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tome 1, Chapitre 5 tome 1, Chapitre 5

Alex ne reprit ses esprits que bien deux heures plus tard. Même si l’autre imbécile ne lui avait pas rendu son coup, leur dispute résonnait encore dans sa tête à la manière d’un orage.

« Tu as de la chance que je t’aime bien…

— Quoi ? En plus de m’insulter je devrais te remercier de ne pas me frapper ? »

Il végétait sur son lit depuis, se demandant si, pour le restant de ses jours, la seule manière qu’il aurait de garder ses amis serait d’encaisser leur venin sans broncher. Non seulement il n’en était pas capable, mais en plus il trouvait cela profondément injuste. Pourquoi devait-il souffrir et pas les autres ? Pourquoi était-il né avec ce corps, avec ce caractère, dans cette maison ? À chaque fois qu’il s’en plaignait, on lui répondait qu’il devait, au contraire, se considérer chanceux de vivre dans une belle maison, quand d’autres jeunes de son âge se retrouvaient mis à la porte. En règle générale, la culpabilité était suffisante pour qu’il la boucle. La frustration était toujours là par contre.

Impossible de savoir quoi faire. Il ne voulait pas se lever de peur de se retrouver nez à nez avec l’autre abruti… Malheureusement, il en avait assez de se morfondre sur sa couette. Il avait soif, sa gorge était prise dans un étau. Il n’avait qu’une hâte, c’était de voir sa tante, pour enfin avoir quelqu’un à qui se confier. Laborieusement, il sortit son portable de sa poche. Il était presque 21h. Perplexe, il se mit debout, tirant sur son T-shirt pour le repositionner et libérer son souffle. Aussi groggy que s’il était quatre heures du matin, il descendit lentement les marches de pierre calcaire, la peur au ventre. Il ne voyait personne dans le salon, pourtant la lumière était allumée. Dehors, la nuit hivernale était venue, laissant à peine entrevoir les silhouettes noires des arbres au loin. Un instant plus tard, l’adolescent entendit du bruit sur sa gauche. Silencieux comme un renard, il s’avança vers la cuisine. Derrière le comptoir, il vit apparaître, au fil de ses pas, un Dany affairé à décortiquer des légumes et à les réduire violemment à l’état de petits dés. Au moins il avait appris une chose sur son ennemi :

Il passait ses nerfs en faisant la cuisine.

Alex jeta alors discrètement un œil à l’horloge suspendue au mur. Elle indiquait 20h55. Ce n’était pas normal.

« Quand est-ce qu’elle doit arriver déjà ? »

Le garçon sursauta. Il ne s’attendait pas à ce qu’on le repère aussi vite, pas plus qu’il ne s’attendait à ce que son visiteur puisse lire dans ses pensées. Il repositionna ses lunettes sur son nez avant de chercher le numéro de sa tante. Il tomba directement sur la boîte vocale.

« Elle ne répond pas ?

— Non, lança-t-il un peu contrarié.

— Elle conduit c’est pour ça. Il doit y avoir des bouchons à la sortie de l’autoroute. À quelle heure elle devait être là ?

— Entre 20h et 20h30.

— Elle n’a pas tant de retard que ça. Ne t’inquiètes pas, elle finira par appeler quand elle pourra lâcher le volant. »

Lui tournant une nouvelle fois le dos, Dany se remit à couper des poivrons. Une poêle était sortie et posée sur la plaque, en attente d’un contenu hypothétique. Toute une pelletée d’ingrédients était entassée à côté, sur le plan de travail. Il y avait un petit tas de farine regroupé dans un coin.

« Hum… »

Alex avait prévu de continuer, mais il ne savait pas quoi dire.

« Je… Je savais pas trop si vous aviez prévu un truc, reprit le plus grand devant sa planche à découper, alors du coup j’ai fait un peu avec ce que j’ai trouvé.

— Tu cuisines souvent ?

— C’est un hobby familial. En fait… »

L’alarme du four retentit, interrompant une discussion marquée par le malaise ambiant. Un moule tout rond en fut aussitôt sorti, à l’aide d’un torchon à vaisselle. Ce n’était pas forcément très malin, et Dany dut réprimer des sifflements de douleur avant de balancer un peu maladroitement son œuvre sur un dessous-de-plat métallique. S’ensuivit une guirlande de jurons et de grognements. Dans l’air chaud de la pièce, on sentait déjà les odeurs de sucre et d’épices, sans oublier cet inimitable parfum de patte cuite.

« Tu as fait un gâteau ? S’étonna son hôte.

— C’est… C’est un peu un… Un g-gâteau de la réconciliation en f-fait. »

Ce n’était pas l’acte en lui-même, tant que le bégaiement qui l’avait déstabilisé. Il eut à nouveau mal à la gorge.

Reprends-toi ! Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ?

Il avait envie de rire tellement c’était absurde. Un gâteau. Un mélange de tristesse et de joie bataillait dans son cœur pour prendre le contrôle de ses expressions faciales, mais lui s’y opposait fermement. Ce type voulait juste passer de la pommade ; en vérité cette raclure ne regrettait rien. Il allait tenter de se faire pardonner, puis allait reprendre les injures, même sans s’en apercevoir. Il était trop tard, lui ne pouvait plus penser qu’il était sincère et cela tuait cette partie de lui qui voulait simplement un ami, un vrai ; et qui hurlait à la mort comme un loup chaque nuit face à la solitude, sans que sa conscience ne veuille jamais se l’avouer. Oui, il était seul. Oui, ça le rendait malade, mais non, il voulait juste que l’autre le laisse tranquille.

« Je veux que tu arrêtes.

— Pardon ?

— Je veux que tu arrêtes de penser que je peux te par… »

Sa voix se bloqua d’un coup. Il y eut un grand « clac » et brusquement les deux lycéens se retrouvèrent dans le noir total. Pas même la minuterie du four n’était visible. Alex s’entendit parler :

« Évidemment ! » cracha-t-il d’un ton sardonique, presque malgré lui. « Dany, dans le tiroir qui doit être juste en face de toi, il y a une petite lampe torche. »

Un grand bruit succéda au silence. On l’entendait fouiller dans le meuble. Pendant ce temps, Alex envoyait un peu au hasard son bras droit dans le vide, pour peut-être espérer trouver le rebord du comptoir. Il pestait intérieurement contre l’intégralité de l’univers. Seulement quelques secondes plus tard, la lumière froide de la petite lampe à LED darda un faisceau salvateur contre le mur de la cuisine. Pas étonnant d’ailleurs qu’il tâtonnait dans le vide, le comptoir qu’il cherchait était légèrement derrière lui.

« Tu n’as que ça ? demanda l’autre, pas de bougies ?

— Là, maintenant, tout de suite, j’ai bien peur que non.

— Ce n’est pas très romantique. »

Il pointa la lumière vers son visage et remua les sourcils.

« Ah, ta gueule. Viens m’aider, il faut qu’on trouve le bazar électrique. C’est peut-être un fusible.

— Le bazar électrique ?

— Le compteur. Ne fais pas celui qui n’a pas compris.

— Et tu sais où il est ?

— Dans le placard. »

La petite torche métallique changea de main et Dany se mit à suivre sagement son hôte, au milieu de l’obscurité opaque, pourtant peu menaçante, jusque dans le couloir qui menait vers la chambre d’amis, sa demeure temporaire. Plusieurs mètres avant celle-ci, Alex poussa une porte coulissante et dégagea le panneau fermé avec une clef.

« Tu peux me tenir la lampe s’il te plaît ? »

Il pointa la lumière sur le cadran pendant que son guide étudiait les interrupteurs au travers de ses lunettes. De son côté, Dany ne put s’empêcher de jeter un œil perplexe au reste du rez-de-chaussée. Ils avaient oublié de fermer les volets de la maison et une fine lueur froide se reflétait encore dans sa chambre, là-bas tout au fond. Certainement la lune qui brillait. Était-elle pleine ? Des ombres passaient et repassaient. Des branches dans le vent. Le contraste était à la fois apaisant et… Gothique. Un frisson exalté lui parcourut la nuque.

En entendant des « tacs », son attention revînt vers le compteur électrique. Le lycéen avait beau actionner le disjoncteur, rien n’y fit.

« Rah, c’est pas vrai !

— Fusible ?

— Je sais pas trop. Je vais le changer, on va bien voir. »

À peine s’était-il tut qu’un frémissement leur fit tourner la tête. C’était un peu comme si une pile de cahiers s’était effondrée quelque part… Ou alors était-ce une vibration ?

« Tu as laissé ton portable dans ta chambre ? »

L’invité s’empressa de poser la main sur sa poche de devant. Son estomac se noua.

« Non, je l’ai. »

Contre toute attente, l’autre haussa les épaules, puis ouvrit un carton en quête d’un fusible en état de marche.

« T’as pas envie de savoir ce que c’était ? Interrogea le plus grand des deux.

— Ça vient peut-être de dehors. Vas voir si ça te tracasse. »

La tête brune aux cheveux bouclés s’en retourna à son carton, après avoir sorti son propre portable pour en éclairer le contenu. Dany se sentit tout de même très irrité de se faire ignorer à ce point, mais ne voulant pas admettre qu’il n’avait pas le cran d’aller explorer la maison sans une escorte, il se gifla mentalement, avant d’aller d’un pas décidé jusqu’à sa porte entrouverte. Hors de question qu’il passe pour une tapette devant son nouveau demi-frère et ce, malgré ce nœud qui se serrait dans son abdomen.

Il voyait au travers de la vitre, des feuilles mortes qui venaient heurter le bord de la fenêtre. Avec précaution, il se pencha dans la pièce, pointant le faisceau de lumière d’un bout à l’autre de sa chambre. Il ne s’y trouvait que l’immobilité et le silence.

Un grand « bam » fit vibrer les murs.

Il sauta d’un demi-mètre dans les airs.

Le souffle coupé, il recula rapidement dans le couloir et plaqua son dos contre le mur de droite. Il ignorait qu’elle porte avait claqué. Son cœur battait la chamade et tous ses muscles s’étaient raidis. Au moment où il allait inspirer, en se disant que tout allait bien et que ce n’était que le vent, il remarqua que la porte du placard était fermée et que son camarade n’était plus là.

« Alex ? »

Pas de réponse.

« Sans déconner, c’était quoi ça ? »

Rien. Il avait entendu sa question partir un peu trop dans les aiguës. En même temps, il était à présent isolé dans le noir, armé d’une minuscule lampe, avec le seul autre habitant de la maison qui venait de disparaître presque sous ses yeux. Puis il fallait reconnaître que le cercle d’un blanc froid qui éclairait le corridor rendait le décor beaucoup plus oppressant, artificiel et surréaliste. Cette maison était très jolie à la lumière du jour mais maintenant… Son esprit lui jouait des tours. Chaque ombre était plus noire, chaque relief plus menaçant. Il lui semblait que des choses, viles et fantomatiques, pouvaient surgir d’un moment à l’autre à chaque angle de mur.

Soudain il crut entendre un nouveau bruit, très léger, semblable à un grattement. Son premier instinct fut de se diriger vers la porte en face de lui, celle de la chambre en cours de réaménagement. Il avait cru que ça venait de là. Puis il l’entendit à nouveau et, en cours de route, réalisa ce que c’était. La tension retomba. D’un pas rapide mais lourd, il retourna vers le placard et d’un geste probablement trop brusque, fit coulisser le battant. Ce qu’il entendait c’était le son qu’émettait un Alex recroquevillé et qui essayait désespérément de ne pas rire aux éclats. Lorsque leurs regards se croisèrent, le scélérat se mit à pouffer en se tenant les côtes.

Sa victime se retrouva partagée entre le soulagement et la honte. Il s’était fait avoir comme un bleu.

« Ne me dis… Ne me dis pas que tu as peur du noir ? »

Il parvenait à peine à articuler ces mots entre deux crises de rire.

« Hahaha. Très drôle. Je me suis inquiété bordel ! »

Cette phrase ne fit que redoubler son hilarité. Sincèrement, Alex trouvait cela cocasse, voire impossible, que ce grand benêt puisse se soucier de lui.

« Arrête ton char, tu veux juste ne pas avouer que tu t’es pissé dessus ! »

Il s’extirpa de sa cachette, les genoux tout endoloris, ne pouvant se dépêtrer de ce sourire béat. Enfin un début de revanche, il était au-delà de ravi.

« C’est pas drôle. On fait quoi si la prochaine fois qu’il t’arrive un truc je crois que c’est une blague, hein ? Et d’abord le noir c’est pas grave, c’est pas le problème…

— Ah ouais, t’as décidé de faire ta Drama Queen en fait. Mais c’était pour rigoler ! Ne le prends pas comme ça ! »

Il avait lancé sa tirade en imitant la voix et le ton de Dany.

« J’aurais bien aimé t’y voir tiens ! » réplica celui-ci, sur la défensive.

« Du calme, j’ai un fusible qui marche, tu vas l’avoir ta lumière.

— P’tit con. »

L’insulte était partie en un murmure et presque trop vite pour être entendue. Hélas, l’adolescent avait l’ouïe très fine.

« Vas te faire foutre Dany ! Tu crois vraiment avoir le monopole de la blague lourde ? Sale hypocrite.

— Tu veux répéter ça ? »

Dans la seconde, il poussa sans ménagement Alex au niveau de l’épaule droite et ce dernier en perdit presque l’équilibre. La petite pièce de métal lui échappa des mains et il l’entendit rebondir sur le carrelage. S’en était trop. Sans plus réfléchir à ce qu’il faisait, il s’élança vers l’avant et saisit son ennemi au col, se suspendant presque à son sweat pour le ramener à sa hauteur.

« J’ai dit “sale hypocrite” ! Quoi ? Tu croyais que ça allait bien se passer entre nous juste parce que tu n’avais pas envie de malmener ta conscience ? Sérieux, tu croyais que j’allais oublier toutes ces années où tu m’avais traîné dans la merde avec juste une après-midi sympa et un gâteau ? »

Dany le repoussa une seconde fois, plus violemment. Pourtant quelque chose avait changé. Alex avait beau être le plus chétif des deux, il ne craignait plus sa force, ni les éventuels coups qu’il pouvait recevoir. Toutes ces peurs, qui l’avaient retenu, venaient de s’évaporer et une émotion plus sombre, plus froide, avait pris leur place. Il continuait, déblatérant contre lui sa rancune presque par automatisme :

« Tu es vraiment le pire des abrutis. Tu n’es pas le bienvenu ici, c’est clair cette fois ? Si tu crois pouvoir m’acheter, tu te fous le doigt dans le cul. »

L’autre le dévisageait à mi-chemin entre surprise et colère. Cela le réjouissait. Il voulait voir son bourreau défait, marqué, anéantis. Il frissonnait.

« Ou peut-être tu pensais que si on te voyait comme un mec sympa, ma mère n’allait pas te prendre en grippe pour m’avoir fait chier ?

— Quoi ? »

Ses yeux avaient presque changé de couleur sous l’effet du choc. Cette fois il le tenait. Il avait la sensation que ses tempes étaient couvertes de glace. Son timbre descendait vers les graves presque à chaque mot, sans qu’il ne puisse réellement contenir ses sons.

« Même ma mère te déteste, elle peut pas te blairer. Je me fiche de savoir si ton paternel te laisse te passer tes nerfs sur tes camarades de classe, mais si un jour tu viens vivre ici, crois-moi tu vas en chier. »

Cette fois, la crainte était clairement lisible, dans ses prunelles, sur ses joues trop pâles, dans la façon qu’il avait de ne plus savoir où regarder.

« Oh, tu l’aimais bien ma mère ? Et ben c’est raté. »

Alex voulut poursuivre sa tirade, mais il n’y parvînt pas. Son souffle s’arrêta dans sa gorge et tout à coup, ce fut comme si une main glacée l’avait saisi dans le cou. Il entrouvrit la bouche, les yeux ronds, il fixa le garçon en face de lui, voulant crier, sans succès. Il était en train d’étouffer. Étranglé. Un murmure fit écho à son silence :

« Ça va ? »

Non !

Ce dernier avait dû comprendre sa détresse soudaine, mais avant qu’il n’ait pu réagir, deux tâches apparurent au-dessus de sa tête, les surplombant tous les deux. Seul Alex pouvait les voir. Il s’agissait de deux yeux d’un orange brillant, taché d’un rouge sanguinaire et qui le fixaient là, sans appartenir à un corps, sans appartenir à une silhouette, sans appartenir à rien, comme si le vide lui-même s’était ouvert pour présenter son regard au monde.

Son être tout entier se glaça, envahi par un flot invisible qui coulait naturellement de ces iris de feu, flottant dans l’air, défiant toute logique. Toute chaleur l’abandonna. Le manque d’air commençait à lui engourdir l’esprit. Et comme si tout cela n’avait pas été suffisant, des mots sans queue ni tête résonnèrent dans son crâne, plus proches d’un tonnerre grondant que d’une voix humaine.

Il vit que Dany, l’air paniqué, tendait la main vers son visage, mais bien avant que le contact ne se fasse, l’adolescent se sentit agrippé par une dizaine de mains invisibles, avant d’être traîné par une force colossale hors du couloir, sans qu’aucun hurlement ne puisse passer sa gorge. Propulsé vers l’arrière, son dos heurta un mur de plein fouet et il s’effondra sur le sol, enfin libéré de ses entraves. Ses poumons se déplièrent, grincèrent presque. Un gémissement aigu envahit la pièce. Il ne reconnaissait même pas sa propre voix. La souffrance était amplifiée par ce froid atroce, qui était encore bien là, dans chacun de ses muscles. Il entendait du bruit tout autour. Sans le vouloir, il posa la paume de sa main sur ses lunettes qui étaient tombées. Sans prendre le temps de les remettre et ignorant la douleur, il se précipita vers la seule porte qu’il discernait en face de lui, mut par cette énergie sans bornes de la terreur pure.


Texte publié par Yon, 30 octobre 2016 à 18h57
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