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tome 1, Chapitre 8 « Deux visites » tome 1, Chapitre 8

Hermine avait écouté son frère, longuement, les doigts crispés sur les accoudoirs, tentant de calmer la rage qui jouait tout au fond de son cœur. En ces années-là, elle s’était conduite comme une enfant attirée par l’obscurité. Elle n’était pas seule à avoir suivi cette route secrète, celle de la domination par le savoir. Mais là où certains s’y étaient engagés en solitaire, elle s’était liée avec ces deux femmes qui lui ressemblaient tant, comme un double reflet de ce qu’elle était, l’un d’ombre et l’autre de lumière.

Mais à la fin, quand les bosquets s’étaient fanés, quand les clairières et les colonnades de marbre s’étaient désertées et que la lune n’avait plus été qu’un œil rond et pâle dans le ciel, Hermine avait choisi sa famille et l’exil, sous la promesse de ne plus invoquer la magie ancienne qu’elles avaient partagée. À première vue, l’une d’entre elles ne l’avait pas respectée – et elle devinait aisément laquelle. Celle qui avait toujours outrepassé leurs règles, sans même se donner la peine d’adopter une vertueuse façade.

Ce n’était cependant pas à elle de remettre les choses en ordre. Même si elle se savait sauvage et impitoyable, elle craignait de plonger son regard dans les profondeurs sanglantes de prunelles habitées par une folie plus subtile et plus pernicieuse que la sienne.

Hermine n’avait fait aucun effort de toilette, se contentant de brosser ses cheveux et de passer une longue robe d’intérieur aux couleurs automnales. Les coups retentirent au heurtoir de la porte, qu’elle ouvrit sur un matin gris et un jeune homme d’allure ordinaire ; elle aurait lâché ses chiens sur lui s’ils n’avaient été liés par le sang – même celui d’un père honni. Elle savait pertinemment que cela n’aurait servi à rien et que les bêtes ingrates se seraient couchées à ses pieds, offrant leur gorge à celui qui, injustement, avait tout pouvoir sur eux. En dépit de sa vaste mémoire, elle ne parvenait à se rappeler la dernière fois où ils s’étaient vus seul à seule… et peut-être que cela n’était jamais arrivé.

Elle se demanda une fois encore ce que son jumeau pouvait bien trouver à ce garçon à l’esprit brillant, mais futile, à cette personnalité qui s’était toujours si bien accommodée de fréquenter le commun. Il était un membre de sa famille et jamais elle n’aurait attenté quoi que ce soit contre lui, ne serait-ce que pour ne pas peiner Léo, mais elle aurait aimé pouvoir le pousser sur le côté, comme un grain de sable irritant.

Hermine reconnaissait aussi que le « Morveux », comme elle se plaisait à le surnommer, s’était engagé plus loin que quiconque, à par leur oncle dont il avait été le disciple, sur les chemins de la vie, de la mort et des savoirs cachés. Encore plus loin qu’elle… en fait. Et quand elle s’en souvenait, cette lueur d’argent qui illuminait parfois son regard la brûlait comme une flamme trop vive. Car en dépit de son visage innocent, ce garçon était dangereux. Le plus dangereux d’entre eux, peut-être. Et cela même si, au fil du temps, il avait développé un sentiment gênant : la compassion. Pas seulement pour les siens, mais également pour la plèbe. Par le passé, il avait pu se montrer, à l’occasion, aussi orgueilleux et cruel que n’importe lequel d’entre eux, mais ce n’était pas dans sa nature. Il était un joueur, imprévisible, calculateur, indifférent au gain, en toutes choses de la vie : le pouvoir, l’amour, la mort. Il était juste… incompréhensible.

« Hermine. »

Elle se recula légèrement pour le laisser passer, mais elle se refusait à lui témoigner la moindre preuve d’égard. Il entra dans son antre avec suffisamment d’humilité pour qu’elle n’ait rien à lui reprocher, mais Hermine ne lisait en lui aucune soumission réelle. Un peu de réserve, peut-être, mais rien de plus.

Les chiens à ses pieds, à demi endormis dans l’aura chaleureuse du foyer, ouvrirent un œil prudent, puis se redressèrent, aux aguets, comme prêt à recevoir un ordre qui ne viendrait jamais. Plus d’un mâle orgueilleux avait goûté de leurs crocs… mais le Morveux était capable de les commander et plus encore, de les détourner de leur maîtresse – un don qu’elle jalousait, pas si secrètement.

Un léger trottinement annonça l’arrivée de la levrette qui s’avança vers lui, posant ses fines pattes avant sur sa jambe, implorant son intention. Le visiteur la flatta machinalement.

« Va, à présent », souffla-t-il.

La petite chienne lui obéit immédiatement, l’échine courbée, regagnant la chambre sans un regard vers Hermine, à qui elle était pourtant si soumise.

« Eh bien, puisque tu es venu me consulter, parle », commanda la propriétaire des lieux après avoir refermé la porte et s’être installée dans son fauteuil.

Elle avait conscience que le laisser debout, comme un enfant ou un serviteur, était particulièrement mesquin, mais elle tenait à garder l’avantage. Le Morveux enfouit ses mains dans ses poches, retrouvant cette posture désinvolte qui l’agaçait tant. Ses paupières s’étaient baissées sur son regard vif et attentif. Le feu jouait sur les reliefs de son visage, dissipant l’illusion de banalité. Ses traits fins et spirituels étaient beaux, peut-être même autant que ceux de Léo, mais d’une manière moins évidente et moins voyante. Mais son arme principale avait toujours été son esprit, non son apparence.

« Léo t’a parlé de… toute cette affaire. »

Elle haussa les épaules :

« Crois-tu sinon que je t’aurais admis ici ?

— Peut-être. Tu sais que d’une façon ou d’une autre, tu es concernée.

— Plus que toi, à ton avis ? » susurra Hermine avec malice.

Elle laissa sa voix chargée de sous-entendus résonner dans la pièce, portée par l’écho des non-dits qui soulignaient chaque syllabe. Il aurait dû baisser les yeux, exprimer de la gêne, voire de la contrition… mais il n’en fut rien. Il la fixait d’un regard où se mêlaient de façon paradoxale l’arrogance et un certain respect.

Mais étrangement, chez le Morveux, l’arrogance semblait justifiée… c’était peut-être le seul point commun qu’elle lui trouvait avec Léo.

« Eh bien, que sollicites-tu de moi ? »

Il baissa la tête, laissa ses longs cils voiler son regard, avant de le relever vers elle, franc, direct et luisant d’un argent pur.

« Une créature hante les rues de Paris. Un voleur éthéré, né d’une magie lunaire… et d’une magie de mort. Je sais défaire les fils qui corrompent la mort. Mais pas ceux de la lune.

— Tu ne l’as jamais appris à son côté ? Oh, mais j’oubliais… Ce n’était guère l’objet de vos… conversations, je suppose.

— Nous avions… des sujets d’entente, répondit-il, un peu crispé. Mais nous étions chacun maîtres d’un savoir qui nous était propre. C’est cette discrétion qui a adouci le regard de mon père et de mon oncle sur ces incartades…

— Dis plutôt qu’ils se sont trouvés face à leurs hypocrisies respectives, répliqua-t-elle d’un ton dur. Sans la défendre, elle a été aussitôt soupçonnée de vouloir se servir de toi… Sans doute ont-ils eu peur de perdre leur outil préféré… »

Il baissa légèrement la tête ; sa mâchoire se crispa brièvement.

« Je ne l’ai pas livrée à elle-même… Tu sembles oublier que notre père a été conquis par ses talents de persuasion et qu’il lui a donné sa chance, en la comblant de plus d’honneurs que je n’en ai jamais eus. Ainsi, il l’éloignait des domaines de notre oncle, qui craignait qu’elle n’intrigue contre lui. Mais elle ne supportait pas cette vie trop sage… Cela n’était pas dans sa nature. Elle a toujours été attirée par les interdits. Et à partir du moment où notre relation était acceptée, elle n’avait plus de valeur à ses yeux… Elle a sombré de nouveau dans ses penchants les plus obscurs. »

Il passa une main lasse sur ses paupières :

« Ce sont des histoires du passé, tu le sais autant que moi. Le monde a changé. Nous avons changé, même si nous refusons de le reconnaître. Quand bien même nos anciennes… relations ne rentrent pas dans le contrat qui nous lie à cet État, leurs incartades mettent en danger notre sécurité et nos avantages… Je n’ai pas la preuve absolue qu’il s’agit… d’elle, mais cela n'a que peu d'importance, finalement. »

Hermine s’étira dans le fauteuil confortable, jouissant de l’inconfort de son visiteur comme d’un spectacle de choix ; il était toujours rassurant de constater qu’il ne pouvait tout esquiver d’un bon mot ou d’une pirouette.

« Et quel avantage aurais-je à t’aider ?

— Éviter d’être considérée comme la responsable de ces agissements. Préserver l’ordre des choses. Ne pas laisser… quelqu’un d’autre empiéter sur ton domaine. Peu importe au final la raison exacte. Je veux juste avoir des armes pour libérer cette invocation contre nature.

— Qu’il s’agisse d’un usage de la magie que réprouvent tes amis du gouvernement, je l’ai bien compris… Qui te dit qu’il est contre nature ?

— As-tu été troublée ces derniers temps ? As-tu vu dans tes rêves des choses que tu aurais préféré oublier ? »

Sa voix se faisait insistante, son regard toujours plus brûlant. Elle détourna les yeux, décidée à ne pas laisser le Morveux prendre le moindre ascendant sur elle.

« Parce que je suis liée à la Lune, depuis que je suis ce que je suis… » murmura-t-elle.

Sa main trouva machinalement son pendentif, celui qui avait été placé à son cou quand elle n’était qu’une adolescente, dans un obscur complexe sous une montagne isolée. Avant cela, son existence n’avait été que fuite et combat ; son frère et elle avaient dû lutter pour protéger leur mère et être reconnus de leur père. Le Morveux avait su éviter de telles épreuves, mais au prix de son enfance. Quand il avait reçu son médaillon, il aurait encore dû vivre dans les jupes de sa propre mère, plutôt que de servir de factotum à leur père et d’être forcé à un apprentissage particulièrement cruel auprès de leur oncle. Même si ses talents étaient nombreux et variés, cet aspect de ses compétences demeurait souvent méconnu ; la Mort n’avait aucun secret pour lui. Parfois, elle se demandait qui, de la Mort ou de la Lune, était la plus clémente.

« Va tirer notre oncle de sa retraite ! Force-le à faire son travail, rétorqua-t-elle avec agacement.

— Tu sais comme moi que cela ne servira à rien. »

Hermine éclata d’un rire bref :

« Tu seras toujours le laquais de tout le monde, finalement. Celui de notre oncle, celui de notre père…

— Laisse notre père en dehors de cela. »

La voix du Morveux avait adopté une intonation étonnamment dure et tranchante. L’ancien fils chéri, l’enfant préféré, celui à qui leur père passait tout, avait difficilement vécu le revirement du vieux barbu. Ses blessures demeuraient profondes, mais elle ne le plaignait pas. Elle s’en amusait même, à la grande contrariété de Léo. Ce dernier avait pris sur lui de panser les plaies physiques et morales de son jeune frère, mais Hermine ne se sentait aucune inclination à faire de même.

« Et pour une fois, ajouta-t-elle non sans cruauté, tu me proposes donc d’être le mien ? Voici qui demande réflexion… »

Il haussa les épaules :

« Si cela te rassure de voir les choses ainsi, cela me convient, répondit-il non sans lassitude. J’ai trop souvent assisté aux ravages d’un orgueil imbécile. Quoi que je fasse, je ne pourrai avoir la moindre influence sur ta façon de voir. Puisque ton aide est à ce prix, soit. »

Hermine aurait pu se dire qu’elle avait triomphé, mais elle se trouvait étrangement à court d’arguments pour soutenir sa victoire.

« De quoi as-tu besoin ? demanda-t-elle avec hauteur.

— D’une façon de traquer l’invocation. De savoir où elle se trouve pour la confronter… et la libérer.

— Seul ?

— Non, en compagnie d’un expert dans les arts occultes, dont le savoir est si vaste que j’en apprends même de lui… »

Elle ne put s’empêcher de rire, une suite d’éclats saccadés retenus au cœur de sa poitrine :

« Je n’en suis pas autrement surprise. Je me demande parfois si tu as ta place au sein de notre famille. »

Il haussa les épaules :

« Je me le demande aussi, pour être honnête. Mais cela fait bien longtemps que ce terme de famille n’a plus aucun sens. Nous ne sommes liés que par la tradition, le devoir et quelques intérêts matériels. »

Il lui adressa un sourire qui n’atteignait pas ses yeux :

« Cela dit, ce n’est pas tout à fait vrai en ce qui nous concerne. Nous avons un frère en commun. Mais cela ne fait pas pour autant de nous un frère et une sœur, n’est-ce pas ? Nous nous tolérons pour son bien. »

Hermine hocha la tête : il avait raison, bien entendu.

« Et… elle ? Que feras-tu si tes intuitions sont vraies ? Es-tu sûr de pouvoir dominer suffisamment tes passions pour qu’elles n’interfèrent pas ?

— Comme je te l’ai déjà dit, c’est de l’histoire ancienne. Je ne suis plus un jeune garçon curieux d’approcher des charmes et des mystères susceptibles de l’engloutir tout entier… Je ne promets pas d’être insensible à une certaine forme de… mélancolie, mais ce n’est pas l’émotion la plus difficile à courber. »

Hermine était tentée de le croire. Même dans les rets de cette aventure vénéneuse, il n’avait jamais laissé ses passions prendre totalement le contrôle de sa personne.

« Eh bien, reviens me voir demain… avec ton ami. Je vais réfléchir entre temps à ce que je peux faire pour vous donner les moyens d’affronter l’invocation. Mais rappelle-toi qu’il y aura aussi l’invocatrice… et qu’elle est plus dangereuse que sa création. Bien plus dangereuse. »

Elle détourna ostensiblement les yeux, en caressant la tête que l’un de ses chiens avait posée sur son genou.

« Tu peux partir à présent.

— Ce fut un plaisir pour moi aussi, répondit-il d’un ton dégagé. À demain, donc. »

Elle écouta ses pas s’éloigner, avant de se tourner vers les ombres au fond de la pièce :

« Je sais que tu es là, dit-elle d’une voix lasse. Tu as toujours eu le talent de savoir attendre dans les ombres. »

La femme s’avança ; elle portait un long manteau blanc, qui tombait en plis gracieux jusqu’au sol. Son visage sans âge, aux traits parfaits et sereins n’exprimait aucune émotion visible, pas plus que son regard pâle et lumineux. Une fine écharpe voilait sa chevelure claire. Comment avait-elle pu rester inaperçue, même en retrait dans ce coin obscur ?

« Ainsi, tu laisseras ton frère faire le plus dur du travail. Voilà qui est intéressant ! Je n’aurais pas cru que tu accepterais ainsi de te reposer sur quelqu’un…

— Ce sale petit voleur est ma seule alternative, répliqua Hermine avec hauteur. Ne s’est-il pas un peu trop mêlé de nos affaires par le passé ? Et n’ai-je pas fait le serment de ne plus évoquer notre magie ? »

L’inconnue éclata de rire :

« Ce n’est peut-être qu’un petit voleur, mais toi, tu n’es qu’une petite orgueilleuse. Il ne pourrait rien sans toi et tu ne pourrais rien sans lui. Mais toi, tu as du mal à l’admettre, n’est-ce pas ? »

Hermine se leva, rejetant en arrière ses longues boucles noires :

« Et toi alors, cracha-t-elle, pourquoi es-tu ici ? Pour me narguer ? Pour compter les coups ? Tu pourrais aussi agir pour l’arrêter…

— Le serment, invoqua l’inconnue avec le même calme surréel. Tu ne t’en souviens pas ? »

Les yeux d’Hermine fulminèrent.

« Mais non, je plaisante, bien sûr. C’est juste que ma magie n’est pas de cette nature. Elle est la mort. Je suis la vie. Et tu es tout ce qu’il y a entre les deux. Peut-être qu’après tout, tu ressembles bien plus à ton frère cadet qu’il n’y paraît ! »

La jeune femme aurait voulu protester, hurler, jurer que c’était faux… Mais la visiteuse se contenta de hocher la tête d’un air entendu :

« Peut-être qu’un jour, tu grandiras enfin… et tu réaliseras alors combien vous lui devez, tous autant que vous êtes. Mais pour l’instant, tu n’es encore qu’une enfant ingrate. Penses-y quand son sang coulera à la place du tien… »

Elle sourit, pivota sur ses talons et se dirigea vers la porte du relais de chasse, laissant Hermine seule et pensive, la main serrée sur son médaillon.


Texte publié par Beatrix, 14 mai 2017 à 23h21
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