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tome 1, Epilogue tome 1, Epilogue

Le comte se sentait étrangement humble, après avoir été admis – par la force des choses – dans l’intimité de trois des membres des Douze. Il s’était fait prudemment oublier, observant la scène en s'interrogeant sur les relations bizarres et fluctuantes au sein du trio. Même s’il ne parvenait pas totalement à décrypter leurs regards ou leurs attitudes, il ne pouvait manquer de constater la douce sollicitude de Leo Berliniac envers son jeune frère et le nouveau respect qu’Hermine semblait lui porter. Même s’il s’efforçait de ne pas trahir ses émotions en présence de ces êtres si prestigieux et imprévisibles, il ne put s’empêcher de sentir son cœur se réchauffer en voyant son ami ainsi entouré par les siens. Particulièrement à un moment où il en avait tant besoin.

Il n’en oubliait pas, cependant, la clef qui pesait toujours dans sa poche : il faudrait qu’un jour ou l’autre, il trouve le courage d’en parler à Henri. Mais il attendrait pour cela que le jeune homme soit remis de ses émotions et ait retrouvé toutes ses forces. En attendant, il gardait précieusement ce secret, goûtant son parfum légèrement enivrant et le rêve aux sombres reflets qu’il suscitait.

Quand Léo eut terminé sa tâche, Henri se leva avec raideur, regardant autour de lui :

« Je dois avoir laissé des vêtements de rechange ici. Je ne voudrais pas remettre des affaires déchirées et ensanglantées… »

Le poète lui lança un regard sévère, laissant ses yeux peser sur les couches de bandages qui recouvraient son torse et ses bras :

« Je ne vois pas pourquoi tu en aurais besoin, étant donné que tu vas rester ici et te reposer. »

Henri secoua légèrement la tête :

« Désolé de ne pouvoir t’écouter, pour cette fois… Il me reste une dernière tâche à accomplir. Mon cher Alexandre, puis-je vous demander de m’accompagner ? »

Le comte saisit d’emblée les intentions de son ami ; il baissa les yeux vers le paquet noir à ses pieds, de pauvres fragments épars qui devaient retrouver leur dernière demeure. Il comprenait la volonté du journaliste de ne pas vouloir laisser cette tâche en suspens, en dépit de ses blessures et de son épuisement visible.

« Bien entendu, répondit-il avec un léger sourire. Ne serait-ce que pour vous empêcher de vous livrer à ces excentricités dont vous avez le secret, même quand vous devriez vous trouver dans votre lit. »

Le jeune homme haussa les épaules, frémissant légèrement quand le mouvement tira sur ses plaies.

« Si vous vous liguez contre moi, je n’ai plus aucune chance ! déclara-t-il plaisamment, levant les yeux au ciel. Je n’en ai pas pour bien longtemps. Léo, tu peux préparer ma chambre, je serai de retour avant même que tu t’aperçoives de mon absence !

Le comte ressentit un certain soulagement de voir Henri de nouveau fidèle à lui-même, même s’il donnait visiblement le change. Il lui faudrait du temps, de toute évidence, pour laisser les événements de la nuit retomber dans le rang des souvenirs doux-amers. Léo soupira avec résignation et sortit de sa poche le médaillon d’Henri, dans le tintement léger des deux ailes d’argent l’une contre l’autre. Il le passa lui-même au cou de son frère pour lui éviter des gestes inutiles.

« Je pourrais t’en empêcher, murmura-t-il avec affection, mais je connais ton entêtement… Et ton acharnement à remplir jusqu’au bout les tâches qu’on te confie, quoi qu’on puisse en dire. Je n’ai aucun désir de te voir te morfondre parce que tu n’as pas accompli ton devoir... »

Le regard du poète se tourna vers le comte ; dans leur profondeur ambrée jouait un feu doré, fascinant, mais aussi impitoyable. Si d'Harmont avait pu trouver Hermine Berliniac redoutable, il réalisa en cet instant que son jumeau le devenait tout autant, quand quelqu’un à qui il tenait se trouvait concerné :

« Je vous le confie, monsieur d’Harmont. »

Le comte sentit un léger frisson remonter le long de son échine.

ooOOoo

Une heure plus tard, Henri et le comte se trouvaient au plus profond des Catacombes, dans l’une des galeries les plus fréquentées du dédale, au milieu des étranges monuments d’ossements, sous le regard des orbites vides, restituant enfin au gigantesque ossuaire ce qu’on lui avait arraché. Avec autant de douceur que s’il couchait un enfant blessé, Henri déposa les restes volés à l’emplacement de leur dernier repos. Le comte tenait la lanterne à ses côtés, attendant qu’il ait terminé cette sinistre besogne. La lueur impitoyable de la flamme révélait les lignes de souffrance qui marquaient les traits du journaliste et que chaque geste accentuait davantage.

« Êtes-vous sûr que tout va bien ? » finit-il par demander, en tentant de masquer son inquiétude.

Son ami haussa les épaules, malgré l’inconfort que suscitait ce mouvement :

« Comme vous le savez, j’ai connu bien pire. Ne vous en faites pas pour moi ! »

Une lueur d’amusement se réveilla dans son regard fatigué :

«… Et ne craignez pas les menaces voilées de mon frère, ajouta-t-il. Il sait que personne ne peut me dicter la prudence, pas même lui ! »

D’un pas lent, il s’écarta de la muraille d’ossements, retrouvant son attitude dégagée :

« Le butin de notre voleur sera sans doute retrouvé dans le tombeau du marquis de Casa-Riera. Les biens subtilisés seront mystérieusement restitués à l’un des commissariats parisiens. Nos honorables citoyens ne pourront que se féliciter de l’efficacité de leur police !

— C’est sans doute mieux ainsi… »

Même si l’affaire était close, le comte ne pouvait s’empêcher de repenser aux événements étranges de la nuit. Même s’il éprouvait quelques scrupules à rappeler à son ami des moments aussi éprouvant pour lui, il ne parvenait pas à faire taire la curiosité qui le tenaillait impitoyablement :

« Celle que l’on nomme la Tisseuse de Lune et… cette femme pâle qui l’a emmenée… Étaient-elles bien celles que je les soupçonne d’être ? »

Henri leva les yeux au ciel, avec un sourire mystérieux :

« Seule la Lune détient la réponse, je le crains… »

D'Harmont ne put s’empêcher de rire en silence. Les Douze cachaient décidément de mystérieux talents… et de bien étranges connaissances ; leur fréquentation était une source d’étonnement, d’émerveillement – et de terreur qui était loin de se tarir. Ses yeux se portèrent sur l’une des inscriptions des Catacombes, gravée sur une plaque de marbre et rehaussée d’encre noire :

Ils furent ce que nous sommes

Poussière, jouets du vent

Fragiles comme des hommes

Faibles comme le néant… (1)

Le comte ressentit subitement le besoin impératif de quitter l’empire de la mort et de retrouver le monde des vivants, avec ses couleurs, ses passions, ses plaisirs certes passagers, mais bien réels. Ces rangées de crânes ne l’encourageaient pas à réfléchir au trépas, mais à célébrer la vie.

« Que diriez-vous d’aller prendre un verre chez moi, avant de regagner l’appartement de votre frère ? proposa-t-il à son compagnon. Vous pourrez vous y reposer tout à loisir et j’apprécierai la compagnie ! »

Henri tourna vers lui ses prunelles noisette, encore obscurcies par le regret et une indéfinissable tristesse. Mais l’énergie indomptable qui l’habitait ne pouvait que reprendre le dessus. Une brève lueur d’argent étincela dans son regard, tandis qu’il lui rendait son sourire :

« Cela me semble une excellente idée. Même si la vie est éphémère comme les rayons de lune, il n’est pas interdit de la rendre aussi agréable que possible ! »


(1) Alphonse de Lamartine.


Texte publié par Beatrix, 21 septembre 2017 à 01h48
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