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tome 1, Chapitre 2 tome 1, Chapitre 2

D’un puissant coup de palme, Artus se faufila telle une anguille entre les algues colorées qui tapissaient les fonds marins, à la verticale de la cité. Il jeta un coup d’œil prudent alentour, guettant les éventuels projecteurs qui lui auraient signalé à coup sûr la présence d’Atlantes en exploration. On les appelait comme ça parce qu’ils vivaient dans la cité-bulle, cette nouvelle Atlantide dont lui et ses pairs étaient issus, mais à laquelle ils n’avaient pourtant pas accès. Eux habitaient à Cendre, l’une des sept couronnes d’amarrage de la cité, celle qu’on avait abandonnée en 2017 suite à une grave avarie technique.

Cendre n’était pas censée abriter qui que ce soit. A l’origine, c’était une des structures destinées à capter et recycler le gaz carbonique, mais un incident avait conduit à son abandon, et comme les six autres couronnes suffisaient largement au bon fonctionnement de la cité et à la survie de ses quelques dizaines d’âmes, nul ne s’en était réellement soucié. Nul, sauf le Veilleur, celui qui les y avait amenés, abrités et élevés en secret. Ils constituaient une toute petite communauté en marge de Nouvelle Atlantide, dont personne ne devait soupçonner l’existence. C’est pourquoi en regagnant la structure, Artus veillait à ne pas attirer l’attention.

Il leva les yeux et admira une fois de plus la majestueuse rampe d’accès hélicoïdale qui reliait les couronnes d’amarrage à la cité-bulle. Le spectacle avait quelque chose d’imposant et en même temps d’éminemment gracieux. Artus aurait donné n’importe quoi pour aller jeter un coup d’œil à la sphère d’habitation, mais il avait été bercé de telles horreurs sur les Atlantes et leurs mœurs étranges qu’il ne risquait pas de s’en approcher. Parsemées sur toute la hauteur de la rampe, d’autres sphères, plus petites, servaient de ballasts ou occupaient différentes fonctions d’exploitation des ressources des océans. Artus aurait pu décrire tout ça les yeux fermés et en expliquer le fonctionnement, cela faisait partie de ce qu’on enseignait aux Cendrés en classe.

Il rabattit soigneusement sa besace contre son corps, veillant à ce que le produit de sa maraude dans les champs d’aquaculture atlantes ne s’en échappe pas. Puis il s’élança comme un dauphin à travers la plaine aquatique. Ils veillaient toujours à prélever de toutes petites quantités, de telle sorte que nul ne s’aperçoive du larcin. Cela apportait un agréable changement à leur alimentation, mais cela ne devait en aucun cas les mettre en danger. Six couronnes étaient disposées en étoile autour de celle, la septième, qui se trouvait directement au pied de la rampe. Cette dernière était reliée aux autres par des passerelles doucement éclairées, sauf celle qui menait à Cendre, plongée dans l’obscurité. Cela faisait bien les affaires d’Artus qui pouvait la longer presque à l’aveugle, et sans risque d’être repéré.

Il atteignit bientôt sa destination, et activa la procédure de remplissage du sas. La structure tout entière le dominait de sa masse sombre, et de l’extérieur, nul n’aurait pu deviner qu’elle était occupée. Suite à cette avarie de 2017, Cendre avait été déconnectée de tous les circuits de Nouvelle Atlantide. Elle était complètement autonome et elle le resterait tant qu'ils ne dépasseraient pas un certain seuil démographique. Elle produisait son électricité, son eau douce, et était capable de recycler son air. Les Cendrés vivaient essentiellement de la pêche et parfois des chapardages d’Artus dans les champs d’aquaculture de la cité.

Le panneau coulissa vers le haut, et il pénétra à l’intérieur du sas en ondulant. Il y faisait noir comme dans un four, et sans la force de l’habitude, il aurait tâtonné un moment à la recherche du bouton permettant d’inverser la manœuvre. La porte se referma et l’eau fut aspirée à l’extérieur, tandis qu’une série de pâles veilleuses s’allumaient au niveau du sol. Chacun des hublots avait été soigneusement occulté, si bien qu’il était impossible d’observer la moindre luminosité depuis les fonds marins. Lorsque le niveau de l’eau atteignit son torse, Artus coupa l’arrivée d’air de sa bouteille et s’en débarrassa avec soulagement. Puis il ôta ses palmes et sa combinaison de plongée, avant de récupérer sa besace qui avait dérivé.

Une fois le sas vidé, une porte s’ouvrit dans la cloison opposée de celle par laquelle il était entré, révélant la silhouette gracieuse et élancée d’une jeune femme. Elle lui sourit joyeusement en se glissant dans ses bras, indifférente à la perspective de tremper sa tunique blanche.

— Dis-moi, est-ce de cette manière que tu accueilles tous les maraudeurs à leur retour ?

Elle lui donna une petite tape sur l’épaule avec une moue chagrine, avant d’embrasser ses lèvres au goût salé.

— Idiot ! Figure-toi que je le ferai peut-être si j’en avais l’occasion, mais tu es le seul à avoir suffisamment de cran pour approcher de leurs installations, les autres ont bien trop peur. Alors ma foi, on fait avec ce que l’on a !

Artus rit doucement tout en lui rendant son baiser. Puis il la prit familièrement par la taille et l’entraîna dans la petite pièce d’à côté, qui faisait office de vestiaire. Là, il suspendit la combinaison à l’un des porte-manteaux prévus à cet effet, et mit à sécher les palmes sur un râtelier. Il connaissait Céline depuis toujours, ils avaient grandi ensemble à Cendre et y avait suivi l’enseignement du Veilleur. C’était une jeune femme fière et indépendante, toujours pleine de joie de vivre. Leur amitié avait naturellement fait place à une relation plus intime à la fin de l’adolescence, et depuis, leur couple était une évidence, tant pour eux que pour le reste de la communauté.

— Tout s’est bien passé ? Pas de mauvaise rencontre ?

— Non, aucune, mais j’ai l’impression qu’ils négligent de plus en plus les cultures. Tu verrais dans quel état sont les champs, ça fait mal au cœur ! Ça n’a pas de sens, c’est une de leurs principales sources d’alimentation. Alors quoi ?

Céline haussa les épaules en signe d’ignorance. Artus lui jeta un coup d’œil en biais, se rendant bien compte qu’elle ne l’écoutait que d’une oreille distraite. Et il savait pourquoi. Depuis l’annonce du nouveau cycle, elle était soucieuse, pour ne pas dire anxieuse. Il la surprenait fréquemment plongée dans ses pensées, se mordillant les lèvres ou se tordant les doigts en signe de nervosité. Cela ne lui ressemblait pas. Il n’avait aucune idée de ce qui l’inquiétait à ce point, mais il devinait que c’était lié à la cérémonie. Il avait bien essayé d’aborder le sujet avec elle, mais elle détournait systématiquement la conversation.

— Tu m’accompagnes ? Je vais passer déposer ma récolte en cuisine, avant d’aller me préparer pour la réception.

Céline grimaça tout en portant la main à son ventre, et Artus ralentit l’allure. Il n’était plus seulement question d’angoisse cette fois, les symptômes devenaient psychosomatiques. Il tendit la main pour l’attraper par le poignet et la forcer à s’arrêter pour lui expliquer enfin, mais elle réussit à lui échapper comme une véritable anguille.

— Ne cherche pas à m’attirer dans tes filets, vile séducteur, nous n’avons absolument pas le temps de batifoler ! J’ai bien l’intention d’être la plus belle de la soirée, figure-toi, et cela nécessite quelques petits… ajustements. On se retrouve directement là-bas, d’accord ? Tu ne vas pas reconnaître le jardin d’hiver !

Et sans attendre son assentiment, elle fila dans le couloir à grandes enjambées, non sans lui avoir décoché un sourire forcé. Artus serra les mâchoires de frustration, poussa un soupir à fendre l’âme et faillit lui emboîter le pas, convaincu qu’elle se sentait mal et le lui cachait pour ne pas l’inquiéter. Mais il ne tenait pas à la pousser à la confrontation, pas ce soir en tous cas, aussi abandonna-t-il cette idée en se promettant que ce n’était que partie remise.

Lorsqu’il se présenta à l’entrée du dôme, il lui fallut effectivement quelques minutes pour s’habituer à la nouvelle décoration des lieux. Le jardin d’hiver était situé au centre de la couronne d’amarrage. Il était recouvert d’une vaste coupole en verre envahie par la vase, que les Cendrés s’appliquaient à ne surtout pas nettoyer parce qu’elle les protégeait des regards extérieurs. On avait utilisé les lampes horticoles à rayonnement bleu ou violet comme éléments de décoration, et les bosquets avaient été entièrement élagués et nettoyés. Artus fit quelques pas à l’intérieur, un sourire béat aux lèvres. On se serait cru dans un cocon de verdure !

Toute la communauté avait répondu à l’appel du Veilleur, et malgré les difficultés qu’ils rencontraient au quotidien pour s’approvisionner en tissu, chacun avait fait de son mieux pour se mettre sur son trente-et-un. Il parcourut l’assemblée à la recherche de Céline, sans succès. Il aperçut en revanche son ami Piero, un gars chétif au teint blafard qu’il avait pris sous son aile alors qu’ils n’étaient encore que des enfants. Il était affublé d’une très mauvaise vue, si bien qu’il s’installait immanquablement aux premières places. C’était le cas, ce jour-là comme les autres jours, et Artus eut tout juste le temps de le rejoindre avant que le Veilleur ne fasse son apparition.

L’homme était grand et mince, tout de noir vêtu, imposant. Son regard avait l’intensité d’un contact physique. Sa seule présence avait suffi à faire taire les plus bavards qui regagnaient leur place promptement. Un silence religieux s’installa bientôt sur le jardin d’hiver.

— Bonsoir à tous. Mes amis, avant de commencer, j’aimerais remercier chacun d’entre vous d’être venu ce soir assister au début d’un nouveau cycle. Vous connaissez tous la raison d’être de notre communauté de Cendrés, vos maîtres vous l’ont enseignée alors que vous étiez encore enfants. Elle est restée immuable au fil du temps : sauver l’humanité !

Le Veilleur était un orateur hors-pair. Artus avaient déjà eu l’occasion de se faire cette réflexion à maintes reprises au cours des années écoulées, mais ce soir-là, la cérémonie revêtait une importance historique. Sa voix sonnait haut et clair, il pondérait chacune de ses phrases d’une brève temporisation, articulant soigneusement et veillant à sans cesse changer d’intonation pour ne pas perdre l’attention. Ses derniers mots avaient résonné comme un coup de tonnerre sous la coupole en verre.

— Nous y parviendrons, je n’ai aucun doute là-dessus. Car vous êtes de ceux à qui tout réussit, vous êtes de ces êtres supérieurs à qui il incombe de montrer la voie. Les Atlantes ont eu leur chance, ils n’ont pas su la saisir. Les Dieux se sont dédaigneusement détournés d’eux, de leur orgueil, de leur vice et de leur paresse. L’engloutissement les guette… Mais à vous mes amis, à vous qui connaissez les vertus de l’humilité, du travail et du partage, ils ont offert un nouveau cycle !

Toutes les lumières s’éteignirent soudain, et Artus sentit une vague d’excitation le parcourir de la tête aux pieds. A nouveau, et malgré cette soudaine obscurité, il balaya l’assemblée du regard à la recherche de sa bien-aimée, regrettant qu’elle ne soit pas là pour partager avec lui ce moment si capital pour toute la communauté. C’est alors qu’il l’aperçut, fragile silhouette découpée en ombre chinoise, appuyée d’une épaule au montant de la porte d’accès au jardin d’hiver. Elle semblait subjuguée par le Veilleur, une main crispée sur le ventre.

Il hésita à se lever pour la rejoindre, avant de décider qu’il ne pouvait décemment pas faire ça au beau milieu de la célébration. D’aucuns auraient perçu son geste comme une marque de désintérêt, un flagrant manque de respect, voire même un affront personnel à l’encontre du Veilleur. Il reporta son attention sur la cérémonie, laquelle l’intriguait fort. Le débit de l’eau de mer qui s’écoulait sans fin de la fontaine en forme de fleur ciselée située au centre du jardin, et dont la brusque apparition avait ravi et intrigué tous les Cendrés, ralentit bientôt pour finir par cesser complètement. De chaque pétale du nénuphar s’éleva alors un drôle de petit caisson en forme de graine.

Artus se leva à demi de son siège pour mieux voir, indifférent aux murmures mécontents de ceux qui s’étaient installés derrière lui. Il ne savait pas à quoi s’attendre, et la cérémonie prenait une tournure bien étrange à ses yeux. On aurait entendu voler une mouche, et le jeune homme ne s’aperçut qu’en la relâchant qu’il avait retenu sa respiration. Les couvercles des caissons se soulevèrent avec lenteur, révélant leur contenu à l’unisson. Médusé, Artus n’arrivait pas à en détourner le regard. Une exclamation étouffée retentit alors depuis les derniers rangs : Céline venait de s’écrouler, inconsciente.


Texte publié par Kahlan, 20 octobre 2016 à 11h51
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