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tome 1, Chapitre 7 « Hermine » tome 1, Chapitre 7

Les jours étaient de plus en plus courts à l'approche de novembre. La jeune femme avait passé une journée exécrable. Elle avait même laissé filer deux de ses proies et s'en était prise injustement à ses chiens. Les deux griffons (1) fauves ne lui en voulaient guère, témoignant de cette loyauté presque absurde qui était le propre de leur espèce. Elle était rentrée plus tôt que d'accoutumée et demeurait assise dans son fauteuil préféré, devant la cheminée. Sous la lumière mouvante des flammes, les massacres de grands cerfs accrochés aux murs projetaient des ombres étranges et diaboliques dans la pièce.

Habituellement, l'arrivée de la nuit la rendait sereine, mais cette fois, il en allait tout autrement. Elle se sentait nerveuse, inquiète ; elle ne parvenait pas à trouver le repos. Des rêves lancinants, échos d'un lointain passé, troublaient son sommeil. Elle se leva, resserra la ceinture de son peignoir de soie et glissa ses doigts dans ses longues boucles sombres. Le miroir au-dessus du linteau lui renvoyait son image : un visage pâle et parfait, des yeux de jais où étincelait par moments l'éclat d'une lumière d'or blanc... Sa main plongea dans son décolleté, attrapant le pendentif qu'elle portait au cou et qui ne la quittait jamais : son signe d'appartenance aux « Douze », cette mystérieuse et puissante famille qui avait échoué sur le territoire de France après une histoire tumultueuse. Mais cela ne lui apporta aucun réconfort ; d'autres visages issus d'un temps révolu étaient venus la hanter.

Derrière son épaule, elle pouvait presque voir leur apparence se dessiner. La première possédait des cheveux pâles, des yeux presque incolores, des traits ciselés et sereins. La seconde était aussi brune qu'elle, mais des reflets de sang jouaient dans ses prunelles ; une malice immémoriale teintait son expression. La jeune femme ferma les paupières, tentant de les faire disparaître, mais quand elle les rouvrit, une tout autre physionomie accueillit son regard : les orbites vides d'un crâne décharné, figé dans un éternel sourire grimaçant.

Elle poussa un cri et se recula vivement. Elle n'était pas sensible, bien au contraire. Mais la sensation de malaise grandissant qu'elle ressentait ces temps derniers lui faisait penser que quelque chose de néfaste se tramait. Quelqu'un puisait à une source que par un triple serment, ses compagnes comme elle-même avaient promis de ne plus invoquer. Après avoir accepté ce pacte de séparation, elle était revenue vers sa famille – même si c'était essentiellement symbolique.

Peu à peu, son trouble se mua en colère. Sa main se posa sur un pot d'étain placé sur le linteau de la cheminée ; elle le projeta sur la glace, étoilant la surface. Elle serra les poings, sentant des larmes brûlantes lui monter aux yeux. Le passé était éteint, révolu, et il était destiné à le rester.

Les éclats du miroir lui renvoyèrent l'image fragmentée de son visage blême, de son regard hanté par les ombres. Elle devait parler à son jumeau, lui demander d'user de sa Vision pour déterminer quelle magie de nuit et de mort avait été éveillée, quand la lune brillait dans le ciel. Mais qui disait « mort »... impliquait aussi, probablement, de converser avec le Morveux, même si elle n'avait aucune envie de mêler son embarrassant demi-frère à ses affaires. Il l'avait déjà bien assez fait, par le passé... Mais n'était-ce pas le propre des hommes de sa famille d'être dominés par leurs turpitudes ? Elle refusait de prendre en compte sa jeunesse : elle n'avait jamais entravé ni son intelligence, ni son infinie malice...

La jeune femme s'écarta de son reflet ; dans ce mouvement brusque, elle manqua de trébucher sur le fauteuil et commençait à basculer, quand deux bras vigoureux vinrent la retenir.

En se tournant, elle rencontra des prunelles dorées qu'elle connaissait bien – et affectionnait par-dessus tout.

« Est-ce que tu vas bien ? » demanda le poète, inquiet.

Elle baissa les yeux en serrant les dents, incapable, même devant la seule personne en qui elle plaçait sa confiance, de révéler sa faiblesse. Elle secoua la tête :

« Je sens quelque chose se tramer... d'obscur et de dangereux.

— Lié à la Lune ? »

Elle le regarda avec surprise :

« Mais comment le sais-tu... ? »

Il se contenta de sourire ; la prenant par le bras, il la conduisit vers son fauteuil où il la fit asseoir, avant de s'installer sur l'accoudoir, comme à son habitude :

« Voilà exactement ce qui s'est passé... »

ooOOoo

« Ce que donne la nuit, la Vierge filera... »

La silhouette, couverte d'un fin manteau couleur de crépuscule, courait de toit en toit, tout au long du boulevard de Ménilmontant, comme si elle échappait totalement à l'attraction de la terre. Quelques mèches lumineuses s'évadèrent de sa capuche, flottant derrière elle...

« Ce que le temps a pris, la Tisseuse rendra... »

De ses doigts impalpables, la lune se frayait un chemin à travers l'épaisse couche de nuages, les ourlant d'argent, tirant de l'obscurité les toits inégaux. Pour le voleur, ils traçaient une route vers le salut, vers un havre sûr où nul ne viendrait le rechercher. Il franchit le mur du cimetière du Père-Lachaise, survolant la sombre forêt de tombes, les chapelles monumentales, les silhouettes figées des anges et des pleureurs de pierre.

« Ce qui défie la vie, la Lune reprendra... »

La Tisseuse de Lune était assise dans l'une des chapelles funéraires ; elle portait une longue robe noire qui mettait en valeur son teint pâle et ses cheveux aile de corbeau. Un léger sourire flottait sur ses lèvres blêmes.

La silhouette en manteau d'ombre s'approcha d'elle et rejeta en arrière son capuchon, dévoilant ses traits éthérés. Ni vraiment féminins, ni pour autant masculins... Un visage délicat qui semblait sculpté dans le clair de lune. Les mains blanches tendirent à la femme le sachet de velours dont le contenu tinta légèrement. Elle le reçut sans autre remerciement qu'un sourire de Sphinx.

« Quelle habileté... susurra-t-elle. Seul un autre voleur saurait l'apprécier, ne crois-tu pas ? »

Les yeux, qui ressemblaient à deux gouffres d'ombre dans cette face blême, la fixèrent sans comprendre.

« Quand rentrerai-je chez moi ? » souffla la voix qui ressemblait au murmure du vent.

— Bientôt, répondit la femme d'un ton rassurant. Il n'est pas encore venu à moi... Mais cela ne tardera plus. Va te reposer à présent. »

Le voleur hocha la tête et se retira docilement.


(1) Race de chiens de chasse


Texte publié par Beatrix, 29 mars 2017 à 23h58
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