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Dans la rue, personne ne s’arrête. Ce n’est là qu’un spectacle comme il y en a tant dans la ville. Recroquevillé dans la boue, un pauvre hère protège son visage des coups de fouet qui pleuvent sur lui. De temps à autre, un passant s’arrête, mais ce n’est que pour donner un encouragement à ses bourreaux, ou cracher sur leur victime plaintive. Ils ne s’arrêteront que, lorsque celle-ci demeurera immobile, l’écume aux lèvres. Alors les deux charognards, qui servent d’escorte au shérif, viendront le prendre et le jetteront dans le fleuve, où les alligators se chargeront de son sort. En attendant, les lanières de cuir claquent encore et encore, quand, soudain, l’un cesse son ballet.

– Hé qu’est-ce qui t’arrive, Joe ?

– J’crois qu’y faut qu’je lâche du lest, ricane l’intéressé, qui exhibe un sexe mou, d’où jaillit un trait jaune, qui s’en va éclabousser l’homme à terre. Il le secoue, puis le range, avant de reprendre là où il s’était arrêté.

Quelques minutes plus tard, le dénommé Joe grogne :

– Bon, j’crois qu’il a son compte, c’te négro. On devrait faire venir Red Dick et Dark Death. Z’en pensez quoi, vous aut’es ?

L’un des hommes lance son pied dans le flanc de l’homme, qui ne bouge plus.

– T’as raison Joe, ricane-t-il en dévoilant des dents réduites à l’état de chicots jaunes. Bon, b’gez pas les gars. J’vais chercher les jumeaux. Y s’fr’ont un plaisir de le balancer dans l’Mississipi.

Et l’homme s’éloigne d’un pas lourd, sa jambe droite traînant, souvenir d’une balle nordiste. Pendant ce temps, ces deux compères essuient méthodiquement leurs fouets, trempés d’un sang noir et poisseux, qui dégoûtent dans la boue. Un, deux, trois, les perles s’écrasent à terre et se mêlent à la fange brunâtre, qui s’écoule au milieu de la rue.

Sur le sol, presque inconscient, l’homme serre autant qu’il le peut les mâchoires, qu’ils le croient mort, car il appelle la vengeance. Derrière ses paupières tuméfiées, ses yeux ont éclaté, mais non sa colère, qui brûle au fond de ses orbites, amère. C’est à peine s’il entend les ricanements de ces maudits blancs. Il sent qu’on le traîne. Ses jambes s’entrechoquent mollement contre la terre détrempée et sa langue pend sur son menton, boursouflé.

– Bon Dick. Qu’est-ce qu’on en fait ? On s’amuse encore un peu avec lui, ou on le balance aux alligators.

– Attends ! J’crois qu’j’ai une idée, p’tite tête, ricane-t-il, en pointant du doigt l’atelier du maréchal-ferrant. À ton avis, ça court comment un nègre qu’on aurait ferré ?

– Ch’ai pas. Comme un âne ?

– Ben, ch’ai pas non plus. Hola ! Maréchal !

L’homme ferre un cheval de bât. En entendant la voix rocailleuse de Red Dick, il relève la tête. Il aperçoit derrière lui, le corps à demi enfoncé dans la boue. Connaissant ces deux fils de putain, il leur adresse un sourire narquois, déjà réjoui par la perspective d’un nouveau spectacle.

– J’en finis avec c’te canasson et j’suis à vous les gars !

Dick en profite pour mâchonner une chique, dont il fait gicler le jus noir, à grand renfort de râles et de reniflements. Pendant ce temps, Death tâte le corps du nègre à l’affût de la moindre des réactions.

– Hé ! Dick ! J’sens qu’on va bien rire. L’est pas tout à fait raide l’négro. C’qui s’accroche !

Et son compagnon éclate d’un rire gras et envoie un glaviot en direction du corps.

– Ah ! Dommage qu’on n’ait pas un tison ardent, tu viens de lui faciliter la tâche. Regarde, il s’en est foutu partout.

– Laisse tomber Death ! Tes trucs de tantes, çà m’fout les boules.

– Comme tu veux, Dick, maugrée-t-il en flanquant un violent coup de pied dans la figure de leur victime, qui ne bouge pas.

– Hé ! Vas-y l’démolit pas d’trop. Faut qu’on puisse au moins l’mettre à quat’e pattes.

Puis se tournant vers le maréchal-ferrant, il hurle pour couvrir le martèlement du métal sur le sabot :

– Hé ! Maréchal ! T’as pas un peu fini ?

– Presqje, encore cljou !

Et dans un soupir, il pose son marteau sur le sol, ainsi que la patte de l’animal, ravit de pouvoir enfin se concentrer sur le foin.

– Bon les gars, qu’est-ce qui vous amène ? sourit-il sardonique.

– On voudrait ferrer un âne, répond Dick en pointant négligemment du doigt, le nègre enfoui dans la boue. C’est combien ?

– Ah, ah, ah, ah ! Pour vous, ce sera gratis ! Aidez-moi à le hisser sur ces treuils. Il ne tient plus debout. Je vais vous la soigner, vot’e bestiole.

Death et Dick traînent alors l’homme dans l’atelier, où le maréchal lui passe un jeu de sangle en cuir, pour lieux le hisser et lui laissant pendant les membres. Puis il se saisit de lourds épieux en bois, qu’il leste de plomb et auxquels ils attachent fermement bras et jambes.

– Dites donc, les gars. Vot’e bonhomme, l’a pas l’air très frais. Vous d’vriez p’têtre lui offrir un coup à boire ?

Les deux hommes se regardent d’un air entendu et Death s’éclipse.

– Qu’est-ce qu’il est allé chercher ?

Dick le scrute d’un œil mauvais, renifle violemment, lance un crachat noir et collant, puis répond d’un ton empli de morgue :

– Not’e potion magique, maréchal.

– Pas l’tord-boyaux de c’te bon à rien de Grandico, quand même !

Dick dévoile ces chicots :

– D’la nitro, ça vous réveillerait un mort.

À ces mots, l’homme au tablier de cuir blêmit.

– Hé ! T’enfuis pas ! On n’a b’soin que d’quelques gouttes. Death est juste allé prendre la fiole. Tiens le v’la qui r’vient.

Suspendu, l’homme est toujours immobile. Il n’entend rien, mais son feu intérieur couve toujours et le dévore lentement.

– Vas-y, Dick ! Ouvre-lui la bouche, ricane Death, un petit flacon empli d’un liquide jaune à la main.

Mais elle refuse de s’ouvrir. L’homme a serré si fort, qu’il s’est paralysé les muscles de la mâchoire.

– On va voir si tu vas la garder encore longtemps fermée comme ça, sale négro, s’exclame Dick en ramassant un gourdin improvisé.

Et celui-ci, d’un mouvement souple et précis, dessine une parabole à l’aide de barre de fer, qui percute la commissure des lèvres, d’où s’échappe un flot d’ivoire écarlate.

– Hé, hé, hé, hé

Les rires mauvais se répercutent sur les murs de la grange, tandis que Death s’approche avec la fiole de la figure ensanglantée. Le maréchal tient dans l’étau de ses bras la tête de l’homme et Dick entrouvre les lèvres, réduites à portions de chairs éclatées, entre lesquelles son compère verse quelques gouttes, épaisses et grasses, de la précieuse potion.

Pendant quelques secondes, il ne se passe rien. Soudain le corps est pris de violentes convulsions.

– Hé ! les gars ! Z’aviez raison, c’est bien un âne. Regardez entre ses jambes !

Apercevant le sexe dressé de leur victime, Dick et Death éclatent de rire, à leur tour :

– Maréchal ! C’est à vous de jouer, je crois.

Et l’homme tire de la forge une pièce d’acier rougeoyante, en forme de croissant. Il l’approche de l’une des mains, afin de jauger de leur taille, puis en retaille la courbe. L’atelier se met alors à résonner des coups de marteau et des sifflements de la trempe.

– Tenez-le bien, je vais commencer.

Et le maréchal s’approche, marteau à la main, les clous entre les lèvres, le fer fumant tenu par les mâchoires puissantes d’une pince d’acier. Grésillement de la chair brûlée, l’homme se tord en tous sens, mais les entraves et l’étreinte des jumeaux l’empêchent de se dérober. Une odeur fétide de viande grillée s’élève alors de l’atelier, tandis que se répand le bruit du métal que l’on frappe. L’homme se débat, mais ne hurle pas. Il ne leur fera pas ce plaisir. Et ce n’est plus de la colère qui le consume, mais de la haine, haines de lui-même, haine de ces hommes sans couleurs, haine de ses frères de couleur, lâches et faibles.

– Hé ! Death ! Il n’est pas très bavard. Il ne braie même pas.

– T’inquiète. Il reste un fer à poser, ensuite on lui remet une dose et tu vas voir comme il va galoper l’négro.

Pendant ce temps, le maréchal enfonce les derniers clous dans le pied de l’homme. Il se recule pour admirer son travail. Du sang noir coule des mains et des pieds. Après un coup de chiffon, il n’y paraîtra plus rien.

– C’est bon les gars. Descendez-le ! On va voir comme il court l’animal, grogne-t-il en balançant ses outils dans un coin.

Dick et Death s’approchent de l’homme et défont alors chacun les lanières de cuir qui l’entravent. Ses membres gonflés, pareils à des fruits blets, pendent lamentablement.

– Je crois qu’il est à point Death ! Vas-y ! Fous-le par terre, on va rire, ricane Dick en l’examinant.

– Hé négro ! Debout ! Tu m’entends ! J’t'ai dit debout ! Fous-toi à quatre pattes ! glapit Dick.

Comme il ne réagit pas, Death s’apprête à lui balancer son pied dans les côtes, lorsque Dick le stoppe net dans son élan.

– T’oublie la potion magique ou quoi ? T’as des trous dans la cervelle !

– Non. Mais tu sais c’que dit le doc' à ce sujet. Si t’en prends trop, l’cœur éclate.

– T’occupe Death ! Et laisse-moi faire, le coupe Dick en s’agenouillant près de l’homme inconscient. Hé, hé, hé ! Tu vas voir négro. J’ai encore d’la potion. On va t’ressuciter. T’vas et'e le nouveau Christ.

Mais l’homme est trop faible cependant pour serrer encore une fois les mâchoires. Et c’est en ricanant que Dick lui verse les dernières gouttes de la liqueur poisseuse. Tout d’abord, il ne se passe rien. Mais, tout à coup l’homme se met à convulser, tandis que des gerbes de sang jaillissent alors de tous ses orifices.

– Dick ! rugit Death. J’te l’avais bien dit ! Son cœur a éclaté. Merde ! L’est bon pour les alligators maintenant. Allez, aide-moi à l’foutre dans la carriole. On va l’balancer dans l’mississipi.

*

Au même instant dans le cœur du bayou, une paire d’yeux de braise s’ouvre. Ils sont encore pleins de sable et de vase, mais déjà un sourire cruel étire les lèvres de celui qui les possède, éveillé d’un sommeil qu’il pensait être millénaire. Prenant une longue inspiration, l’homme savoure avec délectation les humeurs moites et vénéneuses des lieux. C’est un géant, à la peau noire et luisante, qu’une douleur ronge jusqu’au plus profond de son cœur. C’est une couleur qui suinte la colère et la haine, mais elle n’est pas sienne. Non, bien sûr que non. Ce serait une chose bien indigne de lui.

– Môlôkoye, vié makoumè, mantò ! Vous avez osé m’oublier, feule-t-il, tandis qu’il émerge de la fange boueuse du marais, offrant un corps nu au souffle fétide, qui s’exhale du marécage.

À sa droite, surgit une cabane venue de nulle part, à l’intérieur quelque chose chante, d’une voix fine et métallique. À sa gauche, c’est le fleuve Mississippi qui gronde, voix de contrebasse, écho de la basse fosse. Il sourit, car il sent la folie et le désir de cet homme, désormais mort, envahir cette ville implantée à l’autre bout du Mississippi. Cette ville qu’il précipitera dans son propre abysse.

Debout, l’homme contemple la forêt et son marigot, un bois dense et verdoyant, où pendent des lianes-serpents sinueuses et noueuses. Sous ses pieds, il sent la mousse gorgée d’eau et l’humus en cours de décomposition. Il ferme les yeux et se met à marcher dans la clairière d’un pas ferme, laissant l’atmosphère imprégnée son être. Tapi dans son dos, le fauve sent l’instant ; il sait que l’homme d’ébène ne l’a pas vu. Ce sera une proie facile, car il est sans corne, ni griffe pour le défendre. Il le voit. Il avance en silence et soudain bondit la gueule béante en direction de sa gorge. Mais l’homme ouvre ses yeux, qui contemplent le monde, et le fauve reste suspendu, puis retombe, paquet de chiffons, sur la tourbe sombre.

– Tu seras mon traqueur, murmure l’homme aux yeux jaunes, à l’adresse du fauve qui se couche en signe de soumission.

Désormais, au fond de ses prunelles brûle l’enfer, celui-là même où l’homme d’ébène précipite les âmes qu’il retient prisonnières.

*

– Ok, ok. C’est bon, j’arrive Death. Maréchal, on vous doit combien pour le nettoyage ?

– 50 cents, les gars. J’vous fait cadeau des fers. Y vous porterons p'tet bonheur ? Ricane-t-il à leur adresse.

– Merci maréchal ! lui répond Death, l’homme au chapeau noir, en lui lançant une pièce en argent.

Puis il attrape les pieds de l’homme, qui baigne dans une mare d’écarlate, tandis que son compère lui prend les bras. Quelques instants plus tard, il balance le corps inerte à l’arrière d’une charrette, qu’il lance en direction des marais.

– Dick, pourquoi a-t-il fallu que tu lui r'donnes de c’te potion. T’as salopé le travail, merde ! Pourquoi t’as pas écouté les ordres du doc' ? peste Death, tandis qu’il donne à tâter de son fouet au cheval, qui tire la carriole sur la route défoncée.

– Arrête ton char ! On s’est bien amusé, quand même. Non ?

– Mouais, maugrée l’homme qui tient les rênes.

– Et pis. Pourquoi t’as l’air aussi inquiet, Death ? J’te reconnais pas.

– Ch'ai pas. Un truc dans l’air, gronde-t-il en lançant des regards nerveux, attentif au moindre bruit.

– Enfin, quoi ! T’as les foies, hein ! C’est ça ! Ricane-t-il.

– Non, j’te dis. Y a un truc pas net dans c’te forêt.

Dick regarde autour de lui le bayou silencieux, troublé seulement par les gargouillis du Mississippi, qui paresse dans son delta. Parfois, il croise le regard assoupi de l’un des reptiles, qui nagent paresseusement dans le fleuve, ou un tronc coincé sur la berge, que soudain le courant engloutit. Haussant les épaules et après un signe, ils reprennent leur route, chassant autant qu’ils le peuvent les nuées voraces des moustiques, nullement ralentis par la relative fraîcheur des lieux.

– Quelle idée t’as eu de nous emmener jusque-là, Death. Ces saletés de bestioles nous aurons saigné avant notre retour.

– Ferme-la Dick et avance, lui jette Death d’un air mauvais. Faut pas qu’ces saletés d’négros puissent l’retrouver. Tu t’souveins de c’qui c’était la dernière fois ?.

Son compagnon réprime difficilement le frisson qui court sur son échine.

– Non, lance-t-il d’une voix traînante.

Et ils poursuivent leur route jusqu’à arriver devant un chaos rocheux.

– Arrêtons-nous là Dick ! On peut pas aller plus loin, grogne-t-il en tirant sur les rennes.

Ce dernier regarde autour de lui. Les bras du Mississippi sinuent, isolant des îlots de terre et de forêts, quand ce ne sont pas des amas pierreux qui entravent le chemin boueux.

– Mouais. Viens avec moi Death, on va finir le chemin à pied.

Un instant plus tard, les deux comparses traînent le corps hors de la charrette, jusqu’à la berge, d’un bras mort.

– Jetons-le là. s’exclame Dick en pointant du doigt les eaux noires et saumâtres du fleuve.

– Voilà, il risque pas de refaire surface de sitôt, ajoute-t-il en nouant des lianes autour des jambes de l’homme inerte, qu’il enroule autour d’une lourde pierre. Allez ! Aide-moi à le balancer là-d’dans, Death.

Les deux hommes s’approchant prudemment de la berge glissante, traînant un corps, qui désormais n’a plus rien d’humain.

– Iba l’Agbo é Agbo mojuba ! Iba l’Orisha. Iba l’Agbo é Agbo mojuba o ! B’omodé korin adjuba Agbo é. Agbo mojuba. F’èlègba eshu ona, murmure l’homme entre ses lèvres déchirées.

– Hé ! T’as entendu, Death ! L’est pas mort l’négro.

– T’occupes Dick ! Dans un instant, il servira de repas aux alligators, répond son ami, en flanquant un formidable coup de pied dans le ventre de l’homme à terre.

Celui-ci se plie, grotesque poupée de chiffon, et tombe avec un bruit mat à la surface des mortes-eaux, dans lesquelles il s’enfonce, dans un silence de mort, seulement rompu par les crevures des bulles à sa surface. Au bord du fleuve, ses bourreaux ricanent, faisant fi de la peur qui les habite. Trop occupés à le regarder disparaître, ils ne remarquent pas les prunelles rougeoyantes qui les guettent. Dans ces yeux, bien des choses peuvent être lues, malsaines et mauvaises, cruelles et chargées de haine, des yeux emplis de Ténèbres, baignés des feux de l’Enfer.

À peine un regard échangé, Red Dick et Dark Death s’en font demi-tour, rejoindre la charrette qu’ils ont laissée à quelques dizaines de mètres derrière eux, ignorant des nuées de mouches et de moustiques qui les assaillent sans répit.

– Tu viens Dick. On va s’rinser l’gosier à l’In Verito, là, y a la Malice. J’suis sûr, qu’t'as besoin d’te soulager un coup.

Ce dernier éclate de rire et lui claque l’épaule.

– Allez ! C’est moi qui régale. Ce s’ra ma tournée. Un chef-d’œuvre pareil, ça s’arrose.

Et les deux hommes montent en ricanant dans leur carrosse.

*

Alors que son corps s’enfonce dans le fond du bayou, son esprit se dissout. Il dérive et son esprit se délite. Sa prière serait-elle donc restée vaine ? Il ne peut en être question et, de gré ou de force, il ne prendra pas le chemin des morts avant d’avoir assouvi sa vengeance. Seulement, il n’est plus qu’une âme en peine, qui marche désormais dans les marais crépusculaires. Perdu et abattu, il cherche le chemin des morts, celui qui le mènera au croisement, là où il sait qu’il retrouvera Papa Legba.

Et tandis que son âme se perd dans le lacis des chemins, les alligators se disputent déjà e festin.

Depuis combien de temps erre-t-il ainsi dans ce dédale végétal et original, labyrinthe infini du monde des esprits ? Le sait-il seulement ? Le veut-il vraiment ? Peu lui importe, car c’est une musique qui le guide. Bruit de cordes désaccordées et désarticulées, qui guident les âmes des égarés dans la contrée. Étrange mélopée qui s’échappe du fond des bois et que viennent briser les heurts vindicatifs de ses pieds ferrés. Finalement, alors que les nuages dévoilent une lune blafarde, enfin, il aperçoit la croisée des chemins.

Là, un homme aux cheveux blancs, le port branlant, fume une pipe en bois noir. Il est vêtu d’un frac miteux et poussiéreux et, posé sur tête, un haut-de-forme loqueteux. Mais qu’il relève le chef et c’est la figure d’un mort grimaçant qui se révélera au chaland. Il aperçoit alors l’homme aux mains d’airain :

– Approche homme de fer. Je t’attendais, car je sais ce qui t’amène.

L’homme s’approche, nulle peur se lit dans son regard, seulement la vengeance et la haine.

– Je veux…

Mais l’autre l’arrête d’un geste et lui montre son banjo, dont deux cordes manquent.

– Tu es comme cet instrument, incomplet et brisé. Cependant… j’accéderai à ton désir et j’amènerai ton esprit à Baron Samedi, tandis que je ferai de ton corps l’instrument de sa vengeance. Alors, acceptes-tu ce marché ?

L’homme laisse sa voix traînée. Mais il n’est nul besoin de lui demander et il accepte sans hésiter.

Dans le fleuve, les alligators rôdent autour de son corps. Ils n’ont osé l’attaquer de peur de faire fondre sur eux, la colère des esprits courroucés. Cependant, ils n’ont pas fait grand cas des corps de ses bourreaux, dont les âmes sont désormais prisonnières de leur propre enfer :

– Amenez-le-moi murmure une voix, dont l’écho se propage en rampant, sur les rives saumâtres.

Pendant ce temps, à la croisée des chemins, un esprit scelle son destin et s’engage dans un monde fait de vengeance et de démences.

*

Un peu plus loin dans les marécages, des éclats de voix s’élèvent d’une charrette.

– J’en ai marre Death ! Ça fait des heures qu’on s’balade dans ce trou puant.

– Ben vas-y ! Conduis-y donc c’te canasson, puisque tu sembles connaître le chemin mieux que moi.

– Ça fait des heures, qu’on devrait être sorti de c’te cloaque, Death.

– Arrête, tu sais comme moi qu’tous ces arbres se ressemblent grogne ce dernier, qui ne peux empêcher les mots de s’entrechoquer dans sa bouche.

– Arrête Death. T’as autant les foies qu’moi. T’sais parfaitement qu’on est perdu. Et en plus l’soleil va pas tarder à s’retirer. T’sens pas l’froid ?

–… non.

Mais le mince filet de buée qui s’échappe de sa bouche lui offre un démenti cinglant.

– Mais… qu’est-ce que… T’as raison Dick ! Dépêchons-nous de rentrer, Death ! J’aime pas c’qui s’passe ici. C’pas naturel.

Dick s’en va pour répliquer, quand un ricanement lugubre et sombre éclate derrière eux. Lentement, la main sur la crosse de leurs revolvers, ils se retournent tous deux et découvrent un nègre, qui les dépasse de deux bonnes têtes. Il est revêtu d’un costume de feutre noir et tient dans sa bouche un cigare ; sur sa tête, un haut-de-forme et derrière ses lunettes fumées brillent deux éclats de braise. L’homme les contemple d’un regard impénétrable, où sourde une cruelle ironie, faite de promesses pécheresses et vengeresses. Il est maigre. Sous son col, ses os sont saillants. Mais cette apparence est trompeuse, et cela Death le sent jusqu’au plus profond de ses tripes, tout comme Dick, qui lentement sort le colt de son fourreau. De cet homme, si enfin cela en est un, émane une aura qui n’est que fureur et douleur, souffrance et vengeance.

– Je devrais vous remercier messieurs, car vous m’avez tiré d’un sommeil dont je ne pensais jamais m’éveiller.

– Hé, hé, hé. Qu’est-ce qui raconte là, l’négro Dick, rigole Death en lui tirant une balle dans la poitrine.

L’homme ne se départit pas de son expression énigmatique, alors même que le projectile atteint sa poitrine et le renverse sous l’effet de l’impact.

– Ben, finalement l’était pas si impressionnant qu’çà l’négro. Un pruneau dans l’buffet et l' v'là à terre.

– Vérifie quand même Dick ! T’as vu c’qui s’est passé pour l’autre.

– Ouais. Bouge pas.

Et Death s’approche pour se pencher sur l’homme, dont l’expression demeure impassible. Alors qu’il met son oreille près de sa bouche pour écouter sa respiration, il entend une voix ronronnante lui murmurer

– Est-ce ainsi que tu me remercies homme sans couleur ? Allons dis-moi plutôt ton vœu que je te l’exhausse.

– Hé Death ! Qu’est-ce tu fous ? L’es mort ou pas, l’négro ?

Mais ce dernier ne lui répond pas et lui fait simplement signe d’approcher.

– Merde, Death. Il est mort oui ou non ? Le soleil se couche, on va s’perdre pour de bon. Viens, on rentre !

Comme, il ne se lève toujours pas. Il s’avance vers son comparse et s’apprête à l’arracher à sa transe, quand une main lui saisit le bras.

– Alors, quel est ton souhait ?

Et l’homme d’ébène se relève, tandis que les deux hommes sont allongés par terre. Comme Death, Dick sent sa tête devenir lourde et toujours la voix qui emplit leurs pensées.

– Vous méritez une récompense.

Il lutte, mais la voix se fait toujours plus pesante, plus pressante, s’insinuant jusque dans les replis les plus fermés de son esprit, les dénouant, jusqu’à les mettre à nu. À nu. Oui, littéralement, il l’est. Autour de lui, une troupe de négresses callipyges, aux seins pendants, fait cercle autour de lui. Dans leurs mains, des objets brillants, des crochets. Les mêmes qu’il prend pour aller à la pêche aux nègres, en fuite dans les marais ou dans la forêt. Sous ses pieds, la terre humide est devenue une vase putride, dans laquelle il s’enfonce sans espoir de retour. Plus il essaie de se dégager ses pieds emprisonnés, plus il sent l’étau du marais se refermer sur lui. Sans doute, est-ce là un sort préférable à ce qui l’attend ? Alors, il remue les jambes, de plus en plus vite. Il préfère encore périr noyer dans la boue fétide du marais, que de finir humilié par ces négresses ventripotentes. Mais il a beau battre des jambes, remuer en tous sens, il ne s’enfonce toujours pas.

– Eh bien, mon ami, refuserais-tu mon présent ? Essaierais-tu de te soustraire ? lui souffle une voix rauque.

Dick suffoque tant l’haleine, de cet homme, est chargée de miasmes et d’effluves de charognes. Et tandis qu’il lui parle, il se sent tirer vers le haut, les négresses ont élargi le cercle autour de lui, pour y laisser entrer cet homme qui n’en est pas un. Il a changé, des taches blanches s’étalent sur le haut de son visage, épousant les formes de son crâne, et ses os ne sont plus si saillants. Qui est-il, avec ce regard jaune, où brûlent les âmes prisonnières ? Il fait un signe de la main et la danse frénétique prend une autre tournure, plus lascive, plus organique. Il voit ces femelles se rapprocher de lui, avec leurs mamelles grasses et pendantes et leurs crochets d’argent. Au bout pointe une goutte ambrée et visqueuse.

– Te souviens-tu homme sans couleur ? La potion magique ! roucoule la voix de l’homme, contrefaçon grotesque de celle de Death.

Dick roule des yeux. Il veut se soustraire, mais il ne peut bouger, car l’une des négresses s’est assise sur lui, lui présentant un fondement aussi noir que de la poix, débordant de plis de chair.

– Je ne te comprends pas. N’est-ce pas toi qui affirmais les aimer comme ça, grasses et bien en chair ? Tu me déçois, homme sans couleur.

Dick ne dit rien, il a le souffle presque coupé et au même instant, il sent les multiples crochets se planter dans la chair, dont la douleur est exacerbée par la nitroglycérine, dont ils sont enduits. Il n’ose imaginer la suite, quand elles les arracheront et qu’elles le laisseront à vif, baigné dans ce lac de souffrance, dont il n’explore, pour le moment, que les rives.

– N’imagine pas homme sans couleur. Subis ! feule l’homme penché au-dessus de sa tête.

Incapable de hurler, Dick aperçoit les crochets brandis bien haut, d’où pendent des lambeaux de chairs sanglantes, tandis que la douleur prend possession de son corps, le plonge dans un océan immonde, fait de douleurs et de terreurs.

– Alors cela te plaît-il ? Est-ce que l’enfer auquel tu t’es condamné te plaît ? ronronne à ses côtés la voix sirupeuse de l’homme d’ébène. Je ne fais qu’accéder à tes désirs les plus secrets, sache-le. C’est un présent de ma part, pour te récompenser de m’avoir éveillé, après tant d’années.

Il regarde Dick, dont les yeux semblent vouloir jaillir de leurs orbites, à la vue des furies nègres qui s’en reviennent vers lui, troublante ronde d’ombre, d’où nulle soleil ne perce, si ce n’est pour affirmer l’inéluctabilité du sort qui l’attend.

– Oh ! Tu te demandes quand ton supplice prendra fin. Oh, oh, oh !

Le rire se répand en un écho traînant dans le marais, tandis que les courbes d’argent volent en tous sens, le plongeant chaque fois un peu plus dans l’abysse de souffrance. Dans ses orbites désormais vides, Dick ne voit que les pâles reflets d’une image, juste des traits striés d’ivoire, éclaboussés d’écarlate. De son visage, il ne reste que sa langue dardée de piquants, que les vengeresses s’apprêtent à déchirer.

Entre les doigts de l’homme d’ébène naît une pelote vivante et palpitante, tandis qu’il extrait de sa gorge ricanante, une multitude d’aiguilles sanglantes.

– Rassure-toi homme sans couleur, ton supplice prendra bientôt fin, car nous allons te réparer.

Avec terreur, du fond de ses yeux vides, Dick devine les harpies s’emparer de la pelote et des aiguilles, ainsi que de ses chairs éparpillées, qu’elles s’empressent de raccommoder, lui offrant une renaissance, en même temps que la promesse faite par cet homme au regard de ténèbres.

– Voici ma récompense homme de douleur, une éternité de souffrance et de tourments, gronde-t-il tandis que les furies se saisissent de leur crochet et éparpillent la chair.

À côté de lui Death s’est écroulé face contre terre, ses humeurs répandues en flaque tout autour de lui. Les couvant avidement, l’homme d’ébène. Il a revêtu un frac de pourpre et de noir, sur sa tête un haut-de-forme noir et le blanc sur son visage lui donne l’air d’un démon grimaçant. Derrière lui, patiente une femme de métal, sentinelle cruelle, qui n’attend qu’un ordre de sa part pour assouvir sa soif. Mais là n’est pas son seul instrument, car il le sait, une vengeance ne s’accomplit pas seulement dans le sang. Souriant, il contemple le marais et les cadavres de ces deux hommes morts, dont les âmes chantent délicieusement dans le silence.

– J’arrive, mon amie. Préparons-nous, peut-être aurons d’autres invités cette nuit.

*

Pendant ce temps, sur les rives d'un bras-mort, quelqu’un attend.

– Ah ! mon ami, comme le cadavre charrié par les hôtes du fleuve arrive. Je crois que nous avons du travail avant que tu ne puisses de nouveau fouler la terre nourricière.

Celui qui vient de parler traîne alors le corps du mort jusqu’à sa tanière faite de branchages et de bois sec. Là il l’étend sur une natte faite de roseaux tressés. Il se relève et fouille parmi les sacs qui traînent partout dans la baraque. Il en tire un peu, charnu, ventru, d’où s’échappe une poudre grossière de sel de marais, qu’il répand sur une vieille table en chêne, avant de se pencher de nouveau sur le cadavre, dont les torsions et les tuméfactions le font ressembler à une poupée de chiffon. Attentivement, il l’examine et, d’un coup sec, trace un fin sillon écarlate, qui tranche avec l’ébène de sa carnation, depuis la gorge jusqu’au pubis. Puis, avec délicatesse, il écartèle tout d’abord les chairs dévoilant des os brisés, dont les éclats s’enfoncent dans une boue faite de sang et de caillots. Ensuite ce sont les côtes, qu’ils ôtent, dévoilant dans leur corolle les ailes rosées d’un papillon, entourant de leur tendresse une fleur faite de liqueur rouge et or. Un à un alors, il sort les viscères qu’il dépose ensuite sur sa table, avant de les recouvrir de sel.

Accompli, il prend l’un des nombreux bocaux qui courent sur ses murs et en tire des lichens, dont il tapisse la cavité vide. Gorgé d’essence de vie, il les retire et les jette dans une marmite. Ainsi fait-il jusqu’à ce que plus une goutte ne souille le végétal. Prenant alors un bocal rempli de mousse et de fongus, il en garnit le corps désormais vide, qu’il masse ensuite vigoureusement afin d’en chasser les liquides stagnants. Plusieurs fois, il renouvelle le rituel, remplissant chaque fois un peu plus le chaudron.

– Voici, que tu retrouves figure humaine, sourit l’homme en admirant son œuvre.

Il se lève, prend avec lui un seau et sors pour revenir les bras chargés de terre, qu’il jette dans le chaudron, où elle se mêle aux pourritures putrides. Soufflant sur les braises, sur lesquelles il dépose de grosses bûches, il ravive le feu et une fumée épaisse et âcre commence à envahir la cabane. Dans ce brouillard, seuls brillent les yeux de braise de l’homme d’ébène, en même temps que scintillent ceux de l’homme d’obsidienne. Alors prenant à main nue la terre brûlante, il en garnit le corps de l’homme, avant de le refermer.

– Ainsi sera préservée ta chair de la putrescence des marais.

Il se relève et jette un à un les organes pris dans leur gangue de sel, dans la marmite avide. Du regard, il fouille les étagères, s’empare de plusieurs bocaux et les vide dans le chaudron, qui les engloutit. En jaillit alors des flots d’humeurs soufrées et musquées, qui répandent une nouvelle pestilence, jamais encore rencontrée dans les bayous. Souriant, il ouvre en grand la porte dissimulée dans le tronc du chêne blanc. Entre ses mains, il tient un seau, celui avec lequel il charrie l’eau du fleuve, qu’il déverse ensuite dans le chaudron bouillant. Une fois, deux fois, trois fois, il le remplit. Et de la vapeur qui en sort, il en façonne son instrument, femme guêpe immense et ventru, à la peau brune, qu’il caresse tendrement :

– Sois récompensé homme de couleur, car Papa Legba veille sur toi.

Et la voix du conteur se meurt sur ces derniers mots. Dans les yeux de l’assemblée rassemblée devant lui, les bouches se sont tues, les regards suspendus aux lèvres de l’homme d’ébène. À côté de lui son instrument s’est assoupi, plus de magie, plus de vie. Plus d’histoires non plus, il ne donnera plus rien à voir, car il se fait tard. Cependant, au fond de lui-même, il sait ce que les enfants réclament du fond de leur petit cœur, malgré la peur : la suite de cette histoire emplie de délicieuses terreurs. Soudain, une petite voix s’élève et s’exclame :

– Pourquoi t’es-tu arrêté là Grand-Père ?

– Parce qu’il est tard et je vois vos paupières qui se ferment, répond-il d’une voix plus douce et calme encore que la caresse d’une maman, malgré l’amertume et la colère qui l’habite.

– Grand-Père ! pépient les voix.

Le conteur sourit malgré lui en entendant ces mots dans ces bouches enfantines. Lui qui a vu tant de choses, vécu tant de maux, infligés tant de coups. Au travers de ses doigts, au travers de ses yeux d’obsidienne, ce ne sont pas les étoiles qu’il aperçoit, mais les spectres hagards de ses victimes gisantes et gémissantes. Jadis, il fit allégeance pour abreuver sa soif de vengeance et maintenant, libéré de son serment, il fait pénitence.

– S’il te plaît ! le supplie un chœur de voix de chérubins.

Alors levant sa main transpercée, il regarde encore fois le ciel. Sans doute ne trouvera-t-il jamais le repos, ni la paix. Mais au fond peu lui importe tant qu’il a quelqu’un à qui conter ses histoires. Il s’empare alors de son instrument, un saxophone couleur argent, jette une poignée d’herbes sèches dans le feu, d’où s’échappe alors une fumée épaisse. Il inspire alors profondément et porte l’instrument à ses lèvres. De son col évasé, ce ne sont pas des notes qui sortent, mais une brume épaisse qui bientôt se condense et les enveloppe.

– Me vois-tu homme de couleur ?

Les mots se frayent un chemin jusqu’à sa conscience. Il ne peut bouger, à peine remuer ou murmurer, alors il se contente de fermer ses paupières. Et la voix mélodieuse reprend :

– Dors encore, car je n’ai pas encore achevé mon travail.

Il voit le visage d’un homme au faciès sombre surligné de blanc, des doigts immenses qui s’approchent. Puis, plus rien, le néant, il dort.

L’homme se lève et le contemple avec un air satisfait.

*

Un mois s’est écoulé et l'on ne les a jamais revus. Le shérif ne s’est jamais donné la peine de lancer une battue dans les règles, dans le Bayou du Crépuscule. Si leurs corps pourrissent là-bas, qu’ils y restent, personne ne les regrette. Ils y auront fait une mauvaise rencontre, une fois de trop, et l’auront payé de leur vie. Inutile de se mettre martel en tête pour ces deux vipères, surtout maintenant qu’octobre va bientôt tirer sa révérence, car il faut penser aux réjouissances. Ainsi, tandis que les petits maîtres se répandront dans le haut de la ville, grimés en démons dans la basse ville, les esclaves se réuniront et communieront pour célébrer la nuit du Baron Samedi, même si cela fait fort longtemps qu’ils en ont oublié l’esprit.

Mais alors que les femmes et les lingères s’affairent, que les épiciers et les bouchers s’approvisionnent largement et que les maîtres signent la trêve, dans la basse ville bruisse une singulière rumeur, qui, lentement, remonte le cours du fleuve. Un homme de couleur serait sorti du bayou, un homme porteur d’un instrument fait de douleurs et de malheurs, accompagné de deux porteurs, eux aussi détenteur de l’un de ces mystérieux instruments, aux accents étranges et envoûtants. En fait le bruit court que ce serait un homme mort revenu dans le monde des vivants accompagnés des engoulevents. Certains rapportent l’avoir aperçu au détour d’un croisement, son instrument posé sur ses jambes, ses compères l’encadrant. Il est maigre comme un clou et son sourire est glaçant, car jamais on ne peut savoir ce que pense son regard, perpétuellement dissimulé derrière des verres fumés. Mais qu’il les ôte et celui qui le croisera n’y verra que deux puits profonds et noirs, où ne s’exprime que la verticalité du vide. Sur sa tête, il est coiffé d’un chapeau, un de ceux qu’affectionnent les hommes sans couleur, un haut-de-forme dans lequel il a planté une dent de carnassier et une plume en argent. C’est une dent d’alligator, semblable à celles qui emplissent sa bouche d’homme mort. Quand on le voit ainsi, on ne peut être que pénétré par la terreur, pourtant il fait mine de rien, se contentant, de temps en temps, de tirer quelques notes de son instrument, comme s’il attendait quelqu’un.

En effet, il attend et il a tout son temps. Or en cette nuit de Toussaint, veille de la fête des morts, alors que maîtres et esclaves se séparent pour un temps, quelqu’un s’en vient le trouver. C’est un vieillard édenté, dont les yeux laiteux ont depuis longtemps oublié la clarté du ciel étoilé. Son corps décharné et sa toux sifflante l’auront bientôt emporté, mais pas avant de lui avoir parlé. Lui, lui qui se tient toujours à la croisée des chemins, avec son corps d’homme mort et son étrange instrument.

– Que viens-tu chercher vieil homme ? Toi, dont le chemin s’éteint.

Une quinte de toux le saisit.

– Je vais bientôt mourir, coasse-t-il. Je ne le sais que trop. Cependant, je ne trouverai pas ce repos, tant que ma famille, mes frères et mes sœurs de couleurs seront encore couverts des chaînes de ses hommes sans couleur.

– Ainsi donc, tu souhaites que nous délivrerions ton peuple, ronronne la voix rocailleuse de l’homme, à l’instrument d’argent

– Nous pouvons faire cela, ajoute une voix terreuse.

– Mais sache que tout à un prix. Mais tu t’en doutes vieil homme, achève la voix lugubre du dernier homme, en faisant tinter une pièce d’argent.

L’homme déglutit péniblement, on peut entendre le souffle rauque de ses poumons rongés par la vermine et la maladie. En face de lui, les trois hommes le contemplent, immobiles, au fond de leurs yeux brillent les diamants de la vengeance.

– Qu’attendez-vous de nous ? pousse-t-il entre deux quintes de toux.

– Pour chaque vie ôtée, nous te réclamerons des âmes.

– Des âmes qui seront damnées et tourmentées pour l’éternité.

– Mais pas n’importe lesquelles.

– Les plus belles et les pures d’entre elles, clament le chœur de voix dans les ténèbres.

– Des âmes d’enfants, jouent les instruments.

Lèvres suspendues, rien ne franchit les lèvres du vieil homme.

– Acceptes-tu notre marché ? gronde la voix emplie de maléfices du Baron Samedi.

– Saches que nous ne réclamerons que quelques âmes, une âme pour chaque famille qui périra. Est-ce là un prix trop élevé au regard de votre liberté, ajoute la voix suave de Papa Legba.

– Nous te laissons jusqu’au prochain coucher du soleil, après quoi nous disparaîtrons, joue l’homme jadis aux mains d’argent. Réfléchis bien.

Ils regardent l’homme s’éloigner en claudiquant, puis disparaître avalé par l’obscurité naissante, au son de leurs instruments.

Les enfants, ils sont ce que nous avons de plus précieux. Hélas, nous sommes devenus faibles et Akoudja nous donne raison, nous ne sommes que des lâches et ces âmes sont un vil prix en regard de cette liberté que nous leur avons cédée. Que pouvons-nous faire ? Courber encore une fois l’échine et encore en payer le prix, ou accepter ce sacrifice et être enfin des hommes libres, songe-t-il tandis qu’il marche vers la ville.

Les Tyrans ne sont grands, que parce que nous sommes à genoux, a-t-il lu un jour.

Au loin, brûlent les prémices de la fête à venir. Il sait que dans les hauts quartiers les petits maîtres vont bientôt se répandre, en une horde de démons grimaçants et grotesques, allant jusqu’à moquer et humilier leurs propres divinités. L’homme veut cracher son mépris, mais c’est une violente quinte de toux qui l’emporte.

– Qu’ils périssent tous autant qu’ils sont ! crache-t-il entre ses chicots.

C’est à peine s’il tient encore debout, seule sa volonté farouche s’oppose à son corps chancelant et il ne trouvera le repos, que, lorsqu'il aura, de ses yeux, vu périr ses hommes sans couleur et sans cœur. Quand soudain, une voix l’interpelle :

– Grand-père ! Grand-père ! Mais, enfin, que faites-vous dehors à une heure pareille ?

– Rien qui ne te regarde, petite ! tousse-t-il, d’une voix sévère. Va-t’en à la fête, tu n’y seras que mieux.

La jeune fille insiste un instant, mais s’enfuit bien vite, effrayée par l’expression farouche du vieil homme, qui la fixe de son regard vide. Et elle s’en va rejoindre ce moment éphémère, pendant lequel les maîtres ne sont plus. Pendant ce temps, il poursuit son chemin et arrive devant un cabanon, d’où ne s’échappe qu’un filet de voix. C’est la demeure de Ringo, le Boko. Mais ce n’est qu’un charlatan. Depuis longtemps il ne fait que s’agiter et se gaver des dons de ses frères et sœurs. Et si les hommes sans couleurs le tolèrent, ce n’est pas par la peur qu’il pourrait leur inspirer, mais parce qu’il a toujours su apaiser la colère de ses frères.

– Faux, menteur ! Tu vaux moins que le pet de ton âne. Puisses-tu pourrir dans les marais, toi qui nous as bercé de tes illusions, lâche le vieil homme, tandis qu’il remonte la route caillouteuse, jusqu’à un grand feu où se sont réunis quelques hommes et femmes encore vaillants.

– Ouidja ! Je m’en viens vous rapporter les paroles des morts. Ringo n’a eu de cesse de vous mentir, aussi ce soir je m’en suis allé à la croisée des chemins et je l’ai trouvé.

Un à un les regards éteints se tournent vers lui pour le railler, malgré l’amer colère qui les habite.

– Et qu’as-tu trouvé vieil homme, des formes sans substance et des esprits évanescents ? ricane une voix pleine d’amertume, derrière lui.

– Non Ringo ! Il y a bien longtemps que tu as oublié comment invoquer les iwas protecteurs et c’est en vain que tu te débats au milieu de tes fumées. L’heure est à la révolte et au sacrifice. Allez-vous encore longtemps courber l’échine ? s’emporte-t-il en même qu’un crachat noir s’envole vers les flammes, où il brûle dans un sifflement strident.

– Que veux-tu vieil homme ? Akoudja est mort pour avoir osé braver les interdits et se dresser contre nos maîtres, en séduisant l’une de leurs filles, coasse une voix de l’autre côté du feu. Et tu voudrais que nous subissions le même sort.

– Akoudja n’est pas mort, il est revenu dans le monde des vivants.

– Reprends-toi, vieux croulant ! Dark Death et Red Dick ont balancé son corps dans les marais du Crépuscule, lance en écho une voix hargneuse. Comment veux-tu qu’il s’en soit revenu ? Tu es aveugle. Comment l’aurais-tu reconnu ?

– Silence, gronde une voix. Noufou est la mémoire de nos ancêtres.

– Ce n’est qu’un aveugle, incapable de distinguer la voix même de nos maîtres. Que pourrait-il faire pour nous ? Nous avons prié les iwas encore et encore. Et que nous ont-ils offert en échange ? Rien ! Pas même un signe de leur présence ! Je préfère encore me soûler de mauvais rhum pour oublier, s’exclame un homme en se levant.

– Assieds-toi ! jette, mauvais, Noufou, d’un ton sévère et plein de morgue. Toi aussi, Ringo, qui ricane dans mon dos. Il y a longtemps que mes yeux ont perdu le souvenir de l’écume des jours, mais il ne passe pas un jour sans que je vois sourdre en vous la terreur et la rancœur. Maintenant, vous allez écouter, Akoudja avait raison de ne vous considérer qu’avec mépris, vous n’êtes que des lâches, oublieux de nos dieux.

– Et il en est mort, lance une voix aigrie de femme à sa droite.

Mais Noufou ne s’en émeut pas et poursuit de cette voix caverneuse et monocorde.

– Je vais maintenant vous rapporter leurs paroles. Les iwas ont enfin accédé à nos prières, mais, sans doute, devrais-je dire à sa prière, et ils acceptent de nous délivrer du joug de nos maîtres sans couleur, en échange de l’âme de dix de nos enfants. Un enfant pour chacune des familles qui règnent sur la ville et nos vies.

Autour de lui, personne, pas même le plus téméraire d’entre eux, n’ose proférer la moindre parole, car ils voient tous dans ses yeux la détermination farouche et insoumise qui l’anime.

– Sachez, que je ne quitterai pas cette vie tant que cette terre restera souillée du sang de mes sœurs et frères. Vous avez jusqu’au lever du soleil pour vous décider, ensuite je retournerai sur le chemin des morts, apporter ma parole.

Et sur ces derniers mots, Noufou s’en va, car s’il est désormais trop vieux pour retourner aux travaux des champs, la trêve n’a qu’un temps et bientôt reprendront les travaux, scandés par les cris et les châtiments. Il n’a pas à aller très loin et c’est dans une cabane en bois, dépourvu de toit, qu’il trouve son repos.

Autour du feu, les paroles de se lient et les esprits s’animent et s’échauffent. L’on crie, l’on s’affronte, l’on échange. Ils se savent sans arme et s’ils cessent le travail, alors les maîtres battront les enfants, quand ce n’est pas la torture qui les attend. Ils ont peur de leurs maîtres, mais plus encore des iwas et de leurs pouvoirs. Alors, au milieu du tumulte, surgit une voix apaisante et doucereuse, Ringo prend la parole :

– Frères et sœurs, Noufou est la mémoire des ancêtres et nous devons lui reconnaître sa grande sagesse. Cependant, jamais Papa Legba n’aurait formulé pareille demande, non plus que Baron Samedi, dont la femme Mama Brigitte, qui protège les femmes des maléfices. Non ! Je vous le dis, ce ne sont que les mauvaises pensées de son esprit brisés par le malheur et la rancœur. Acceptons le marché. S’il dit vrai, alors nous pourrons enfin reprendre notre liberté.

Comme des voix s’élèvent, il les fait aussitôt taire d’un geste :

– Je n’ai jamais dit qu’en échange nous lui offririons nos enfants. Non ! Nous les remplacerons par de petits maîtres, que je grimerai pour qu’ils ressemblent, à s’y méprendre, à nos propres enfants. Je suis sûr qu’il les noiera dans le bayou. Son histoire n’est que poussières et fumées, car moi seul suis encore capable de parler et de connaître les désirs des iwas, quand ils se manifestent. Voyez cette nuit sera propice, car les petits maîtres aiment venir dans nos quartiers pour, nous terroriser. Cette nuit laissez-les venir et à l’aide d’une poudre de sommeil, que je vous procurerai, vous me les amènerez, afin que je puisse procéder. Veillez bien à ce qu’ils ressemblent à vos fils et filles. Ensuite, je me chargerai de leur sort. Quand ce sera fait, vous retournerez voir Noufou et lui direz que vous acceptez le marché des iwas.

Tous hochent la tête en signe d’approbation, car jamais ils n’abandonneront ce qu’ils ont de plus précieux à leurs yeux.

– Retrouvez-moi dans la case, je vais vous préparer des sachets de poudre de sommeil. J’en donnerai à chacun d’entre vous. Il vous suffira d’en souffler le contenu au visage de l’un de ces petits démons et il vous suivra aussi docilement.

Alors, après un moment d’hésitation chacun se lève et s’en va recueillir la précieuse mixture. Ensuite, c’est une horde noire porteuse d’un dessein tout aussi noir, qui se répand au milieu de la fête, guettant les petits maîtres errants.

*

Ah, les enfants, il vous faut savoir, en cette nuit, maîtres et esclaves se mélangent, bien qu’ils gardent toujours leur distance. C’est ainsi que, souvent lors de ces réjouissances, les petits maîtres étaient recueillis par les esclaves, avant d’être ramenés le matin dans leur quartier. Les familles, quant à elles, n’avaient aucune inquiétude, car la peur, qui régnait alors, suffisait.

*

Or en cette nuit, les choses sont forts différentes et l’on voit bientôt une étrange procession, faites de petits démons grimaçants, s’enfoncer plus que de raison dans les sombres quartiers de la Nouvelle-Orléans. Qui sont-ils ? Des enfants, qu’emporte de plus terribles démons encore. Dans sa cabane, Ringo les examine avec minutie, ne retenant que les dix qui participeront au sacrifice, tandis que les autres regagnent les rues, hébétés et étrangement absents. Pendant ce temps, dans la cabane, Ringo allonge les corps des dix enfants endormis, pour qui se signe le commencement d’une surprenante métamorphose. Plongé dans une profonde narcose, Ringo les déshabille et couvre leur peau de glyphes qu’il trace à l'aide d'un bloc de charbon. Puis il les couvre jusqu’à la base du coup, d’une terre noire, mélange de boue et de charbon, ne laissant nu que leur visage encore blanc. Dessus, il trace à l'aide d'un fusain d’autres runes, puis les recouvre de la même boue, avant de les sculpter jusqu’à ce que leurs traits se confondent avec ceux d’un nègre. Tout a ses incantations, il sent à peine sous ses doigts fondre la chair et devenir d’ébène. Enfin, à l’aide d’éclats d’écorce de coco, qu’il glisse dans les yeux silencieux, il leur donne la couleur de celle des hommes d’ébène. Il sait que jamais cet artifice ne trompera un iwa, mais Noufou si, car il est certain que ni Papa Legba ni Baron Samedi n’auront exigé pareil sacrifice. Il y a longtemps de cela, il a essayé de les invoquer, en vain. Les esprits se sont éteints et ces dires ne sont que les délires d’un vieil homme en souffrance. Et puis, les maîtres sans couleur le payent grassement pour qu’il étouffe les rares tentatives de révolte de ses autres frères et sœurs. Il n’est pas question pour lui de voir ainsi s’envoler ses privilèges. Ainsi travaille-t-il toute la nuit et l’achève juste avant que ne se lèvent les premiers rayons du soleil.

Au petit matin, les enfants sont devenus des poupées d’argile, qu’il cuira toute la journée au fournil. Entre-temps, les hommes et les femmes, eux, s’en vont trouver Noufou pour lui faire part de leur décision :

– Noufou. Nous avons parlé et réfléchis toute la nuit. Nous te confierons, malgré la peine qui enserre nos cœurs, dix de nos enfants. Nous les avons tirés au sort, remettant ainsi notre destin aux mains de Papa Legba. Ringo les prépare en ce moment même, afin qu’ils soient lorsque tombera la nuit et que viendra Baron Samedi. Nous avons écouté la voix de la sagesse, dix vies n'est qu’un vil prix, en regard de toutes ces vies meurtries et avilies. Que la mort d'Akoudja ne soit pas vaine, car il nous a montré la voie de cette liberté, qui sera bientôt la nôtre.

Sur les joues de l’homme aveugle roulent des larmes amères :

– Je regrette que vous ayez eu à faire ce choix. Je ne sais ce qu’ils deviendront, mais je parlerai aux iwas.

Autour de lui, certains tressaillent, car ils savent qu’ils lui ont menti. Hélas la perte de leurs enfants leur est par trop insupportable et Ringo leur a assuré que les iwas eux-mêmes n’y verront rien. N’est-il pas le maître des sortilèges ?

– Retournez aux champs mes enfants. Pendant ce temps, je me rendrai au chemin des morts.

Tandis que les esclaves remontent la peur au ventre vers les plantations de coton, Noufou, lui, s’enfonce dans le bayou. Et ce n’est qu’au crépuscule, qu’enfin, il arrive à la croisée des chemins, où l’attend un vieillard aux cheveux blancs. Devant lui, il tient son instrument une immense contrebasse, dont il pince lentement les cordes, qu’il accompagne de sa voix chaude et grave.

– Bonsoir Noufou. Vas-tu t’en voir Baron Samedi et Akoudja? ou souhaites-tu t’enfoncer à jamais sur le sentier des morts.

– Non ! Ce n’est pas ce soir que je m’en irai sur le chemin des morts.

Alors Papa Legba se met à jouer un air aux accents sombre et funeste, chargé de promesses, et il est transporté sur les berges du fleuve où deux hommes les attendent, chacun jouant de leur instrument, un saxophone d’argent pour l’un et d’airain pour l’autre.

– J’ai parlé à mes frères et sœurs. Ils ont, cette nuit, tiré au sort dix de leurs enfants. Que…

– Nous devinons la question qui te brûle les lèvres. N’ait aucune inquiétude pour eux, rauque la voix rocailleuse du Baron Samedi. Si nous avons exigé cela de tes frères, c’est pour les soustraire à la haine et à la terreur qui anime le cœur de ton peuple. Maintenant, retourne-t'en voir tes frères et transmet leur cette parole. Qu’ils occultent leurs oreilles à l’aide de bouchons de cire. Qu’ils ne les ôtent qu’une fois le dernier des hommes sans couleur hors de la ville, nous reviendrons ensuite chercher ce qui nous reviendra de droit.

Noufou veut répondre, hélas une violente quinte de toux le secoue.

– Prends une gorgée, cela apaisera ta douleur et tes humeurs, lui murmure Papa Legba, tandis qu’il lui tend une petite outre en peau de chèvre.

Ayant avalé une lampée, il sent une vigueur nouvelle s’emparer de son être et s’éloigner la douleur. Comme il tend la gourde à l’iwa, celui-ci la repousse.

– Conserve-la. Elle t’aidera dans tes derniers pas.

– Cependant, nous allons te ramener parmi les tiens Noufou et tu leur rapporteras fidèlement ma parole. Nous serons là demain matin, aux premiers rayons du levant.

Entre ses doigts malingres, Noufou sert le cadeau de Papa Legba, tandis que les trois hommes l’encerclent. De leurs instruments jaillissent des notes qui le transportent jusqu’aux portes de la Nouvelle-Orléans. Et c’est le cœur serré et léger qu’il entre dans la ville, car demain sera synonyme de paix et de liberté retrouvée. Ou du moins essaie-t-il de s’en persuader, car il a encore à l’esprit les terribles paroles du Baron Samedi. Quelles sont donc cette haine et cette terreur, qui s’abattront sur son peuple ? Cependant, le sommeil le gagne et il a hâte de s’allonger sur sa mauvaise couche, faite de crins et de copeaux de bois. Seulement, il a promis de rapporter leur parole et c’est ce qu’il s’en va faire, en approchant du grand feu où les femmes préparent le maigre souper.

– Que veux-tu de plus Noufou? Cela ne te suffit-il pas d’avoir pris nos enfants. Va-t’en ! S’exclame l’une d’elles.

– Silence Maya et laisse Noufou. Que viens-tu faire ?

– Je ne veux rien. J’honore seulement une parole. Préparer des boulettes de cire cette nuit et placer dès le lever du soleil dans vos oreilles. Ensuite, vous vous rendrez aux champs et attendrez que le châtiment s’abatte sur nos maîtres sans couleur.

Son message délivré, Noufou s’en retourne le cœur lourd. Il sent confusément que ses frères et sœurs lui dissimulent quelque chose, et les paroles de Baron Samedi n’en deviennent que plus lourdes de sens. Dans sa case, il prend un vase où il garde sa seule et unique bougie. Il la gardait pour qu’elle soit brûlée le jour de sa mort. Dans ses doigts, elle semble immuable, pourtant à leur chaleur la voici qui se ramollit déjà. Il la casse en deux et repose la première. De la seconde, il façonne deux boulettes de cire, qu’il place dans ses oreilles, puis s’allonge sur sa couche de paille et de bois, où il plonge dans un sommeil des plus profonds. Pendant ce temps, les femmes finissent de préparer le maigre souper et, et autour du feu tous se concertent quant aux paroles de Noufou.

– Obéissons-lui. Nous verrons bien ce qu’il adviendra de nous demain matin.

– Mais qu’arrivera-t-il si nos maîtres découvrent que nous avons enlevé leurs enfants ? s’interroge un homme.

Mais personne ne répond, car personne n’a de réponse et tous secrètement prient pour que Noufou ne leur ait pas menti. Ainsi, donc, ayant achevé leur souper, tous s’en vont s’étendre sur leur maigre couche, attendant avec appréhension que le sommeil vienne les cueillir, au milieu de la nuit. Une nuit emplie d’ombres et de songes, où flottent trois visages mystérieux aux yeux vitreux. Tour à tour, tous font le même rêve. Ils marchent dans les marais, lorsqu’ils croisent le chemin d’un géant, dans les mains duquel brille une hache d’argent. Dans son regard ne se reflètent que les Mystères de cette nuit austère. Puis, il disparaît, les laissant face à un autre homme aux cheveux eux aussi d’argent. À côté de lui, posé contre le tronc d’un arbre, sa contrebasse laisse s’échapper des notes sourdes. Mais à peine ont-ils croisé ses yeux nébuleux, que lui aussi se volatilise et cède sa place à un homme dont les pieds et les mains scintillent étrangement et dont les yeux, eux, ne reflètent que la verticalité du vide qui l’habite et qui bientôt les engloutit.

Au matin, leurs paupières pas encore percées des pâles lueurs du soleil, ils s’éveillent, pour mieux tomber dans la stupeur, sitôt qu’ils quittent les bras de Morphée. Pareils à des poupées mécaniques, ce sont leurs ombres qui alors émergent des bas-quartiers, marchant dans les rues les bras ballants et le regard vide. Assemblée mécanique, que seule déflore la présence de trois hommes au regard habité et sinistre. Monstres d’ébène et de chair, à qui rien ne semble pouvoir échapper et qui mènent à leur destinée la singulière assemblée. Il ne manque que Noufou trop vieux pour participer aux travaux dort toujours et Mango, qui lui paresse dans sa case, en surveillant d’un œil distrait ses sujets. Dans sa case, les enfants sont prêts. Ils sont cuits à point et méconnaissables, même leurs parents ne pourraient les reconnaître et seraient bien capables de les envoyer travailler aux champs. Sur sa couche, Mange ricane doucement à cette pensée.

Arrivés dans les plantations de coton, tous restes impassibles et immobiles, le regard désespérément vide, malgré les injonctions et les menaces des contremaîtres. Pourtant, aucun d’entre eux n’ose lever son fouet, quelque chose les retient. Est-ce leur regard sur lequel ne s’ouvre que l’abîme ? Leur calme docile et indicible ? Ou bien ces trois hommes, qui les regardent en souriant et dont les yeux reflètent la démence ?

Soudain l’un d’eux s’avance. Une lanière de cuir enserre son torse puissant et retient la chose qui brille dans son dos. Ils ne l’ont jamais vu, lui avec son visage, dont la craie surligne les os du crâne, et son sourire sardonique. Mal à l’aise, l’homme passe la main sur son fouet.

– Oh ! Je n’en ferais rien, si j’étais à ta place, homme sans couleur, murmure d’une voix onctueuse l’homme qui lui fait face. Sais-tu qui je suis ?

– Je 'm’en fou sale négro ! gronde son compagnon en faisant jaillir son Colt de son fourreau. Un éclat d’argent brille dans sa main. Claquement du chien sur la balle prisonnière du barillet, la détonation explose à leurs oreilles. Un corps choit, face contre terre. Dans la boue sanglante, se répandent fragments d’os et substance blanche.

– Merde ! Bill ! Bill ! P'tain, qu’est-c’tu lui as fait maudit nègre ? glapit l’homme au fouet à l’adresse de l’homme crayeux, dont le sourire s’étire, diabolique et cruellement ironique, dévoilant une rangée de dents blanches ; écho singulier de son visage surligné.

– Rien, homme sans couleur. Il a lui seul appuyé sur la gâchette.

– Salaud ! crache-t-il, en portant la main à sa ceinture.

Mais à peine ses doigts ont-ils effleuré la surface du métal, que son index se tord de façon grotesque, avant de se briser net dans un claquement de branche sèche. L’homme lâche son arme et se met à hurler de douleur, tenant son doigt entre ses jambes.

– T’ain mon doigt ! Il est cassé ! Salopard ! braille l’homme à genoux.

– Oh ! Quel regrettable incident. Tu m’en vois navré, Mat. C’est bien cela ton nom. Matthew Grande.

Cette voix, il lui semble reconnaître. La voix d’un homme, dont il a laissé le sort entre les mains de ces deux charognes de Black Death et Red Dick.

– Toi ! Piaule-t-il, le visage déformé par la souffrance.

– Oui… moi, coule la voix devenue mélodieuse, tandis qu’elle se rapproche tendrement de lui. Je suis revenu vous offrir les fruits de votre mérite à nos maîtres.

– De quoi parles-tu, sale négro ! Tu devrais être mort, piaille-t-il, tandis que son bourreau passe sa main autour de ses épaules.

– Mort ! Ah, ah, ah, ah !

Son rire se répand en cascade.

– Oh ! Mais je suis bel et bien mort, Mat.

– Regarde donc ma main ! poursuit-il, comme il s’accroupit à côté de lui. Ce sont tes amis, comment s’appelaient-ils déjà? Ah ! oui ! Death et Dick. Ils voulaient savoir comment courait un nègre que l'on aurait ferré. Ce sont eux qui me l’ont percée. Oh ! Pardon, c’est injuste ce que je dis là. C’est le maréchal-ferrant qui a posé les fers.

Et il brandit sa main percée de mille points, faisant tomber une pluie dorée sur le visage de l’homme, tombé à genoux.

– Sale nègre ! Ils auraient dû te jeter aux alligators, plutôt que d’enfouir ton corps dans ces marais puants.

– Mais c’est ce qu’ils ont fait. Après m’avoir explosé le cœur, ils m’ont emmené au plus profond du bayou, avant d’offrir mon corps en pâture aux alligators du Mississippi.

– Va en enf…

Mais il n’achève pas sa phrase et sa tête roule à terre, tranchée nette, les yeux grands ouverts.

– Bienvenue dans mes enfers, Matthew Grande, murmure le géant en soulevant la tête, qu’il lance ensuite en direction des contremaîtres restés en retrait. La tête vole dans les airs, répandant une traînée sanglante, teintant les fleurs, encore vierges, du coton, où elle s’écrase grotesque et grimaçante. À cette vue, les hommes restant s’enfuirent en hurlant, en direction de la ville, sous les regards ironiques des trois hommes, dont les ombres grandissantes dévorent l’armée des morts. Puis ils quittent le champ vers cette ville qui leur a tant pris.

*

– Grand-père ! Grand-père ! pépie soudain une voix.

– Qu’y a-t-il Awa ?

– Eh bien, comment est mort le monsieur ? Tu as dit qu’il avait eu la tête tranchée nette. Mais il n’avait ni hachette, ni machette !

– Ah ! Mon enfant. Qui le sait ? Mais n’oubliez pas les enfants, que Baron Samedi avait une maîtresse, faite de bois et de métal.

– Sa hache ! S’écrient alors en chœur les enfants.

– Oui, sa hache, maîtresse et traîtresse, marmonne le vieil homme.

*

– Joe ! Tu te moques de moi ! Ils ne sont que trois, on vient de me dire qu’ils sont à l’entrée de la ville. Où est donc cette armée d’esclaves, dont tu ne cesses de me rabâcher les oreilles ? Cinq hommes auraient suffi.

– Shérif, j’vous jure ! s’étrangle l’intéressé. Ils étaient innombrables et un regard vides à vous glacer le sang. Et les autres ? Merde, z'auriez vu c’qu’ils ont fait à Bill et Mat. Rien qu’d'y r'penser, ça me fout les foies.

– Arrête de dire n’importe quoi ! Tu as bu ! Ton haleine enflammerait mon allumette !

– J’vous jure shérif. J’sais que j’ai vu. Et si j’ai bu, c’est pour venir jusqu’ici. J’ai vu Bill se tirer tout seul une balle dans la tête et Mat… c’est simple d’un coup sa tête est tombée. Comme çà… il criait et l’instant d’après pfiout, sa tête roulait par terre. Et l’aut'e l’a balancée dans le champ.

– Et qu’avez vous fait ensuite ?

– On a fui. J’sais pas où sont les aut'es, mais moi j’sais une chose. J’tiens à la vie, shérif.

Ce dernier éclate d’un rire gras et luisant, comme le sommet de son crâne chauve, qu’il dissimule sous son chapeau.

– Parfait ! Hé les gars, que diriez-vous d’aller faire danser un peu ces négros, avant qu’on les lynche dans les règles. Y a trop longtemps que cette ville ne s’amuse pas. Jack ! Prends quatre de tes hommes et ramène-les-nous.

– Tout de suite, ricane l’intéressé.

– Vifs et en un seul morceau, je te prie.

Une déception se lit sur son visage.

– Tu fais comme tu veux. Mais si tu me les démolis de trop, c’est toi qu’on fera danser, vu !

L’homme ne dit rien et fais signe à ses acolytes de le suivre. Pendant ce temps, le shérif aboie ses ordres à ses hommes postés sur les toits, puis emmène Joe au saloon.

– Sers-nous deux bières, Jessie ! J’en connais un qui a besoin de dessaouler un coup. N’est-ce pas, Joe ?

Comme il lui donne une grande claque dans le dos.

Dans le fond, un pianiste joue sa partition sans grande conviction, tandis qu’aux tables les habitués sont le nez dans leurs cartes ou dans leurs verres. Et alors que l’homme au tablier leur pose deux bocks sur le bar, un bruit de verre brisé éclate dans la pièce, suivit du grondement de plusieurs objets lourds roulant sur le plancher. Tous se retournent et découvrent la tête stupéfaite de Jack et de ses hommes, qui gisent sur le sol.

– Hiiiiii…

Joe hurle comme un damné puis se précipite dans les escaliers, avant de jeter par une fenêtre, troublant la mélopée qui monte de la rue. Blême le shérif en lâche son bock, qui s’écrase avec un bruit cristallin sur le parquet, avant de se précipiter dehors, tandis que tous se précipitent aux fenêtres.

Dehors, ils sont trois. Trois nègres, au torse nu et aux yeux glaçants, emplis de démence. Ils jouent chacun d’un instrument, enchaînant les notes, lugubres, funestes, chargées de fiel et de haine, qui emplissent de terreur le cœur des bonnes gens. Derrière eux, alignés, les corps décapités de Jack et de ses hommes. Écumant de rage, il hurle à ses hommes :

– Abattez-moi ces chiens !

Mais au lieu d’une grêle de balles, c’est une pluie de métal qui s’abat. Imperturbables, les trois hommes ne se départissent pas de leur sourire, poursuivant inlassablement leurs mouvements.

– Mais… Qui êtes-vous ? S’étrangle-t-il, comme les trois hommes s’approchent de lui, d’un pas lourd et chargé de menaces.

– Que leur avez-vous fait ? gargouille-t-il, tandis que sa main se referme, sans qu’il en ait conscience, sur la crosse de son Colt.

– Nous ? Rien, shérif. Nous ne faisons qu’exaucer les souhaits des vivants, tout en offrant aux morts l’occasion d’un juste retournement, chantonne l’homme au saxophone.

À côté de lui, un nègre aux cheveux d’argent pince toujours les cordes de son instrument.

– Que… voulez-vous ? Qui… êtes vous ? piaule-t-il.

– Je te l’ai dit homme sans couleur, nous venons exaucer un souhait, répond calmement le géant.

– En même temps, que nous aidons un homme à assouvir sa vengeance, ainsi que… ajoute-t-il mauvais.

Il suspend un instant sa phrase, puis reprend monocorde :

–… la nôtre également… peut-être…

Dans le bar, pareils à des mouches, tous se sont entassés derrière les fenêtres pour jouir d’un spectacle, qui n’est pas celui qu’ils attendaient. Sur les toits, les hommes paralysés ont le regard fou, les yeux presque exorbités par la terreur qui les tient. En face du shérif, l’homme aux prunelles d’obsidienne lui souffle son haleine d'hyène :

– Adieu shérif. Vous rejoindrez bientôt vos deux acolytes, Death et Dick…

– T…

Mais il n’achève pas sa phrase, qu’une balle lui emporte le visage, en même temps que pleuvent les têtes des hommes postés sur les toits, dont les corps s’affaissent sur les tuiles, couleur du sang.

– Sois le bienvenu dans les enfers du Baron Samedi, shérif ! murmure le géant à l’adresse du corps, étalé dans une mare d’écarlate.

Dans les maisons, les gens se terrent et les regardent s’éloigner dans la ville, accompagné de leur sinistre musique. Ils s’en vont jusqu’à une grange d’où s’échappent des vapeurs suffocantes de métal surchauffé et de corne brûlée. Derrière eux, quelques courageux téméraires ont bravé leur peur et se sont emparés des armes, avant de les suivre silencieusement. Devant la grange, Akoudja s’avance laissant les deux iwas ensemble, qui se retournent pour faire face à une foule menaçante, devenue soudain indécise.

Ils sont une trentaine, les mains crispées sur les crosses de leurs fusils ou de leurs Colts, cependant ils ne remarquent pas les ombres oppressantes qui s’approchent.

– Rod ! Qu’est-ce qu’on attend pour les descendre ? T’as vu ce qu’ils ont fait au shérif et à ces hommes ! s’exclame l’un d’entre eux.

Mais celui-ci ne lui répond pas, se contentant d’émettre un gargouillis absurde et grotesque, juste avant que sa tête se renverse.

– Qu’est-ce…

Et sa tête roule à son tour sur le sol poussiéreux. Ses dernières visions sont celles de deux nègres, l’un soufflant comme une armée de démon dans sa trompette, l’autre faisant virevolter ses doigts sur les cordes épaisses de sa contrebasse.

Pendant ce temps Akoudja s’est avancé dans la grange saturée de chaleur et de la clameur du métal torturé.

– Qu’est-ce tu m’veux moricaud ? Tu vois pas qu’jsuis occupé ? Lance le maréchal-ferrant, comme il vient de remarquer sa présence.

– Ce sont tes maîtres qui t'ont envoyé ?

– Je n’ai pas ce genre de maître, maréchal.

Mais ce dernier ne relève pas l’ironie du propos et réplique :

– Fous-moi l’camp négro ! J’ai du travail !

– Du travail ? répond Akoudja en écho, contrefaisant sa voix rustaude.

– Toi, tu vas tâter de mon fouet l’négro, s’écrie le maréchal en attrapant la lanière de cuir suspendue.

Tournant la tête, il découvre alors un nègre aux yeux brillants, aux yeux brûlants. Sa silhouette éveille un vieux souvenir en lui, cependant que rien dans son visage ne lui laisse une empreinte familière.

– 50 cents, maréchal.

– Quoi ! 50 cents ! Aboie-t-il, en même temps que le doute s’installe en lui. Qu’est-ce tu m’sers là. Fous-moi l’camp, avant que je n’te corrige.

– 50 cents. C’est le prix pour le nettoyage, n’est-ce pas ?

– Le nett…

La voix, cette voix, c’est celle de Red Dick. Tout lui revient alors en mémoire : ce nègre que ces deux charognes avaient traîné jusqu’à son atelier.

– Toi ! coasse l’homme en tablier. Mais, mais… tu es mort.

– En effet, je le suis, murmure tendrement l’homme en exhibant ses mains étoilées. Je devrais te remercier, ou plutôt te complimenter de la part du Baron Samedi, pour ton travail d’orfèvre.

– Mon quoi ? s’étrangle l’homme blême de peur, enchaîné par la terreur.

– Tu as des doigts de fée, maréchal. Vois-tu, de ces fers, mon maître, le Baron Samedi, en a forgé cet instrument, que tu vois, ronronne Akoudja en lui présentant son saxophone. Connais-tu l’histoire de Pinocchio, maréchal ?

Ce dernier, incapable de la moindre parole, secoue la tête en signe de dénégation.

– Bah, tu n’as pas besoin de connaître toute l’histoire, saches seulement qu’il y est question d’un pays le pays des Jouets. Dans ce pays étaient attirés les enfants paresseux et bons à rien, ceux-ci se transformaient alors en petits ânes, qui étaient ensuite envoyés aux mines de sel. Que dirais-tu si je t’y emmenais, maréchal ?

L’homme terrorisé recule dans un coin de son atelier, à la recherche d’une quelconque arme, les yeux exorbités à la vue de l’ombre grandissante de l’homme, qui est en train de dévorer la sienne, au rythme des accords du saxophone. Et tandis qu’elle l’entraîne vers sa forge, il sent son corps se briser et se déformer, comme s’il était modelé, comme une vulgaire miche pain, par les mains d’un géant. Des poils drus et gris poussent sur son corps, tandis que ses oreilles et son menton s’allongent. Avec horreur, il voit ses mains se changer en sabots. Il veut hurler, mais il ne fait que braire.

– Alors maréchal, comment te sens-tu dans la peau d’un âne ?

L’animal braie désespérément alors dans le vide, tandis que l’ombre l’enfouit impitoyablement dans le foyer vorace de sa forge.

– Merci, maréchal, murmure Akoudja en s’éloignant.

Autour des iwas, ce n’est plus qu’un champ de cadavres, dont les têtes décollées gisent de travers. Tout cela lui laisserait presque un goût amer. Cependant, une dernière tâche l’attend, plus féroce et plus sauvage encore. Relevant la tête, il regarde le ciel au travers de ses mains et un sourire cruel se dessine sur ses lèvres, semblable à ceux qui parent les visages de Baron Samedi et Papa Legba. Dans leurs maisons, les gens terrés attendent que se passe la tempête et les regardent s’éloigner, vers ce qu’ils semblent être les hauts quartiers. Les ombres étrécies par le soleil au zénith, ils marchent d’un pas calculé, comme si chacune de leurs foulées devait être scellée dans l’éternité. Toujours ils jouent, toujours ils foulent, répandant dans leur sillage des notes étranges et terrifiantes. Ainsi ils marchent inébranlables et ineffables dans la ville désormais à leur merci.

Cependant, ce n’est pas pour elle, ni ses habitants qu’ils sont venus. Non ! Ils sont là pour exaucer un vœu, mais surtout pour lui, lui qui maintient en vie le feu brûlant de la vengeance. Une fois celle-ci assouvi, il sait qu’il ne sera plus qu’un jouet entre leurs mains. Et il accepte ce destin malgré le goût amer que lui laisse cette mer de sang et de chair. Mais n’est-ce pas là, le prix à payer lorsque l’on confie son âme à Papa Legba. Bientôt, ils aperçoivent le domaine tant convoité et la fureur, jusque-là contenue, peut enfin se déchaîner, chassant par là même les pensées amères.

Devant la grille, un groupe d’une dizaine d’hommes les attend, accompagnés de trois énormes gueules d’argent. Tac, tac, tac, les balles sifflent, en jaillissant des gueules rotatives. Elles fauchent les trois hommes, qui s’écroulent aussitôt.

– Ah, ah, ah…

– Hé, hé, hé

Les rires explosent dans le groupe et deux hommes s’approchent de leurs victimes étendues.

– T’as vu Tom ! Sont tombés comme des mouches !

– Ouais ! Ah, ah, ah… Vérifie quand même, Chris. On ne sait jamais.

– Hé ! J’suis pas croque-mort, moi !

– J’ai compris. J’vais l’faire moi-même !

Et le dénommé Tom s’approche du cadavre du nègre aux cheveux d’argent. Et comme sa main effleure le cou pour prendre le pouls, celui-ci se transforme en une flaque d’encre, à l’instar des deux autres corps, qui se répandent alors dans les ombres des hommes rassemblés. Mais il n’a le temps de faire volte-face que sa tête se détache, tout comme celles de ses compagnons. Cachés dans l’ombre d’un eucalyptus, les trois hommes contemplent le spectacle, amusés. Puis ils franchissent, indifférents, les grilles de la propriété, vide. Tout le monde s’est réfugié dans le corps du bâtiment, certainement barricadé. Par les fenêtres, ils aperçoivent les regards affolés de ses occupants.

Akoudja s’avance sous les regards complices de Baron Samedi et de Papa Legba. Ces gens ne sont pas des gens d’armes, mais d’âme et d’esprit, ou du moins le prétendent-ils. Aussi est-ce par ce truchement, en répandant la folie, qu’il les fera périr. Entre ses mains, il matérialise son saxophone et commence à en tirer des notes déchirantes et discordantes. Déjà il peut voir dans les yeux de ceux qui les entendent la naissance de la discorde. Inlassablement, il marche tout en jouant de son instrument, couvrant les cris puis les hurlements, qui ne manquent pas de surgir. Les notes s’insinuent partout jusque dans les recoins les plus profonds, plongeant les occupants dans leurs ombres les plus intimes. Il passe de pièce en pièce, sans un regard pour les cadavres ou les grappes humaines en furie. Finalement, il arrive dans le bureau du maître, empalé sur son propre couteau de chasse. Alors prenant sa pipe encore fumante, il la renverse sur ses papiers et les regarde se consumer, attendant patiemment la naissance du petit phœnix doré. Il reste ainsi jusqu’à son envol et c’est au travers des fumées suffocantes qu’il sort, toujours jouant de son instrument.

Désormais, il est l’instrument, il est l’annonciateur et le porteur de mort. Dehors, il accompagne Papa Legba et Baron Samedi dans l’accomplissement de leur tâche, ainsi que l’a souhaité le vieux Noufou. Ce soir au couchant, la ville est à feu et à sang et les flammes rugissent dans les hauts quartiers, tandis que la joie renaît dans les bas quartiers. Ailleurs, dans la ville pétrifiée, les gens sont terrés. Devant l’immense brasier qui brûle, les esclaves se sont rassemblés, à leur tête Ringo le boko, Noufou, lui, est resté à l’écart.

– Iwas, voici nos enfants. Ceux que nous avons tirés au sort. Prenez-les !

Autour de lui, les parents pleurent et gémissent en chœur.

– Tu mens, Mango ! s’écrie Akoudja.

À ces mots, Noufou se précipite vers lui.

– Qu’as-tu fait misérable vermine ? Tu as osé tromper nos Iwas Papa Legba et Baron Samedi, à l’aide d’une vulgaire supercherie.

– Je n’ai trompé personne, sinon toi, vieux fou ! Jamais tes frères et sœurs n’ont souhaité abandonner leurs enfants. Tes iwas n’existent pas ! Ils ne sont que poussières et fumées ! Ce sont des imposteurs !

– Vraiment, murmure d’une voix doucereuse, Papa Legba.

– Et si tu avouais la vérité, ajoute-t-il en sortant une poupée de boue à son effigie.

Ce dernier s’approche alors et lui arrache une touffe de cheveux crépus, qu’il place à hauteur du cœur.

– Non ! hurle Mango.

Ses yeux se vident et il dévide alors la pelote de ses mensonges, tandis qu’une lueur de haine et de colère naît dans ceux de ses compagnons. Mais comme ils veulent se précipiter vers lui, Baron Samedi les arrête d’un geste.

– Hommes de couleur ! Hommes sans valeur ! Sachez que nous vous aurions rendu vos enfants et protégé des hommes sans couleurs, tout en vous aidant à reconstruire les liens entre vos cœurs, et de fait, nous aurions renoncé à notre vengeance. Néanmoins, vous avez préféré suivre cet imposteur. Aussi en paierez-vous le prix. Papa Legba emmènera vos enfants. Tous vos enfants ! Ensuite, une nuit et un jour par an vous serez mes esclaves, de même que vous resterez esclaves des hommes sans couleur.

Et pétrifiés d’horreur, impuissants, ils voient les ombres des trois iwas grandir démesurément et s’emparer de leurs corps. Puis, au son d’une orchestration démente, ce sont les enfants qui se précipitent dehors et se massent autour d’Akoudja, qui s’enfonce alors dans le bayou où ils disparaissent, suivis de Baron Samedi et de Papa Legba.

*

– Grand-père ! Grand-père !

– Oui ?

– Que sont devenus les enfants ?

– Qui le sait vraiment ? Tout ce que je puis dire, c’est qu’ils sont heureux.

Étrangement, si quelqu’un, d’aventure, passait dans le lointain, il n’entendrait que le flot grave et mélodieux de cette musique, dont le berceau fut la Nouvelle-Orléans. Mais qu’il s’approche et il ne verra qu’un vieux nègre solitaire qui joue pour lui- même.


Texte publié par Diogene, 17 novembre 2016 à 18h54
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