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tome 1, Chapitre 4 tome 1, Chapitre 4

Lorsqu’elle revint à elle, Céline était étendue sur une étroite couchette, et le visage inquiet d’Artus dansait au-dessus d’elle. Elle n’avait aucun souvenir de la manière dont elle était arrivée là, mais l’agitation alentour était à son comble, et les exclamations qui fusaient de toutes parts lui donnaient mal à la tête. Que se passait-il ? Elle tenta de se redresser mais une main ferme sortie de nulle part s’abattit sur son épaule et la repoussa en arrière. Elle allait protester, réclamer davantage de douceur et des explications, mais elle n’en eut pas le temps. Une voix aigre, aussi désagréable qu’une craie crissant sur un tableau noir, réclama soudain le silence et le calme.

— Ça suffit ! Silence ! Écartez-vous, à présent ! Tous, sans exception !

Artus sortit brusquement de son champ de vision, remplacé par le visage ingrat d’Edna, l’infirmière attitrée de Cendre. Céline eut un mouvement de recul, mais le lit l’empêcha d’aller bien loin. Elle détestait Edna. D’aussi loin que remontaient ses souvenirs d’enfant, elle l’avait toujours détestée. Pire que ça : en réalité, elle était terrifiée par Edna. C’était une femme méchante, qui pinçait les enfants pour les faire tenir tranquille, et n’hésitait pas à leur détailler par le menu les atroces sévices qu’elle leur ferait subir s’ils ne suivaient pas ses recommandations à la lettre. Elle était pourtant entièrement dévouée au Veilleur, presque jusqu’à la frénésie et c’était en partie ce qui inquiétait Céline. Sa dévotion n’avait rien de naturel.

En grandissant, elle avait bien entendu appris à se montrer moins impressionnable, mais sa répugnance pour cette femme restait entière. Son long nez pratiquement collé au sien, les yeux clignant derrière les verres de ses lunettes en culs de bouteille et la bouche grande ouverte sur une haleine désagréable qui lui donna des haut-le-cœur, Edna commença à la palper de la tête aux pieds. Révulsée, Céline la repoussa d’instinct des deux mains, et se redressa sur son séant.

— Tout va bien ! Tout va parfaitement bien, ne vous dérangez pas pour moi. 

Le visage de l’infirmière se figea comme un masque mortuaire, et Céline crut la voir montrer les dents. Elle se souvenait de tout à présent. Depuis quelques semaines, l’annonce du nouveau cycle l’avait mise dans tous ses états, et il y avait une raison bien précise à cela. Artus ne pouvait pas comprendre, et jusqu’ici, elle n’avait pas trouvé le courage de lui expliquer, même si elle savait bien qu’il lui faudrait le faire à un moment ou à un autre. L’angoisse était montée graduellement en elle, accompagnée de son lot de douleurs insidieuses à la poitrine et à l’estomac. Depuis ce matin, elle avait atteint son paroxysme, et Céline s’était même demandé si elle n’allait pas faire un malaise.

De toute évidence, c’était précisément ce qui s’était passé au cours de la cérémonie. Un peu plus tôt dans l’après-midi, lorsqu’elle avait senti que son compagnon allait l’interroger une fois de plus sur les raisons de sa nervosité, elle avait préféré fuir plutôt que prendre son courage à deux mains et tout lui raconter. Seulement voilà, son secret l’avait rattrapée, et à présent, c’était toute la colonie qui risquait d’apprendre la vérité. Elle ne pouvait pas laisser une chose pareille se produire, il y avait trop en jeu. Elle bascula précipitamment ses jambes en dehors de la couchette, et accepta la main tendue d’Artus avec gratitude. D’aucuns l’auraient prise pour une folle, à réagir avec une telle virulence, mais pas Artus. Lui se contentait de la soutenir, envers et contre tout.

— Allons, ma petite, ne faîtes pas l’enfant ainsi. Vous avez fait un malaise, vous êtes restée inconsciente pendant beaucoup trop longtemps, c’est un signe que nous ne pouvons pas négliger, et je suis sûre que votre ami pense la même chose que moi. Laissez-moi vous examiner, ce sera rapide.

— Mais je vous assure, tout va parfaitement bien à présent. Je me suis comportée comme une écervelée, j’étais tellement excitée à la perspective de la cérémonie, de ce nouveau cycle, que je n’ai pas pris le temps de m’alimenter correctement. C’est une bêtise, je vous l’accorde, mais ce n’est pas grave. Laissez-moi seulement passer, et je vous promets d’aller illico piller le buffet de la réception.

Le regard froid d’Edna plongea dans le sien et Céline eut la désagréable sensation qu’elle lisait en elle comme dans un livre ouvert, qu’elle flairait le mensonge à plein nez. Elle grimaça un sourire nerveux et fit un pas en avant pour forcer l’infirmière à la laisser passer. Pendant un moment qui lui parut durer une éternité, cette dernière ne bougea pas d’un cil, et la jeune femme commença à envisager le pire.

— Je vais m’assurer qu’elle mange, ne vous en faîtes pas. Et je vous la ramène à la moindre alerte, vous pouvez compter sur moi !

Céline bénit intérieurement son compagnon, et son indéfectible loyauté. Edna fit un pas de côté, l’air mauvais. Elle ne pouvait pas lui imposer cet examen médical sans faire un esclandre, et il y avait trop de monde dans l’infirmerie. Artus, pour commencer, mais aussi Piero qui l’avait accompagné. Alors la vieille chouette capitulait, mais au regard noir qu’elle lui lança, la jeune femme comprit qu’elle aurait tout intérêt à se méfier d’elle à l’avenir. Elle prit Artus par la main, et ils quittèrent l’infirmerie comme s’ils avaient le diable aux trousses, Piero peinant à suivre le rythme derrière eux.

— Attends une minute, où est-ce qu’on va ?

Artus avait ralenti en comprenant que Céline ne les conduisait aucunement à la réception, mais dans la direction opposée, où se trouvait leur petit deux-pièces. Elle lui jeta un coup d’œil rapide mais ne répondit pas, se contentant de tirer plus fort sur sa main pour le faire avancer. Cette fois, excédé par son attitude, et surtout très inquiet de la manière dont elle se mettait elle-même en danger, il refusa de se laisser faire.

— Non, je n’irai pas plus loin. Je veux une explication, Céline ! J’ai promis à Edna de veiller sur toi et j’ai bien l’intention de le faire. Tu rumines je ne sais quoi depuis des jours, au point de t’en rendre malade. Regarde-toi, tu as des cernes jusqu’au milieu des joues, tu te ronges les ongles, tu sursautes au moindre bruit et tu regardes les gens comme si tu guettais un signe de... Oh, et puis je n’en sais rien, mais ça me rend dingue ! Dis-moi ce qui se passe, je t’en prie.

— Là, au milieu du couloir ?

Elle lâcha sa main, et Artus ne fut que trop conscient de tout le symbolisme de son geste. Le silence qui s’installa entre eux était chargé de rancœur. Céline lui en voulait de la confronter ainsi ; il ruminait son manque d’assurance. Les larmes montèrent aux yeux de la jeune femme et ses épaules s’affaissèrent. Il eut envie de la prendre dans ses bras en lui assurant que, quel que soit le problème, tout irait bien, mais il était déterminé à ne pas laisser passer le coche. Mal à l’aise, Piero avait amorcé une retraite, et Artus le vit disparaître au détour d’un couloir.

Il reprit la main de la jeune femme, et cette fois ce fut lui qui l’entraîna en direction de leur appartement. Elle pressa ses doigts avec reconnaissance et le suivit sans un mot. Ce n’est qu’une fois la porte refermée derrière eux que Céline accepta de le regarder à nouveau dans les yeux. La pièce principale était plongée dans une douce pénombre seulement atténuée par la lampe d’un immense aquarium qui la séparait en deux, masquant le côté chambre. Le glougloutement continu de l’alimentation en oxygène du bassin avait quelque chose d’apaisant, presque autant que la valse lente des majestueux poissons tropicaux. Céline se laissa tomber sur l’antique sofa du salon, et Artus l’y rejoignit.

— Parle-moi, je t’en prie… J’ai besoin de savoir, Céline.

— Je sais. Je ne voulais pas t’en parler avant d’être absolument sûre, mais le doute n’est plus permis. Et avec ce qui se trame, je suis morte de trouille… Je suis enceinte.

Le cœur d’Artus manqua un battement, puis il se lança dans une incontrôlable sarabande entre ses côtes. Ses pupilles s’élargirent, et un immense sourire illumina tout son visage. Enceinte ? Qu’y avait-il de si dramatique là-dedans ? Au contraire, pour Artus, c’était une excellente nouvelle, et il était convaincu que toute la communauté serait en liesse en l’apprenant.

— C’est vrai ? C’est merveilleux ! Oh Céline, je suis le plus heureux des hommes ! Mais… je ne comprends pas. Nous avons parlé de ça à de nombreuses reprises, et je croyais que nous le voulions tous les deux. De quoi as-tu peur ? Il y a un problème avec le bébé ?

Elle secoua vivement la tête comme pour le rassurer, mais son expression était si accablée qu’une sourde inquiétude monta en lui.

— Mais non ! Enfin, je n’en sais rien, mais ce n’est pas le problème !

— Comment ça, ce n’est pas le problème ?!

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, enfin ! Je pensais qu’après la cérémonie de ce soir, tu comprendrais… Nous sommes de ce que le Veilleur appelle la première génération, des orphelins issus de Nouvelle Atlantide et sauvés de la débâcle avant d’être corrompus, c’est ce qu’on nous a enseigné. Nous avons été élevés dans la conviction de notre supériorité sur les Atlantes. On nous a rabâché un nombre incalculable de fois que nous avions un destin : celui de sauver l’espèce humaine. Dès la puberté, on nous a encouragés à choisir un partenaire avec lequel avoir des relations sexuelles et faire des enfants…

Artus hochait la tête, presque mécaniquement, à chacune des phrases de Céline. Elle ne lui apprenait rien, il savait tout cela. Et même s’il l’aimait profondément, il reconnaissait par devers lui que les circonstances avaient très probablement favorisé leur rapprochement, et ce dès leurs tendres années. Cela ne l’empêchait pas de lui être très attaché, ni d’éprouver une joie immense à l’idée d’être le père de son enfant. Elle semblait avoir d’autres préoccupations, et poursuivait, l’air détaché et le regard fixe.

— Seulement, malgré toute notre bonne volonté, nous sommes défectueux. Aucun enfant n’est jamais né à Cendre de parents Cendrés, tu le sais comme moi. Or, une communauté incapable de se reproduire, ni d’accueillir en son sein de nouveaux éléments, est immanquablement vouée à la destruction. C’est pourquoi le Veilleur a pris la décision qui s’imposait : celle d’annoncer un nouveau cycle. Ce soir, sept enfants sont arrivés à Cendre, sept nouveaux nés, dont certains prématurés à peine sortis de la couveuse. La seconde génération…

— Je ne comprends pas où tu veux en venir. Je suis conscient de tout ça, mais justement, notre enfant est une lueur d’espoir, un petit miracle à lui tout seul !

— Ah oui ? Et tu veux faire peser cette responsabilité sur ses épaules ? Et bien, pas moi ! Bon sang, Artus, comment peux-tu être aussi naïf ? Ces enfants viennent de Nouvelle Atlantide, ils ont été arrachés à leurs parents ! Que crois-tu qu’un homme capable d’une telle atrocité va faire du nôtre ?

— Non, ce sont des orphelins, comme l’étaient tous ceux de la première génération ! Comme toi, comme moi ! Le Veilleur les a recueillis et protégés des Atlantes. Ils seront bien mieux à Cendre, au sein d’une communauté qui saura les aimer et faire d’eux des personnes de valeur.

— Mais enfin Artus, tu n’es pas plus bête qu’un autre alors réfléchis ! Calcule la probabilité pour que, au sein d’une population de moins de deux cents individus, les parents de sept enfants du même âge décèdent brusquement tous en même temps ! C’est rigoureusement impossible. Et même si c’était le cas, Cendre n’existe pas, nous n’existons pas ! Sous quel prétexte ces enfants auraient-ils atterri ici ?

Artus ouvrit la bouche dans l’intention de se récrier à nouveau, mais aucun son n’en sortit. Il était déjà à bout d’arguments, et la véhémence avec laquelle elle soulignait l’évidence était sous doute le pire. Elle évoquait sa naïveté, mais peut-être était-elle encore trop bonne. Les horribles conséquences de ce que Céline était en train de lui raconter l’assaillaient de plein fouet. Pourtant, se résoudre à l’accepter, c’était admettre que toute leur vie reposait sur un gigantesque mensonge, et il n’était pas prêt pour ça.

— Et s’il y avait eu un accident ? Une section entière de Nouvelle Atlantide aurait pu être submergée et des tas de gens décimés… Le Veilleur aurait très bien pu en profiter pour mettre ces bébés à l’abri.

— Mais bien sûr, et c’est probablement déjà ce qui s’est passé quand nous étions petits. Seigneur, Artus, tu crois vraiment ce que tu dis, ou tu refuses bêtement de regarder la vérité en face ? Parce que si tu poursuis dans cette voie, et bien… notre enfant risque d’en être la première victime. Et je n’ai pas l’intention de laisser faire, je te préviens.

— Arrête, tu exagères ! Qu’est-ce que tu veux qu’ils lui fassent ? Nous n’avons jamais été martyrisés, que je sache. Et puis qui sont ces ils, d’abord ?

Céline serra les dents en soufflant bruyamment par le nez. Il se faisait l’avocat du diable et avec sa mauvaise foi, il allait réussir à la faire sortir de ses gonds. Mais au-delà de la colère, elle restait consciente d’une chose essentielle : elle ne devait surtout pas se le mettre à dos, parce que dans toute cette histoire, il était son unique allié potentiel.

— Le Veilleur, Edna et d’autres probablement… On ne monte pas un truc pareil à deux. Tu as raison, nous n’avons jamais été martyrisés ; nous avons seulement grandi sans parents ; on nous a seulement bourré le crâne des obligations qui étaient, et qui sont toujours, les nôtres pour le bien de la communauté. Je refuse de les laisser m’arracher mon bébé pour en faire un messie ou quelque-chose dans ce genre. Je préfère encore mettre un terme à cette grossesse !

Le choc fut rude. Incrédule, Artus la dévisagea longuement avec la sensation de tomber dans un gouffre sans fond. Il ne l’avait jamais vue aussi hargneuse, il ne la reconnaissait plus. Ses yeux lançaient des éclairs, de colère ou de folie, il n’aurait su le dire ; sa lèvre supérieure se relevait en un pli amer qui dévoilait ses dents comme si elle était prête à mordre. Où était passée la douce jeune femme avec laquelle il avait grandi et partagé tant de choses ? Etait-elle réellement en train d’envisager de se débarrasser de leur enfant ? Il n’arrivait pas à comprendre comment de telles pensées avaient pu se frayer un chemin dans son esprit sans que jamais il ne se doute de rien. Impuissant, il secoua pourtant la tête avec une détermination grandissante.

— Je ne te laisserai pas faire…

— Alors aide-moi, Artus ! Aide-moi à protéger notre enfant. A le mettre en sécurité loin des griffes du Veilleur et de sa clique.

— Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse, à la fin ?

Le choc l’avait comme anesthésié pendant quelques secondes, l’empêchant de réfléchir un tant soit peu clairement à la situation. A présent, diverses émotions se disputaient le devant de la scène. La peur, pour commencer. Peur d’admettre qu’elle n’avait pas complètement tort et qu’une partie de ses arguments avait fait mouche. Peur peut-être aussi qu’elle ne soit en train de perdre la tête, et ne finisse par mettre sa menace à exécution. Malgré tout, le sentiment qui l’emportait était la colère, parce qu’avant cette funeste soirée, il vivait insouciant et pleinement heureux à Cendre, au sein d’une communauté qu’en grande majorité il appréciait. Elle venait de bouleverser l’ordre établi, remettant en cause les fondements même de leur existence.

Et elle n’avait de toute évidence pas fini.

— Nous n’avons pas le choix, Artus, nous devons quitter Cendre.


Texte publié par Kahlan, 20 novembre 2016 à 14h16
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