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tome 1, Chapitre 10 « Palimpseste » tome 1, Chapitre 10

Quelle est cette douleur que je n’ose avouer

Quelle est cette douceur qui m’envenime le cœur

Est-ce le regard que tu portes sur moi,

Ou est-ce le reflet que je perçois ?

Le Tourment, Sceaux, 1901, I.P.

Paris, du 23 au 24 octobre 2014

L’Ombre est patiente, l’Ombre est aimante, mais l’Ombre est impatiente, car elle sent son hôte qui approche. Il n’est plus très loin. On peut le voir tituber, une bouteille d’absinthe à la main, tout en ahanant à tue-tête une chanson sans queue ni tête. Dans le ciel, c’est un œil sanglant qui guette, de la même couleur que ce fluide merveilleux qui circule dans le cœur des amoureux. Hélas, c’est un éconduit, un banni, un condamné à l’exil. Parce qu’elle n’en pouvait plus de ses beuveries, de ses âneries, de ses sorties, de ses conneries, elle l’a évincé gentiment, maladroitement, fermement, puis durement.

– Demain, tu reviendras prendre tes affaires, elles seront sur le palier ! lui a-t-elle crié à la porte de son appartement.

Il avait alors rejoint sa bande de potes au bistrot ; il avait bu plus que de raison et, maintenant, il ne sait plus où il habite, l’esprit égaré dans les vapeurs éthyliques. Il devine qu’il doit remonter la Seine, passer entre deux génies, puis entre deux palais – un grand et un avec un globe doré à son fronton –, jusqu’aux Champs-Élysées. Et ensuite il verra, pour le moment il se fie au miroitement de la lune dans le fleuve pour le guider, en même temps qu’il se perd dans la contemplation de ses reflets mouvants de lumière.

Tout à son chemin, il ne remarque pas la silhouette avide qui le suit. D’ailleurs il s’en fiche ; le voici qui arrive près de son atelier, au 21 rue Lesueur. À l’intérieur, des toiles inachevées, des études en cours ou en rouge, des séchoirs, des étendoirs, une table en bois brut qui est encombrée de tout un attirail d’instruments étincelants et tranchants, des reproductions et des productions, des enluminures et des papyrus. Tous semblent accueillir le curieux visiteur et, dans un coin sombre, une Ombre guette.

– Bonsoir, Lucien. Je vois que mes leçons ont porté leurs fruits. Tu as de quoi être fier, tu es fin prêt pour accomplir ce qui sera ton Grand Œuvre.

En entendant la voix feutrée de celui qui fut son maître, Lucien suspend son geste. Il ne sait que faire, que dire, car l’alcool lui brouille les sens. Il songe au delirium, mais les idées et les visions sont rarement aussi élaborées.

– Eh bien ! Est-ce ainsi que tu reçois ton maître ? Et puis quelle haleine chargée, tu enflammerais une allumette ! Est-ce moi qui t’ai appris ces manières ?

Comme il ne parle toujours pas, l’autre poursuit sur le même ton hypnotique et monocorde :

– Non, bien sûr que non. Je devine, je vois tes pensées troublées. Allons mon garçon, va prendre une douche et rends ton esprit clair, car nous aurons besoin de toute ton habileté pour œuvrer. Cette fois, plus question de vils animaux. Non, non : je t’ai apporté un veau mort-né, que tu vas sublimer en vélin de majesté. Nous effectuerons notre travail à la manière des anciens, nous commencerons donc par la bête entière.

Comme son interlocuteur a un haut-le-cœur, il ajoute :

– Voyons ! N’aie aucune inquiétude, cette bête est déjà morte. Je l’ai posée sur la table.

Et alors qu’un instant plus tôt, l’établi était vierge de toute présence, désormais une masse sombre y gît. Lucien n’ose s’en approcher, il ne s’en sent pas digne. Derrière lui, des nuages poussés par le vent éclipsent la lune, plongeant la pièce dans une funeste pénombre. Il tend la main vers l’interrupteur ; une poigne ferme se referme sur son poignet.

– N’en fais rien ! Nous travaillerons dans l’ombre à la lueur de nos chandelles, comme lorsque le grand Léonard disséquait ses cadavres dans sa cave.

– Mais maître, rien n’est prêt ! Ni mes instruments, mes pierres ou mes bassins !

– Vraiment ? lui répond, suave et envoûtante, la voix venue des Ombres.

Lucien ouvre alors grand ses yeux et découvre devant lui, à la lumière d’un chandelier suspendu, sa table d’équarrissage apprêtée : pierres ponces, cuvier à tremper, quèvre, peloir et fer à récasse, lunellarium, ponce-soie, couteau de rivière à double et simple tranchant, forts ciseaux et ciseaux à mouches, herse et chevalet, couteaux à talon, à double ou simple tranchant, tous luisants.

– Aide-moi à l’installer. Je commencerai par les membres, puis je te laisserai t’exercer avec la tête et la face ventrale. Lorsque tu seras prêt, tu procéderas à la séparation de la peau des chairs du dos, car c’est là que sera l’ingrédient du Grand Œuvre.

L’Ombre se saisit d’un large couteau à la lame recourbée dont l’éclat renvoie la pâle lumière des chandelles et, d’un geste vif qui ne trahit nulle hésitation, fend la peau qui révèle de maigres tendons et des muscles entourés d’une mince couche de graisse blanche luisante.

– N’oublie pas, seul l’épiderme t’intéresse, traite-le avec respect. Opère sans te presser, toujours comme je l’ai fait, un geste sûr et juste. Si tu trembles, repose ton instrument et reprends ton souffle.

Sous ses yeux toujours embrumés par les vapeurs d’alcool, son maître achève de dépecer les membres, désormais à vif, d’où s’écoulent de fines rivières de sang, – car nul cœur ne bat pour le propulser hors de ce corps inerte. Puis il lui tend l’instrument :

– Commence par la tête, incise…

Mais Lucien l’interrompt, un doigt sur les lèvres :

– J’incise la peau à la base du crâne pour dégager l’occiput, ensuite je remonte l’incision jusqu’au sommet de la tête afin d’opérer un décollement des tissus conjonctifs des os de la face et du crâne, sans rien abîmer du visage.

Sous la pâle lumière, un sourire aux accents carnassiers s’esquisse et invite. Le couteau fermement tenu entre ses doigts, Lucien la fend alors d’un trait de la nuque au sommet et l’ôte comme l’on se débarrasserait d’un masque de caoutchouc. Puis, tout en douceur, il dépose la peau sur la figure d’un mannequin de bois, d’où elle fixe le monde de son regard vide. Ensuite, à l’aide de son maître, il retourne la bête et passe le plat de sa lame de la gorge jusqu’au périnée, qu’il remonte d’un coup sec, traçant un fin sillon sanglant et scintillant dans la chair claire.

– N’oublie pas de détourer les pourtours autour des axiles et de l’aine, puis progresse le long des côtes et de l’abdomen.

Avec concentration, presque en apnée, le cœur en sommeil, Lucien s’exécute et incise la peau qu’il déroule ensuite avec précaution, révélant la blancheur crémeuse de la graisse sous-jacente, avant de déposer à côté du cadavre les étoles sanglantes pliées. Il se retire après afin que son maître puisse examiner de plus près ce travail préparatoire.

– Remarquable, Lucien. Tu as des doigts de fée. Tu joues de la lame comme certains jouent de la harpe. Aide-moi à la retourner. Il te faut à présent prélever le Grand Ingrédient, le dos où s’inscrira ton dessein et ton dessin, souffle la voix de velours de l’Ombre-maître.

Offert à la clarté dorée du chandelier, Lucien procède en esquissant un sillon d’écarlate de part et d’autre de la colonne vertébrale. Il ne laisse qu’un mince ruban de chair à l’emplacement vertèbres, de la nuque au sacrum. Lucien. Sous l’œil approbateur de son maître, il opère avec un soin extrême le décollement de la peau. Il sent monter en lui des sentiments jusque-là enfouis.

– Que va devenir le reste de la bête ?

– Cela, j’en fais mon affaire, comme du reste. Pendant ce temps, commence le travail de rivière. Quand je reviendrai, je te préparerai les coudreuses pour la trempe des peaux. Ces peaux qui t’attendent, qui n’attendent que toi, qui n’attendent que la magie de tes doigts pour révéler leur essence profonde.

Lucien obéit et se saisit de l’un des cuviers. Il le pose à côté de la table et entreprend de remplir d’eau claire à l’aide d’un seau, qui curieusement ne désemplit jamais. Dans la bassine pleine, il y plonge les peaux qui coulent au fond et relâchent sang, os ; fragments rose et blanc. Entre-temps son maître s’est éclipsé il a emporté avec lui la masse vive et les carnations inutiles, et revient une heure plus tard pour observer un Lucien en train d’écharner la peau sur son chevalet à peler, grâce à un couteau de rivière à simple tranchant. Une seconde traîne par terre, débordante de poils et de chair graisseuse.

– Lucien, je t’ai préparé une nouvelle coudreuse. Sers-toi de celle-ci, je m’occupe de laver la seconde. Mets-y les pièces, nous les laisserons macérer le temps de prendre quelque repos.

Joignant le geste à la parole, l’Ombre soulève sans peine le baquet empli d’une eau cristalline, qu’elle pose sur la table désormais propre. Lucien s’empare alors une à une des peaux et les place à la surface de l’onde, avant de les plonger tel le nouveau-né lors du baptême par les derniers prêtres.

– Le jour va se lever. Il est l’heure pour nous de sommeiller. Va à ta couche, j’ai apporté la mienne.

Et chacun s’en va se glisser, l’un dans des draps frais, l’autre dans des draps de chairs. Pendant que Lucien rêve d’alchimie et de métamorphose, son maître semble se perdre ; il paraît être à la recherche des fragments d’une identité évaporée. Toutefois, alors que le jour cède enfin face aux Ténèbres, Lucien et son maître se réveillent.

– Le temps de l’enchaucenage est arrivé. Je t’ai préparé cet emplâtre de chaux et de natron soufré, lui souffle ce dernier dans l’oreille, en lui tendant un bol empli d’un liquide puissamment corrosif.

Lucien enfile alors une paire de gants épais en cuir, puis prend un pousson, le trempe dans la liqueur aux relents d’œuf pourri et l’applique ensuite avec un soin extrême côté chair de la peau, qu’il a couchée sur son chevalet. La seconde traitée, son maître se penche sur lui, satisfait :

– Sens-tu la magie investir ton œuvre ?

Lucien reste muet, mais approuve.

– Bien… Mais tu dois avoir faim. Viens, j’ai apporté de quoi nous sustenter, nous avons du temps devant nous : la vie de cette chandelle, dit-il un doigt crochu pointé en direction d’une bougie.

Attablés dans les Ombres, ils mangent sans échanger un mot. Ils accompagnent leur repas d’un qu’ils accompagnent d’un café corsé aux arômes surprenants, dans un silence seulement brisé par le bruit de la pluie qui tambourine sur la lointaine toiture. Leur repas achevé, le cierge finit presque de se consumer quand, dans un ultime éclair de lucidité, Lucien s’interroge sur la possibilité d’un pareil prodige. En effet, il ne s’est guère écoulé guère plus de vingt minutes et son maître a allumé une bougie de quatre heures. Cependant, la voie ronronnante de l’Ombre coupe court à ses réflexions :

– Les peaux doivent être prêtes, Lucien.

Elle lui tend un nouvel instrument dont il s’empare avec solennité ; il éprouve du pouce le tranchant, puis le repose. Pas une goutte de sang n’a perlé. Ainsi la peau ne sera pas abîmée et, toujours sous l’œil inquisiteur de son maître, il saisit l’une d’entre elles et l’étale sur le chevalet, prenant soin de ne laisser aucun pli, aucun vide. Ensuite, assis sur un tabouret, il commence le minutieux travail de l’ébourrage et de l’effleurage. L’on entend plus que le raclement du métal sur la chair ou les coups lorsqu’il faut se débarrasser des poils et du tégument. Pendant ce temps, son sombre maître prépare plusieurs bassines, qu’il remplit d’eau à laquelle il adjoint de plus ou moins importantes mesures de chaux vive.

– Lucien, lorsque tu auras fini de t’occuper de cette peau, tu me la donneras, que je commence la trempe dans le pelain mort. Ainsi, tu achèveras sans te hâter le travail de la seconde. J’en ai fait largement, n’aie aucune inquiétude.

Quelques heures plus tard, dans une brume miasmatique où se mélangent effluves d’ammoniaque, de soufre et d’huiles chaudes, une Ombre en félicite une autre. Celle-ci s’enfonce et se noie dans le puits sans fond de l’orgueil et du mensonge, sous l’œil avide et complice de la première.

– C’est un excellent travail, Lucien. Maintenant, il nous faudra faire preuve de patience : un jour de trempe, deux jours de retraite, puis trois jours de trempe dans le pelain gris, trois jours de retraite, enfin trois semaines où nous alterneront deux jours de trempe, puis trois jours de retraite dans le pelain vif. Et…

– Et lorsque l’ongle pourra décoller la chair, j’étendrai la peau sur la herse où j’exercerai l’écharnage à l’aide du lunellarium.

– Oui, mais pendant que je m’occuperai des pelains, tu prépareras la poussière de craie pour le groison. Tiens, prends ceci, lui souffle l’Ombre en lui tendant un mortier en grès et un pilon en bronze. Fais bien attention, il est recouvert d’une mince pellicule de diamant. Avec elle tu obtiendras la poussière la plus fine qui soit, plus fine encore que le plus fin des grains produits de main d’homme. Tu broieras ces blocs de craie le temps du pelanage.

Lucien acquiesce. Il s’empare des instruments et des pierres blanches, qu’il brise en de grossiers morceaux avant de les mettre dans le creuset, où il commence le minutieux broyage. Pendant ce temps, son maître s’affaire entre cuisine et coudreuses emplies de pelains plus ou moins malsains. Seul, il les vide, les charrie, les lave, les change ; il ne s’arrête que pour manger ou dormir.

Un jour, la craie devient plus légère que l’air et plonge la pièce dans un brouillard plus dense que le smog.

– C’est parfait Lucien. Aide-moi à rincer les peaux, nous les tendrons sur les herses où tu procéderas à leur écharnage.

Celui-ci se saisit alors délicatement de la première, qui dégoûte dans la bassine, puis il la coince dans les puissantes mâchoires en bois de cette dernière, avant de la percer à l’aide de clous taillés dans la même matière, sur lesquels il enroule des morceaux de ficelle. Il les attache ensuite sur le cadre, tendant à chaque fois un peu plus la peau qui, bientôt, tel un miroir de chair, renvoie dans la pièce les rayons mordorés du chandelier. Ce travail accompli, Lucien se recule pour l’admirer, tandis que l’Ombre en éprouve le satin du plat de la main – côté fleur, côté chair.

– Oui, oui, murmure-t-il. C’est encore un peu grossier, mais n’aie aucune inquiétude, c’est un chef-d’œuvre en devenir.

Lucien se saisit alors de son lunellarium ; la lame en croissant de lune brille intensément dans l’obscure clarté. Il passe son index dessus, cérémonieux, puis s’approche de la toile. Tendue comme la peau d’un tambour, elle ne paraît pas vouloir se rompre, même lorsqu’il en effleure la surface encore brute. Sous ses doigts, il sent la texture veloutée et satinée du futur parchemin, tandis que s’accrochent à ses ongles de vils écots, faits de fragments de chair et de restes pileux. Cette caresse en appelle une autre, en rappelle une autre, désormais révolue et bientôt proscrite quelque part dans les tréfonds de sa mémoire, ensevelie sous les tombereaux de boue qu’il ne manquera pas de verser.

Ainsi, à chaque passage de son instrument, c’est un peu plus profondément qu’il enfouit ses souvenirs, en même temps qu’il sublime son objet de désir. À chaque fois qu’il humidifie à l’aide du pousson la chair, il l’efface. Chaque fois qu’il regarde l’eau s’échapper à gros bouillons, il la bannit. Pendant ce temps, son maître s’affaire à vider et laver les coudreuses pleines de pelains malsains, aux relents d’ammoniac et de chairs putréfiées, quand il ne se penche pas sur lui pour lui souffler de sa voix, si entêtante et si envoûtante, encouragement et compliments :

– C’est un magnifique travail, murmure l’Ombre, murmure-t-il, lorsqu’il effleure du bout de l’un de ses doigts noirs la carnation soyeuse. Presque une peau de femme. Lucien, il est temps de mettre le groison, ensuite tu passeras à la seconde.

Lucien se saisit du pot de craie, qu’il pose sur la table à droite de la herse. Puis il regarde une dernière fois la peau luisante d’humidité. Il la recouvre alors sans pitié du groison qu’il a si patiemment élaboré. Lorsque qu’enfin, elle n’est plus que blancheur, il s’empare de son ponce-soie et le passe avec délicatesse sur la surface. De cette manière, il incruste la fine poussière au plus profond du parchemin. Côté chair, côté fleur, ses gestes sont lents, mesurés ; il repense à son amante, qui l’a jeté dehors. Côté chair, côté fleur, ses gestes sont précis, acérés. Le souvenir de son aimée s’estompe.

– Excellent Lucien. Mets-la donc à sécher, je t’ai préparé la seconde. Quand tu auras fini, nous pourrons enfin prendre un long repos.

De nouveau, Lucien accomplit le prodige. Il a presque tout oblitéré de sa compagne tandis que se parfait le Grand Œuvre. Enfin, le second parchemin prend forme ; Lucien et son maître s’en vont se coucher, draps frais pour l’un, draps de chairs pour l’autre.

Combien de temps s’est-il écoulé ? Lucien ne se pose même plus la question. Il voit. La craie a séché et maintenant, il lui faut encore une fois écharner la peau pour en ôter la croûte blanche, ainsi que l’humidité cachée. Ensuite, il pourra entamer le rite de la révélation et laisser la magie donner vie à sa création. Sous l’œil attentif de l’Ombre-Maître, il fait tomber des copeaux de neige teintée de graisse. Cela donne à l’ouvrage un aspect peu amène et dévoile par là même une carnation encore plus pâle que l’albâtre où se devine, en filigrane, un visage. Mais Lucien est trop concentré dessus pour en prendre la pleine mesure. La poussière de craie s’écrase en de lourds paquets collants et gluants par terre. Il s’apprête à retourner la herse pour travailler le côté fleur, quand son Ombre l’en dissuade et lui suggère de remettre ceci à plus tard après s’être occupé de la seconde.

Lucien s’exécute et l’écharne de son lunellarium étincelant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus un seul grain blanc.

– Maintenant, ouvrage le côté fleur sans le souiller de ta vue. Aussi, revêts donc ce bandeau sur tes yeux. Seuls ton toucher et ton ouïe seront tes guides et outils, murmure la voix de velours de l’Ombre.

Le regard dissimulé derrière une pièce de feutre, Lucien fait le vide. Sa main gauche effleure le miroir crayeux. Celui-ci s’effrite sous ses paumes rugueuses tandis qu’avec la droite, il passe tout en douceur la lame de son instrument, qui lui renvoie les plaintes des grains qui s’arrachent de la surface. Dans son dos, il peut sentir le souffle rassurant de son maître observateur, avide et carnassier dont les doigts crochus semblent vouloir se refermer sur sa gorge palpitante.

– Lucien, Lucien, susurre une voix enveloppante et vaporeuse. Je vais tourner les herses afin que tu puisses passer la laine et sécher la peau, puis tu répéteras le geste avec le ponce-soie une dernière fois. Quand tu auras fini, à l’aide des ciseaux à mouches, découpe au bord des trous les peaux, puis tu les coudras ensemble. Ensuite, et seulement ensuite, tu auras accompli le Grand Œuvre.

– Ne puis-je déjà voir les fruits de mon travail, même encore imparfait ?

– Oserais-tu violer de ton regard un chef-d’œuvre inachevé pour en briser ainsi la magie et l’harmonie ?

– Non ! murmure-t-il dans un souffle rauque.

Quelques instants plus tard, le jeune homme entame le délicat découpage du parchemin avec une imposante paire de ciseaux à la main, tandis que son maître lui apporte un pot et un lacet.

– Je t’ai préparé de la colle. Je l’ai élaborée à partir de l’un de ses sabots et cette lanière de cuir à l’aide de son échine. Commence par encoller ces deux bordures intérieures, lui indique-t-il, l’index pointé sur ces dernières, puis lorsqu’elles seront prêtes, tu les coudras ensemble avec ce lacet.

Lucien promène encore une fois sa main sur la peau devenue vélin. Il ne se souvient de rien, il a oublié. Il trempe alors le pinceau de soie dans le pot de colle, puis enduit la surface satinée, veillant à ne pas en mettre plus que de raison. Toujours à l’écoute des indications de son maître, il les superpose et les presse fermement.

– Prends cette planche de bois d’épicéa et ces poids de plombs. Il est inutile de rendre tes doigts gourds.

Lucien obéit et enferme le parchemin dans un écrin de bois et de métal pendant que l’Ombre, attentive à son bien-être, lui prépare une collation.

– Mangeons, mon compagnon. Le temps de ce repas, le collage s’achèvera et, de cette aiguille de fer, tu coudras, assène-t-il sentencieusement. L’accompagnant d’un geste, il produit dans sa main senestre une épaisse et terne tige de métal.

Sous la lueur presque aveugle des chandelles, Lucien se rassasie seul. Rien ne vient troubler cet instant, pas même ses fugaces et éphémères errements, qui s’évanouissent sitôt qu’il pense en saisir le sens et qu’il reporte son regard sur son œuvre d’art. Quelque part, une voix étouffée et mourante lui souffle que c’est un visage, (retire la virgule) – son visage –, mais elle se perd bien vite dans les replis désormais vides de son esprit. Lorsqu’il avale la dernière bouchée, il sent ses mains trembler d’excitation, mais il les apaise d’un souffle et s’empare de l’aiguille métallique. La pointe aiguisée renvoie l’éclat du chandelier hypnotique. Il agrippe alors la lanière de cuir et l’insère dans le chas. Il prend bien garde à ne point en disperser l’extrémité. Puis, il découvre la peau et coud à l’aveugle, ne s’aidant que de son toucher, de ses sentiments et de ses émotions naissantes.

Derrière, l’Ombre ne dit rien, mais il connaît déjà la moindre de ses pensées. Il la sait fière, fière de ce qu’il a accompli ; fière de lui, le paumé, l’exilé, l’insubordonné et maintenant le réalisé.

Sous ses doigts, la couture a disparu. La magie a fait son office et lui a achevé son Grand Œuvre, son Chef-d’Œuvre. Il enlève le bandeau qui lui recouvre les yeux, puis ses mains retournent le parchemin.

– Voilà, contemple ton miracle ! lui ordonne la voix pénétrante de son Ombre-Maître.

Avec lenteur, Lucien relève le masque et, dans la lumière devenue crue, sa bouche grande ouverte ne laisse s’échapper qu’un cri muet, trahi par le silence du métal qui tranche la chair.

BL : Aislune


Texte publié par Diogene, 6 janvier 2017 à 20h10
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