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tome 1, Chapitre 3 tome 1, Chapitre 3

Lucie avait quitté son refuge quelques minutes après le départ de Martha, baissant soigneusement la manche de sa tunique sur son bras nouvellement tatoué. La vieille femme n’avait pas très bonne réputation au sein de Nouvelle Atlantide. Par méchanceté ou peut-être par peur, les gens se moquaient de ses prédictions, et considéraient ceux qui s’y adonnaient comme de pauvres fous. Si la thérapeute ne cachait pas son affection pour la voyante, elle ne tenait cependant pas à attiser les commérages en affichant son tatouage. Anxieuse, elle prit la direction du dispensaire, bien décidée à en avoir le cœur net.

Elle longea la traverse méridienne externe jusqu’à la première passerelle, impressionnant rayon de plus de deux cents mètres de long qui permettait de rejoindre la traverse méridienne interne. Beaucoup plus petite que la précédente, cette dernière donnait accès à l’axe de la bulle où se trouvaient les bureaux, le centre de recherches, les jardins, le dispensaire, ainsi que les bâtiments administratifs et culturels. Lucie admira les lieux en attendant l’ascenseur, elle ne s’en lassait pas. Victor de Vallois avait choisi pour son projet des matériaux d’excellente qualité et, entretenus avec soin, ils resplendissaient comme au premier jour. La bulle toute entière était une déclinaison du blanc laqué de la structure et du vert triomphant des végétaux.

Parvenue au niveau moins trois, elle prit la direction du dispensaire où elle se présenta au secrétariat du docteur Fisher. Elle n’avait pas de rendez-vous, mais elle savait que Bradley ne refuserait pas de la recevoir et de lui parler. Il était l’autre psychologue qui participait au projet, et c’était lui qui s’était occupé d’elle après le drame. Malgré tout ce que Martha pouvait avoir à en dire, Lucie lui devait beaucoup. Elle dut cependant patienter une bonne quarantaine de minutes avant d’accéder à son cabinet.

— Lucie ! C’est une joie de vous recevoir ! Comment allez-vous, ma chère ?

Un immense sourire aux lèvres, il manœuvra son fauteuil roulant pour contourner avec habileté sa table de travail en verre fumé. Il l’embrassa sur les deux joues et l’étreignit avec sa gentillesse coutumière. Elle éprouvait une grande admiration pour lui, et tout particulièrement pour sa force de caractère. Il avait encore ses deux jambes au moment de l’embarquement. Il les avait perdues lors de ce stupide accident au cours duquel Amaury Duvignac avait perdu la vie, et qui avait conduit à l’abandon de l’une des couronnes d’amarrage. Là où d’autres se seraient laissés aller et auraient plongé dans la dépression, il avait pris le taureau par les cornes et poursuivit son travail auprès de ceux qui avaient plus que jamais besoin de lui.

— Je vais très bien, merci. Je voulais simplement évoquer avec vous certaines… rumeurs qui commencent à courir les chemins de traverse.

— Je vois... Martha fait encore des siennes ?

— Brad, il ne s’agit pas que d’elle ! Il paraît qu’il y a eu une autre fausse-couche tôt ce matin. Qui était-ce, cette fois ? Louise, la maîtresse d’école ? Ou bien Rose, la jeune femme qui s’occupe si bien de la bibliothèque ? Reconnaissez que c’est inquiétant, c’est déjà la septième en quelques semaines à peine ! Nous avons besoin de ces naissances !

Lucie s’emballait, sa voix s’élevait vers les aigus. Elle savait bien qu’elle n’aurait pas dû s’en prendre ainsi au thérapeute, il n’était en rien responsable de la situation. Mais plus que la raison qui leur dictait de se reproduire aussi souvent que possible pour perpétuer l’espèce, c’était le cœur qui s’exprimait. Son cœur de mère anéantie par la disparition d’un enfant mort né.

— Je vous demande pardon, Bradley, je ne devrais pas me mettre dans des états pareils.

— Ce n’est rien, ne vous en faîtes pas pour ça... Mais oui, vous avez raison, vous devriez conserver une certaine distance. Ce n’est pas vous rendre service que de vous inciter ainsi à vous impliquer personnellement. Vous le savez aussi bien que moi, Lucie, ce sont des choses qui arrivent, cela fait partie de la vie. Et nous subissons tous des conditions de vie bien particulières.

Lucie hocha la tête à contrecœur. C’était vrai, l’être humain n’était pas fait pour vivre sous l’eau de manière prolongée. Il avait besoin de soleil, de grand air, et de tout un tas de nutriments dont ils ne disposaient plus, malgré tous les efforts des scientifiques pour les recréer de manière artificielle. En pareilles circonstances, était-il vraiment si étrange que certaines femmes éprouvent des difficultés à mener leur grossesse à terme ?

— Vous craignez que ça ne recommence, n’est-ce pas ? Une nouvelle série de fausses couches soit disant inexpliquées comme en 2017, c’est ce qu’elle a réussi à vous mettre en tête ? Et bien si c’est le cas, rassurez-vous, cela signifie que c’était la dernière !

La psychologue devint aussi blanche qu’un cachet. Choquée, elle dévisagea Fisher d’un air abasourdi, sans réussir à croire qu’il venait réellement de prononcer ces mots-là. Elle pouvait aisément imaginer à quel point les insinuations de Martha, et les rumeurs qui n’allaient pas tarder à en découler, pouvaient exaspérer les membres du corps médical, quels qu’ils soient. Mais de là à proférer pareilles horreurs, il y avait une limite à ne pas franchir, en particulier devant elle, qui avait subi l’innommable. Comme le thérapeute n’avait pas l’air de regretter ses paroles le moins du monde, Lucie serra les dents et se leva, ulcérée. Alors seulement, Fisher sembla réaliser qu’il avait dépassé les bornes.

Il essaya de la rappeler, adoptant le ton de celui qui cherche à arrondir les angles, la main tendue vers elle en un geste apaisant. Mais le mal était fait, et Lucie l’ignora superbement. Sans proférer le moindre mot, elle lui décocha un regard assassin et prit à grands pas la direction de la porte. Elle la referma tout doucement derrière elle, sourit à la secrétaire comme si rien ne s’était passé, et s’en fut. C’est pourtant l’esprit en ébullition qu’elle traversa l’aile est du dispensaire pour gagner la maternité, où elle espérait avoir l’occasion d’échanger quelques mots avec Louise ou Rose, selon l’identité de la malheureuse. Même si Fisher y mettait de la mauvaise volonté, elle était à présent bien décidée à trouver quelqu’un d’autre pour lui fournir les renseignements qu’elle cherchait.

Le calme qui régnait dans le service des nouveaux nés, et les couleurs pastel des éléments de décoration, l’apaisèrent un peu. Lucie n’avait pas souvent l’occasion de venir rendre visite à qui que ce soit en ces lieux, aussi prit-elle le temps de déambuler quelques minutes derrière la vitre de la nursery. Elle observa un moment, un sourire attendri aux lèvres, l’unique bébé paisiblement endormi dans son berceau. La lourde perte qu’elle avait subie près de trente ans auparavant aurait pu la rendre aigrie, lui faire fuir les tous petits, mais c’était loin d’être le cas. Elle adorait les enfants, et les bébés en particulier.

Un vagissement soudain la tira de sa contemplation, et elle se retourna. Une jeune femme aux traits avenants et aux courts cheveux bruns approchait en chantonnant doucement. Elle portait un enfant soigneusement emmailloté dans ses bras. Lucie la salua d’un sourire et d’un hochement de tête, mais elle attendit qu’elle ressorte de la nursery pour l’aborder.

— Bonjour ! Puis-je vous demander un renseignement ?

— Mais bien sûr, je suis là pour ça, je vous en prie...

— Je venais rendre visite à Louise. J’ai appris qu’elle avait perdu son enfant tôt ce matin, et je… Et bien, je me suis dit qu’elle avait probablement besoin de tout le soutien possible. Mais je suis venue bille en tête, sans savoir précisément où elle se trouve et… Enfin, je me demandais si elle se trouvait toujours à la maternité, ou si on l’avait changée de service.

Suite à la Seconde Immersion, le conseil qui présidait à la destinée de Nouvelle Atlantide s’était fait un devoir de prendre certaines mesures afin de préserver ce qui restait de l’Humanité. Il avait instauré une politique de naissance très stricte et d’une simplicité enfantine : il fallait faire des bébés ! Ainsi, les jeunes gens étaient largement encouragés à s’unir et à procréer. Au grand dam du professeur de Vallois, des moyens de contraception restaient disponibles mais dans certains milieux, il était extrêmement mal vu d’en faire état.

Malgré cela, les grossesses n’étaient pas si fréquentes au sein de la cité, et la croissance de leur petite communauté restait clairement insuffisante pour une pérennisation de l’espèce. Lors de la dernière fête du printemps, de Vallois s’était publiquement réjoui des onze naissances à venir, mais depuis lors, la situation avait bien changé. Le drame de la matinée était déjà le septième. Sur ces onze enfants à naître, trois avaient quitté le ventre de leur mère sans problème particulier et un quatrième était toujours en gestation, mais aucun autre ne verrait le jour. Pareil cycle infernal avait déjà eu lieu, au cours de l’année 2017, lorsque Lucie elle-même avait perdu sa fille.

La psychologue avait évoqué Louise un peu au hasard, parce que c’était celle dont la grossesse était la moins avancée. Elle ne la connaissait pas vraiment, mais elle aurait été capable de l’identifier, comme chacune des cent quarante autres personnes qui vivaient dans la cité-bulle. Elle eut de la chance, en quelque sorte. Le visage de la puéricultrice s’affaissa soudain, et son expression se fit grave.

— C’est une véritable catastrophe, elle est anéantie. Vous la trouverez chambre dix-neuf, mais je crains qu’elle ne soit pas vraiment en état d’entretenir une conversation. On a été obligé de la mettre sous calmants, vous vous doutez bien.

— Oui, j’imagine, je suis moi-même passée par là, il y a des années... Vous étiez de service quand c’est arrivé ?

— Non, et je me réjouis de ne pas y avoir assisté, même si je ne devrais sans doute pas le dire. Pauvre Louise, c’est une telle épreuve ! Vous vous rendez compte ? Elle était à moins de six semaines de la naissance de son enfant... Comment la soutenir dans un moment pareil ? On ne nous apprend pas ça à l’école, c’est trop dur.

Bien sûr qu’elle se rendait compte, mais la jeune femme était trop bouleversée pour le réaliser. Lucie s’efforça de ne pas laisser transparaître sa douleur, si prompte à l’assaillir à nouveau malgré tout le temps passé. Elle pressa la main de la puéricultrice en un geste de réconfort, et cette dernière balaya résolument les larmes qui menaçaient de déborder sur ses joues. Elle était tellement jeune. Lucie reprit le fil de la conversation.

— Je comprends votre désarroi... Mais c’est tout de même fou qu’on en perde autant, ce n’était pas arrivé depuis des années, si je ne me trompe. Et c’est déjà la septième ! Enfin, sans même parler des mères elles-mêmes qui devaient être mortes d’inquiétude, je suppose que tous nos obstétriciens se montraient particulièrement prudents avec elles, surtout ces derniers temps. Alors comment cela a-t-il pu arriver ?

La jeune femme jeta un regard inquiet autour d’elle, guettant une oreille indiscrète. Elle avait l’air plutôt mal à l’aise et en même temps, il était évident qu’elle avait un besoin urgent de parler. Lucie fit un pas en avant, s’approchant d’elle presque imperceptiblement, et croisant les doigts pour qu’elles ne soient pas dérangées maintenant.

— Je suis aussi perplexe que vous, très honnêtement ! C’est la panique au dispensaire. Vous imaginez ? Le professeur de Vallois lui-même a fait le tour de tous les services ce matin. Il nous a formellement interdit d’en discuter entre nous et de propager les commérages, comme il dit. Mais ce devrait être tout le contraire ! Il faut qu’on en parle, il faut qu’on comprenne !

A ces mots, Lucie comprit soudainement mieux la réaction de Fisher. Elle avait rejoint le projet Nouvelle Atlantide dix-huit mois avant l’immersion, partageant avec le reste de l’équipe la tension et la frénésie qui avaient précédé le lancement. A l’époque, Victor de Vallois était un homme encore jeune, au charme dévastateur, mais aussi et surtout à l’exigence sans limite envers ses collaborateurs. Tous avaient à cœur la réussite du projet, aussi sa tyrannie avait-elle été plutôt bien tolérée. Mais les choses s’étaient nettement dégradées avec le temps, et l’enfermement.

Après la Seconde Immersion, rivalités et conflits en tous genres s’étaient propagés au sein de la communauté, et de Vallois n’avait bientôt plus fait l’unanimité. Ce que les gens avaient été prêts à accepter pendant un temps, pour de nobles raisons, ils ne le toléraient plus. Le conseil avait beau s’évertuer à faire tampon, De Vallois, détenteur du pouvoir exécutif et conscient de l’être, se comportait en dictateur. Aller à l’encontre de ses décisions, c’était s’exposer à de terribles ennuis. D’où la réaction de Fisher… Si le grand ponte de la cité avait décrété le secret, il allait être compliqué de démêler le vrai du faux.

La puéricultrice s’était emballée, haussant la voix sans s’en rendre compte. Dans son dos, à l’autre extrémité du couloir, une femme à l’air revêche passa la tête à l’extérieur d’une salle de soins et leur décocha un regard noir. Lucie lui grimaça un sourire d’excuse qui fit se retourner son interlocutrice. Lorsqu’elle l’aperçut, la jeune femme coupa brusquement court à ses confidences. Livide et tremblante, elle s’enfuit dans la nursery sans se donner la peine de prendre congé.


Texte publié par Kahlan, 9 novembre 2016 à 13h20
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