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tome 1, Chapitre 4 « Un, deux... ? » tome 1, Chapitre 4

Quand sonne la nuit, toc, toc, toc

Qui donc sonne la cloche ?

Quand sonne minuit, toc, toc, toc

Qui donc se rapproche ?

Quand sonne la belle-de-nuit

Qui donc s'accroche ?

L'accroche-cœur, A. Sceaux, 1899

Paris, 23 octobre 2014

– Qu’en pensez-vous commissaire ?

La personne qui s’adresse à lui est un homme entre deux âges, vêtu d’un uniforme de la gendarmerie Impériale. Un fin duvet recouvre son visage rehaussé des yeux gris pénétrants.

– Je ne sais pas. J’ai beau avoir déjà croisé quelques-uns de ces oiseaux, là, j’ai la sensation désagréable que quelque chose m’échappe. Quel besoin de planter sa victime sur le pyramidion du musée du Louvre  ? Quant au témoignage de ce brave garçon, je me demande bien ce que nous allons en tirer.

– Des incohérences ?

– Même pas, Francis. Non, non. Il faisait sa ronde ce matin vers sept heures, sous la pyramide, quand son regard a été attiré par une ombre inhabituelle sur au sol. Il a levé la tête pour en trouver la source, et c’est alors qu’il a aperçu le corps avant de défaillir. Il ne s’est réveillé qu’une demi-heure plus tard et s’est précipité sur le téléphone pour nous prévenir.

– Vous avez pu identifier la victime ?

– Non ! Son visage est trop mutilé. Nous devons encore attendre. Et surtout, ne m'interroge pas à propos du mobile. C’est très simple : je n’en ai pas la moindre idée pour le moment.

– Bah ! Ce n’est rien, tu en as vu d’autres.

– Merci Francis. Bon, retourne auprès de Folknor, il n’appréciera guère que tu me parles plus qu’à lui.

– Oui ! Pas la peine de chatouiller plus que nécessaire les susceptibilités de chacun, lui répond-il en rigolant, tout en rejoignant ses collègues disposés autour du monument.

Pendant ce temps, Bréjac interroge du regard le pyramidion muet et décapité. C’est alors qu’un groupe de quatre personnes, toutes tirées à quatre épingles, s'approchent de lui tandis qu’un brigadier lui glisse quelques mots à l’oreille.

– Bon, j’ose espérer qu’il ne faudra pas se montrer trop persuasif, maugrée-t-il dans sa barbe, en voyant foncer sur lui une femme à l’allure chevaline, véritable amazone des temps modernes.

– Bonjour madame. À qui ai-je l’honneur ?

– Mathilde de la Mortière, je suis la directrice du Musée du Louvre et…

– Vous aimeriez savoir quand vous pourrez rouvrir votre institution, n’est-ce pas ?

En guide de réponse, elle lui jette un regard noir, qu'il ignore superbement.

– Pardon, mais je pense qu’il vous sera plus raisonnable d'attendre au moins une semaine. Nous avons encore de très nombreux relevés à faire et des équipes du génie civil seront nécessaires pour réparer le pyramidion.

– Qu'est-ce que cela signifie ? assène-t-elle d’un ton un brin agressif.

– Le corps de la victime a été littéralement incrusté, pardon, fusionné avec la charpente ! Aussi quand le commando est venu retirer le cadavre, certaines parties…

– Cela suffit, vous allez me donner la nausée.

– Vous comprendrez donc qu’il est préférable de garder les lieux fermés.

– Oui, oui… bien sûr, marmonne-t-elle, blanche comme un linge en coton. Avez-vous pu l'identifier  ?

– Malheureusement, non ! Nous devons attendre les résultats de l’autopsie. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’elle était habillée d’un ensemble noir. Cela vous évoque-t-il quelque chose ?

– Peut-être. Notre conservatrice de la section assyrienne, madame Cotille, n’est pas venue ce matin et elle est injoignable. Néanmoins, je ne l’ai jamais vue porter de pareilles tenues, seulement des robes de couleurs vives. Bon, je vais prendre les dispositions nécessaires pour les réparations et la fermeture provisoire du musée. Nous n’avons pas le choix. Au revoir commissaire Bréjac.

– Au revoir madame. Ah ! Ne vous inquiétez pour votre collègue, j'’enverrai quelqu’un chez lui.

Bréjac la regarde s’éloigner accompagnée de son aréopage, la tête pleine d’interrogations.

– Friançon ! Friançon ! crie-t-il soudain à la cantonade. Friançon, mais où êtes-vous donc mon vieux ?

Un policier s’approche de lui :

– Oui, monsieur le commissaire.

– Et, excusez-moi, mais mon nom est Veaucançon, ajoute-t-il plus bas.

– Ah, oui ! Pardon ! Veaucançon ! Auriez-vous l’amabilité de vous rendre au domicile de madame Cotille ? Nous voudrions que vous vous assuriez de sa présence.

– Entendu commissaire ! Est-ce que j’emmène avec moi le lieutenant Grüber ?

– Non, ce ne sera pas nécessaire. Il va ramener monsieur… ah ! Enfin, le gardien qui a découvert le corps chez lui.

– Très bien.

Tandis qu’il s’éloigne, Bréjac retourne dans la tente médicalisée, où le médecin veille une dernière fois sur l’état de son patient, Étienne Mareau.

– Comment vous sentez-vous, monsieur Mareau ? lui demande celui-ci.

– Léger, très léger, mais ce doit être le sédatif que vous m’avez administré, docteur.

– Oui, et quand vous serez chez vous, n’hésitez surtout pas à vous mettre au lit tout de suite. Si vous ressentez le moindre trouble, la moindre gêne, téléphonez-nous au service, nous ferons ce qu’il faut.

– Mer…merci.

– Un agent va vous ramener chez vous. Où habitez-vous ? l'interroge Bréjac.

– Boulevard de Belleville, dans le 18ᵉ.

– Très bien, Grimbert viendra vous prendre quand vous vous sentirez prêt.

– Mer…merci…sieur le commissaire.

Mais Bréjac est déjà dehors et se dirige vers une autre tente de couleur noire. À l’intérieur, un groupe d’hommes et de femmes observe avec attention les hologrammes projetés au centre. Une silhouette, que l’on devine féminine, – Camille le confirmera ou l’infirmera – est incarcérée dans un lassis de métal et de verre ; le fait le plus troublant était que la structure ne semble avoir subi aucun traumatisme, pas plus que le corps. Aucune trace de brûlure, de soudure, ni même de brisure n'est visible, hormis des taches noires qui font plus penser à de l’encre de chine qu’à de la suie. Le cadavre est comme fondu à la matrice minérale, ce qui n’a pas été sans inconvénient lorsque Folknor et son équipe sont partis la chercher, puisqu’ils ont dû découper certains pans de la pyramide. Quelques fragments de chairs sont néanmoins restés, car il aurait été trop dangereux de les retirer. Dehors, les hommes du génie civil s’activent pour dresser un échafaudage ; dans le même temps, une nuée de drones renifleurs se déploie. Dans la tente, les images défilent, multipliant les points de fuite et les points de vue, sous les regards inquisiteurs de l’équipe.

– Dites-moi ! Pensez-vous qu’une telle chose soit humainement possible ? s’exclame soudain Bréjac.

Une femme à la peau brune, les cheveux relevés en un lourd chignon, s’avance alors :

– Commissaire, faire fusionner deux matériaux si dissemblables, et ce sans altération, est hors de portée de nos ingénieurs, même s’ils en caressent le rêve. Le modus operandi nous questionne aussi, car aucune empreinte de pied ou de main n’a été relevée à la surface de la pyramide. Quant aux mutilations, nous n'avons rien dans nos annales, à moins…

– Que voulez-vous dire ?

– À moins de remonter avant le jour des Grandes Ombres.

Un frisson général parcourt l’assistance ; aucun d’entre eux n’a vécu ce jour de pure folie, où les cauchemars les plus abominables se sont matérialisés, mais tous ont en mémoire les récits glaçants qui ont été narrés par les survivants.

– Pouvez-vous me les montrer, je vous prie, Mademoiselle ?

– Tout de suite commissaire. J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que nous vous laissions seul. Vous vous concentrerez certainement mieux.

– Non ! Prenez donc l'air, grogne-t-il, tandis que la jeune femme fait pivoter un jeu de miroirs depuis sa console.

Une fois qu'ils sont tous dehors, Bréjac s’en empare. Aussitôt, les clichés entament leur manège. L’holographie a été une véritable révolution dans le domaine de l’imagerie, car elle permet un examen des détails plus minutieux encore que n’importe quelle photographie. Tandis que ses yeux volent d’image en image, un sourire étire ses lèvres. Ce qu’il contemple ne le transporte pas de joie, loin de là ; il se rappelle seulement des mines dégoûtées de ses collègues, qui tentaient de dissimuler de le tant bien que mal.

De plus en plus de gens issus des nouvelles générations éprouvent des difficultés à manipuler et observer des êtres vivants victimes d'outrages. Les premiers temps, on craignait que cela ne décourageât nombre de jeunes hommes et de jeunes filles des voies de la médecine, mais cela ne se produisit pas. C’est tout juste si l’on nota une désaffectation massive en recherche biologique, ainsi que dans les métiers liés à l’élevage et à la transformation de la viande, jusqu’à ce que de très sévères et rigoureuses règles en matière d’éthique et de bien-être animal fussent prises. Ainsi, on vit disparaître des pans entiers de l’industrie agroalimentaire, au profit d’un artisanat renouvelé. Et ce mouvement se poursuit à mesure que les années s'égrènent.

Seul dans la tente, le commissaire médite. De toute sa carrière, il n’a jamais été témoin d’un aussi grand déchaînement de brutalité. Tout le corps semble avoir été passé au pilon, si bien qu’il ne peut dire avec certitude si la victime est un homme ou une femme. Les vêtements sont encore dessus, à l’exception du trou fait par le sommet du pyramidion dans son manteau rouge vif et son pull en laine noire. Il s’attarde un instant sur son visage, qui n’est plus qu’une énorme ecchymose, puis il remarque à la base de son oreille droite une étrange coupure. Tout en attrapant un combiné téléphonique, il tape à toute vitesse le numéro de la morgue.

– Allô ! Camille !

–…

– Oui, c’est Charles ! Tu es avec notre client ?

–…

– Bien. Pourrais-tu me renseigner? Est-ce que la gorge est tranchée ?

–…

– Bon, peut-être aurons-nous ainsi le début d’une piste. Mais pourquoi me sembles-tu peu sûr ?

–…

– D’accord, tu me diras cela plus tard, conclut-il en reposant le téléphone.

Il fait ensuite défiler les clichés pris par les drones après l’enlèvement du cadavre. Un peu de chair et de sang sont restés prisonniers de la matrice de verre. Sur un autre plan, les poutrelles métalliques et les carreaux sont mutilés, puis découpés à l’aide de puissantes scies à diamants. Camille tenait à récupérer le corps dans le meilleur état possible, si tant est que la chose soit réaliste. Bréjac, rêveur, laisse ses yeux vagabonder à la recherche d’un détail que seul un esprit vide saura capter. Au bout d’un quart d’heure, il abandonne, déçu. Rien n’a attiré son regard, si ce n’est peut-être cette tache sépia au milieu d’une mare écarlate, qui macule les flancs tronqués de la pyramide. Cependant, il n’en à cure ; elle s’efface, son souvenir avec elle. Dépité, il éteint la console et sort de la tente. Dehors, les techniciens finissent de ranger le matériel, tandis qu’une nuée de robots et d’alpinistes prend d'assaut le monument mutilé. À l’intérieur, l’échafaudage a déjà atteint le sommet et il aperçoit deux silhouettes en grande discussion. Alors qu’il s’apprête à ouvrir son gyrocar, une voix l’interpelle :

– Commissaire ! Commissaire !

Il se retourne et heurte de plein fouet Veaucançon, qui s’invitait à sa rencontre. Le malheureux rebondit sur la bedaine généreuse de son supérieur et se retrouve aussitôt les quatre fers en l’air.

– En voilà une tenue Veaucanbon ! Bon, si vous m’expliquiez ce qui vous met dans de pareils états, le sermonne Charles en lui tendant une main secourable.

Veaucançon se relève tant bien que mal :

– Je me suis rendu au domicile de madame Cotille. Son concierge m’a assuré qu’elle n’était pas rentrée de la nuit.

– Et personne ne s’en est inquiété ? Son mari, ses enfants ?

– Non. Ce dernier m'a avoué qu’elle avait divorcé il y a de cela quelques années, et son fils est en ce moment avec son père, dans les Andes.

– Merci Veaucançon. Je crois que nous tenons l’identité de la victime, même si cela reste à confirmer. Je pense que Camille ne tardera pas à le faire.

– Lançons-nous dès maintenant l’enquête de voisinage sur les relations de madame Cotille ?

– Oui, allez-y. Commencez donc par la famille et ses amis. Je m’occuperai de son entourage professionnel. Je ne suis pas sûr que les huiles administratives apprécient de me voir fouiller dans leurs petits papiers.

Ce qui ne manque pas de semer dans la tête de Bréjac les graines d’une future migraine, l’une de celles qui vous l'enferment dans un étau et serre, serre jusqu’à ce que vos yeux ne soient plus qu’une plaie ouverte qui pleurerait des larmes brûlantes et incandescentes. Mais loin de se décourager, il se dirige vers l’antre austère, où s’est engouffrée un peu plus tôt madame de La Mortière et sa suite masculine. Hélas, le langoureux gargouillis en provenance de son ventre le dissuade de prolonger son geste et le détourne vers une brasserie, dont la devanture lui paraît fort alléchante.

Cependant, il n’est pas attablé depuis un quart d’heure que des cris jaillissent en provenance de la cour. Néanmoins, résolu à ne point troubler son estomac récalcitrant, il poursuit avec allégresse son repas, constitué pour le moment d’une magnifique salade de gésiers, jusqu’à l'arrivée en trombe de Grüber.

– Commissaire ! Commissaire !

Exaspéré, ce dernier se lève, le visage écarlate, et vocifère :

– Enfin que se passe-t-il encore ? Ne peut-on pas déjeuner en toute sérénité ?

– Pardon de vous interrompre, mais l’assistant de madame Cotille, Hans McEnroe, vient de se jeter du haut de l’aile Richelieu.

Charles Bréjac faillit en avaler de travers son morceau de gésier.

– Vous plaisantez ! J’arrive ! Mademoiselle, mettez-moi de côté ce qu'il reste de mon repas, je reviendrai le prendre.

Pâle comme la lune, la jeune serveuse bredouille quelques mots et s’éclipse, sans doute à la recherche d’un plateau. Pendant ce temps, le commissaire se précipite à la suite de son collègue, qui l’emmène au lieu de la chute. Sur les pavés gris, qu’une pluie fine commence à tacher, gît le cadavre d’un jeune homme, marionnette désarticulée d’où s’échappe une rivière sanglante, qui se mêle à l’eau du ciel en cours sombre et écarlate.

– Un meurtre ! Maintenant, un suicide ! Paris devient-elle folle ?!?

Tout en se passant une main sur le visage, il s’adresse à son collègue :

– Bon. Gruber ! Qui était ce jeune homme et quelles étaient ses fonctions ?

– Hans McEnroe était l’assistant de madame Cotille. Il était avec elle hier vers dix-huit heures dans les réserves du département assyrien du musée. D’après les tous premiers éléments que nous avons pu recueillir, ils travaillaient ensemble à l’inventaire de la collection.

– Il était sûrement la dernière personne à l’avoir vue en vie, si tant est que la victime empalée soit bien elle, et donc un suspect potentiel. Vous voulez que je vous dise, Grüber ? J’ai l’impression de nager dans l’un de ces romans noirs à deux sous de Léon Macret.


Texte publié par Diogene, 24 novembre 2016 à 19h57
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