la merveille, soulagé de quitter la monstruosité qui se dresse derrière eux.

— Et si nous allions nous poser quelque part pour faire le point ? les questionne Achille à brûle-pourpoint. Franz m'a parlé d'un bar pas piqué des vers à quelques pas de là. Qu'en est-il ?

Franz retient de peu le sourire qui pointe sur ses lèvres alors qu'il coule un regard complice en direction de Max, puis tend le bras vers une ruelle de l'autre côté de la nationale. Quelques instants plus tard, ils sont assis tous les trois sur une banquette, dont la forme épouse les contours d'une table basse. Plongés dans un brouillard opaque, façonné de mystères et de fumées, les bras croisés sur leur poitrine, chacun contemple son verre, au milieu duquel trône une épaisse liasse de documents.

— Je crois qu'il me faut te féliciter, mon cher Max, s'exclame soudain Achille. Pour ton abnégation et ton savoir-faire.

— C'est ça ! Moque-toi donc ! lui rétorque l'intéressé, alors que son regard erre dans la salle.

Derrière son comptoir, le patron sert bière sur bière que deux employés s'empressent de faire disparaître. Ce matin, il est venu avec Franz et déjà les lieux lui avaient paru imprégné de cette inquiétante étrangeté si chère au docteur Freud. Hors du temps, hors de tout, il est une anomalie dans un monde devenu froid et aseptisé, comme un reflet obscur de ces pôles d'innovation qui ont fleuri au travers de tout le pays. Il pourrait être un cliché, une caricature de ces anciennes boîtes de nuit, ou de ces salons de détente et d'oubli, pour étudiants ou cadres en surpression, du siècle dernier. Pourtant, il n'en est rien. Drapé dans une aura de mystère quelque chose dans son atmosphère l'en détache.

Sont-ce ces ombres qui déambulent tels des funambules ? Son patron drapé dans les ténèbres ? Ou bien sa faune étrange et bigarrée ?

— Oh ! mais je ne me moque pas, se récrie Achille. C'est un fait. Grâce à toi, nous avons obtenu leur pleine et entière collaboration.

— Enfin jusqu'à ce que le parquet nous oblige de transmettre le dossier à l'antiterrorisme, ajoute Franz, d'un ton désabusé. Tu sais combien nous sommes appréciés...

Max ne dit mot, Achille non plus.

— En attendant, rien ne nous empêche de garder des traces de tout ça ; je te fais confiance sur ce dernier point Achille. Vous connaissez comme moi leurs méthodes.

Mutique, Achille acquiesce d'un hochement de tête, tandis qu'il achève son verre de bière. En face de lui, Max est parti à la dérive.

— Madame Caplon ?

Charmante, trop peut-être. Une femme d'un âge mûr, les mains plongées dans les poches de sa blouse, leur adresse un sourire affable.

— Je suis le docteur Pison. Si vous voulez bien me suivre.

Piston, pignon, gnon, ces paroles se heurtent dans son crâne, tandis que les martèlements, signes d'une migraine à venir, se font ressentir.

— Excusez-moi, docteur, l'interrompt Max, alors qu'ils se sont engagés dans un long couloir, dont l'atmosphère n'est pas sans lui rappeler celle d'un cocon. Mais vous n'auriez pas de l'aspirine.

— Migraine, monsieur Caplon ? s'enquiert-elle, les sourcils soudain froncés.

— Il faut croire, grimace-t-il.

Dans son crâne, les martèlements sont devenus des coups sourds et répétés ; un kobold qui aurait enfermé sa tête dans une cloche et qui la ferait sonner. À côté de lui, sa femme le fixe d'un air presque désapprobateur.

Les yeux dans le vague, l'esprit envahi de pensées désordonnées, empli de désarroi, Max hésite. Dans les reflets de son verre, il scrute l'horizon de la pièce à la recherche de l'étrange créature qui les avait servis le matin même. À l'intérieur, il aperçoit des ombres, des silhouettes, tout aussi nombreuses que dans la matinée ; il suffit que l'un sorte pour que deux ou trois s'y engouffrent aussitôt. Déçu, il achève son cocktail, mélange de fruits et de saveurs de minuit, puis le pose au milieu de ses camarades. Hébété, il n'écoute plus que d'une oreille distraite le dialogue entre ses compagnons.

Le temps passe, le temps frappe. Au mur les horloges s'affolent, les chiffrent défilent à vive allure, les aiguilles tournent à vitesse folle. Automate sans tête, mécanique sans âme, il erre dans l'abîme de ses ténèbres. Autour de lui, les silhouettes glissent, certaines entrent, d'autres sortent, ballet muet où s'échangent des sons, des mots, des songes.

— Est-ce que je vous ressers quelque chose ? l'interroge une voix, qu'il ne reconnaît pas, avec un léger accent zézayant.

Surpris, les yeux grands ouverts, il cherche du regard ses compagnons. À la place, il découvre une ombre derrière son bar.

— Oh, allez-y, marmonne-t-il comme il se retourne, les coudes posés sur le comptoir.

Dans son dos, il entend le bruit des glaçons qui s'entrechoquent, du verre qui se remplit, du cul qui heurte le métal.

Qui cherche-t-il ? Que regarde-t-il ?

Errant dans la pièce, ses yeux s'égarent de temps à autre sur des visages, mais aucun ne le frappe comme celui de cette femme ; il a encore en mémoire le satin de sa peau, lorsqu'elle lui avait confié, pour un instant, son bracelet.

Qu'est-ce qui peut l'attirer ainsi ?

Elle n'égale pourtant en rien celles qu'il a pu déjà croiser.

Alors, pourquoi éprouver une telle fascination, teintée de passion ?

À côté de lui, deux hommes se sont assis. Bientôt, ils sont seuls, trois ombres accrochées à un tableau qui ne dit pas son nom. Quelqu'un pousse un verre sur sa droite, un autre sur sa gauche, cependant d'une musique aérienne s'élève.

— Le soir, la nuit, minuit, dans mes songes dans mes rêves, une femme en noir, une femme en hologramme, chuchote la première ombre.

— De rêves, de soir, dans la nuit, dans le soir, dans la soie, égérie lascive, c'est une femme qui ondoie, une femme mirage, poursuit la seconde.

— De songes, de la nuit à minuit, je vois une femme dans les flammes, une femme parmi les étoiles, achève la dernière en écho

— Minuit, la nuit, dans le miroir, dans le soir, le noir, reflet de métal, je songe à une femme, une femme façonnée de flammes et d'hologrammes, achève la silhouette au bar. Une femme constellée de fragments d'Hologramme.

L'acide reflue. Ils ne sont plus que trois dans le bar. Les yeux levés, il découvre un homme au regard empli de mélancolie, de ce spleen si cher au grand Baudelaire. S'il savait qu'il ne rêvait pas, ils jureraient que flotterait autour de lui une odeur de laudanum et d'encaustique. Ses lèvres sont si fines qu'elles sont presque invisibles. Entre ses mains, il tient un album dont il tourne une à une les pages d'où jaillissent des corps sublimés et éthérés, dans des poses jamais vulgaires, mais toujours sincères. Soudain, il reconnaît la jeune femme qui les avait servis le matin même. Figée dans une pose aérienne, elle a tout d'une déesse qui répandrait autour d'elle une ivresse éternelle.

— Est-ce vous... ? souffle Achille à l'homme qui leur fait face.

Ce dernier hoche la tête, tandis qu'il poursuit sa lecture holographique.

— Oui... Un péché caché, si vous voulez, sourit-il.

— Pourquoi nous le montrer alors ? l'interroge Franz.

Mais l'homme ne répond pas, il se contente d'esquisser un sourire énigmatique, avant d'en tirer une carte, sur laquelle il griffonne quelques mots. Curieux, Franz s'en empare et l'examine. Il s'apprête à l'interroger, mais il a déjà disparu, happé par un appel d'une serveuse qui lui passe commande. Absent, Franz la glisse à Achille, qui ne sait qu'en dire, tandis que remonte un flot de souvenirs.

— À quoi tu penses ?

— À quoi je pense ? murmure l'écho allongé sur le lit. Je ne sais. À rien sans doute.

Des mains s'activent sur son corps qui hésite. Ni tout à fait homme, ni tout à fait femme, il ignore s'il doit ou non remercier ses parents. Il se dit que oui, car ils l'ont laissé libre et ne se sont jamais soumis à un quelconque choix esthétique ou thérapeutique.

— À mes parents, reprend-il. Des lèvres se posent sur sa peau imberbe tendue comme celle d'un tambour.

Sont-ce les siennes ou celles de son autre partenaire ? Il ferme les yeux pour mieux savourer les baisers gourmands de ses amants. Mais la vision devient floue et le décor s'écroule. Ce n'est plus le contact de leur chair contre la sienne, mais celle du latex qui l'irrite et le brûle. Leurs voix ne sont plus non plus, ce sont celles d'êtres froids qui l'observent pour ce qu'il est : un déchet, un ratage complet ; il est une chimère, mâle et femelle.

Arraché à son cauchemar ; quelqu'un a posé une main sur son épaule. Étrange, l'homme au comptoir le fixe d'un regard pétri d'empathie et de chaleur.

À côté de lui, son verre est encore plein ; il n'a pas osé y toucher.

Patient, l'homme l'invite à achever sa boisson.

D'une main peu assurée, il s'en saisit. Levé au-dessus de ses yeux, il contemple le jeu de lumière, qui se reflète dans les clapotis de la liqueur, lorsqu'ils en heurtent les flancs. Du regard, il suit les gouttes qui s'échappent comme autant d'éclats de fragments humains. Dans sa gorge, le liquide éteint l'incendie de ses souvenirs. À la place, ce sont des larmes qui roulent le long de ses joues, puis s'écrasent sur le comptoir couleur acajou. Ses doigts se serrent autour de son verre, encore et encore, mais quelqu'un le lui ôte, juste avant qu'il ne le brise et ne se blesse.

— Pourquoi ? murmure-t-il dans le vague, sa main ouverte posée sur le bois.

Mais l'homme ne dit mot et le plonge dans un évier empli d'eau et de mousse. Égaré, Franz contemple les fines traces rosées qui sillonnent ses phalanges, ses paumes, ses bras ; innombrables. Du bout de l'index, il les effleure ; cicatrices de l'innommable. Elles sont loin d'être les seules ; son corps parle pour lui-même, comme un miroir parfait de son passé déformé.

À côté de lui, soucieux, Achille achève sa conversation.

— Mauvaise nouvelle ? s'enquiert Max d'une voix molle.

Mutique, il secoue la tête, puis range son téléphone dans la poche de sa veste.

— Je ne sais pas, finit-il par grommeler. Isabelle et Ibrahim arrivent pour récupérer la rampe, de même que le reste des enregistrements.

— Alors pourquoi fais-tu la moue ? insiste Franz, toujours penché sur la table de métal

Pour toute réponse, Achille hausse les épaules, puis fait signe au patron, derrière son comptoir. D'un geste souple, il glisse un ticket dont Max s'empare aussitôt, sans que Franz ni Achille n'aient le temps de protester.

— Laissez ! c'est pour moi ! je vous le dois bien. Non ?

Franz hausse un sourcil, tandis qu'Achille pousse un long soupir de dépit :

— Ah mes aïeux ! Je sens que ma liste de dettes n'en a pas fini de s'allonger.

Pendant ce temps, Max a produit deux billets qui ont, dans l'instant, disparu, remplacés par quelques pièces de monnaie sonnantes et trébuchantes, tombées au creux de sa paume.

— Au plaisir de vous revoir, minaude le barman, comme les trois hommes se lèvent, puis s'éloignent.

Par une porte entrebâillée, une paire d'yeux noirs les regarde disparaître, avant de s'éclipser. Dehors, le vent a forci et a amené la nuée, monstrueux de nuages couleur orage.

— Attention !

Il baisse la tête. Le projectile fuse et s'écrase quelques dizaines de centimètres au-dessus, creusant un trou béant dans le mur. Un peu de poudre rouge se répand sur la peinture écaillée, suivi d'une volute de fumée.

— Oh ! Merde ! songe-t-il.

Déjà il sent sa vue se brouiller, puis c'est une sensation de brûlure au niveau de la cuisse, tandis qu'on lui passe quelque chose de mou sur le visage.

Serait-ce une hallucination ?

Ses poumons le brûlent, il suffoque. Des sons lui parviennent, désordonnés, monosyllabes dont il a peine à remonter le sens.

— Impossible ! Ils ne peuvent être aussi rapides ! songe-t-il.

— Ach... ! Il... !

On l'appelle ou, du moins, en a-t-il l'impression.

— Ire ! Ire !

Il tend une main devant lui. Mais elle est gantée, ce n'est pas la sienne ; une sueur glacée dévale le long de son échine. Soudain, un liquide se répand sur lui.

— Ah, les salauds ! Comment ont-ils pu oser ?

La réponse lui saute au visage, il suffisait de regarder autour de lui. Des papillons noirs volettent devant ses yeux et l'enveloppent d'un voile ; il sombre dans l'envers d'un miroir.

— Adieu...

Son imperméable rabattu au col, Achille contemple le firmament empli de noirceur, cependant qu'il sent le vent gonfler son vêtement.

— Achille, on ferait mieux de s'abriter en attendant qu'ils arrivent. Ces nuages ne me disent rien de bon, hurle Franz pour couvrir le bruit des bourrasques qui s'engouffrent dans la ruelle.

Plombé, le ciel menace de déverser son fiel sur une foule éparse qui se presse maintenant de toutes parts. Au pas de course vers la voiture, il ordonne, d'un geste désaccordé, l'ouverture des portes, pendant que ses compagnons s'y précipitent sans demander leur reste. Pensif, il hésite un instant puis se résigne et monte. Agrippées sur le volant, ses mains tremblent.

— Peste, marmonne-t-il, comme il s'aperçoit qu'il a oublié son thermos au 36.

— Un problème, s'enquiert Franz, tandis qu'il contemple d'un air inquiet le ciel de plus en plus noir.

Mais Achille hoche la tête en signe de dénégation.

— Quelle ironie, songe-t-il. Max, toi aussi Franz. Et moi... Quel trio, nous sommes, hantés par nos démons.

Lui et Max ne lui ont jamais posé de questions, tout juste savent-ils qu'il fut engagé dans les armées et qu'il tâta dans sa jeunesse du piratage, comme nombreux l'ont été dans sa génération.

Quant au reste...

Volontiers, il l'oublierait, si une telle chose était de l'ordre de l'envisageable.

En revanche, serait-il celui qu'il est aujourd'hui ?

Agacé, il resserre un peu plus ses doigts sur le volant, ce qui ne fait qu'accroître ses tremblements. De dépit, il coince sa main sous sa cuisse, dans le vain espoir qu'il cesse, puis ferme les yeux, cependant qu'une paume se glisse sur son épaule. Surpris, il tressaille, en même qu'un étrange frisson lui parcourt l'échine.

— Est-ce que ça va, mon vieux ?

— T'inquiète pas pour moi, Franz ! ce ne sont que mes vieux démons qui reviennent. Bientôt, ils se lasseront, soupire-t-il.

Peu convaincu, Franz le fixe un instant. Au fond de ses prunelles se sont allumées d'étranges lueurs inquiètes qui, aussitôt, s'éteignent.

— Toi aussi, comme moi, comme Max, semble-t-il lui murmurer.

Silencieux, il retire sa main, puis reporte son attention sur le dehors alors que s'écrasent les premières gouttes, énormes, grasses, noires, sur le pare-brise. ; le temps idéal pour mener à bien leur enquête, car il n'y a rien à faire, sinon se retrancher derrière des fenêtres et ruminer des hypothèses. Garés en retrait de l'IVR, ils en contemplent la silhouette massive qui se découpe à l'angle de la rue, tel un cerbère dont on n'apercevrait que l'une des têtes. Étendu sur la banquette, Max sent, à la base de son crâne, de nouveau poindre la migraine.

Dans l'habitacle, chacun malaxe ses pensées, dans l'attente de l'arrivée d'une camionnette barrée du sigle de la PJ, qui affalé sur le volant, la boîte à gants ou sur les sièges arrière.

Entre tes doigts l'argile prend forme

L 'homme de demain sera hors norme

Dans leurs yeux brille le regard vide de cet étudiant, dont la vie fut ôtée parce qu'il avait tardé. Tout cela tenait à si peu de choses.

Un peu de glaise avant la fournaise

Qui me durcira

Aurait-il renoncé à sa tâche ou entrepris une recherche de dernière minute qu'il serait sain et sauf ?

Je n'étais qu'une ébauche au pied de la falaise

Un extrait de roche sous l'éboulis

Peut-être.

Dans ma cité lacustre à broyer des fadaises

Étrangement, aucune trace de brutalité ou de sadisme n'est visible. Au contraire, même, car aucun traumatisme de la face n'a été relevé. Son assassin l'aura aidé à tomber, qu'ils n'en seront point été étonnés. Bien sûr, un objecteur rétorquera qu'il aura agi ainsi pour étouffer le bruit de la chute. Mais cela n'aurait pas manqué de frapper, parce que le sol est conçu de telle façon à ce qu'il absorbe toutes sortes de vibrations, donc les sons.

Alors ?

Perdus dans leurs réflexions, Bashung chante toujours la nouvelle humanité.


Texte publié par Diogene, 21 janvier 2017 à 21h33
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