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tome 2, Chapitre 10 « Pour Root : un SRS désert tactical. » tome 2, Chapitre 10

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Chapitre X

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Shaw travaillait depuis une heure sur un ordinateur dans le bureau de Root. En se réveillant elle avait vérifié que Root était bien à ses côtés et comme elle l'avait prévu, elle dormait paisiblement à une longueur de bras d'elle. Elle se sentit rassurée. Elle repensa à ce que Root lui avait dit la veille au soir. À tout ce qu'elle lui avait déclaré. Shaw se sentait un peu dépassée par la tournure qu'avait pris leur relation. C'était très… trop… Shaw réalisa qu'elle s'était laissée embarquer dans une histoire dont une partie lui échappait complètement. La partie grands sentiments. Ce n'était pas la peine de faire semblant de l'ignorer, pas après ce que lui avait balancé Root. Shaw n'avait pas su réagir à tant de mots, à tout ce qu'ils impliquaient. Root avait rougi, s'était sentie très mal à l'aise, Shaw en avait été parfaitement consciente, mais elle n'avait pas quitté Shaw des yeux et lui avait confié le fond de sa pensée. Shaw avait été blessée par la première partie de sa déclaration. L'image que Root avait d'elle depuis des années n'était pas vraiment à sa gloire. En fait, avant la semaine dernière, cette image l'aurait plutôt flattée, elle en aurait même été très fière, mais maintenant…

Depuis son retour, Shaw avait trouvé en Root plus qu'une partenaire en qui elle avait confiance, sur qui elle pouvait compter. Root lui était dévouée et elle l'aimait. Ouais, mais ce n'était pas vraiment ce qui faisait la différence, d'abord elle était déjà comme ça avant et puis dans le genre, Mark était comme ça lui aussi, prêt à tout accepter. Alors ? Shaw avait toujours fui les relations quelle qu'en soit la nature. Petite, elle ne s'était sentie proche que de son père et n'avait jamais vraiment compris comment les enfants, les adultes pouvaient perdre leur temps à se démener à vivre des histoires ridicules au cours desquelles ils s'embrassaient, se confiaient des secrets, se querellaient, se réconciliaient, s'inquiétaient des sentiments des autres. Elle trouvait ces comportements débiles et stériles. Pendant qu'ils jouaient tous à ces jeux puérils, elle lisait, réfléchissait, étudiait, s'entraînait, avançait et elle les méprisait. Ce qui ne voulait pas dire qu'elle n'avait pas observé avec attention la façon dont tous ces idiots, son père faisait même parfois partie du lot avait-elle réalisé un jour avec consternation, interagissaient. Et elle savait très bien que ce genre de relation n'existait que parce que deux personnes s'y trouvaient impliquées. Shaw se dépêcha d'orienter ses pensées dans une autre direction.

Elle regarda Root et prit la résolution d'arrêter de se comporter comme une psychopathe. Elle aimait quand Root souriait, quand elle rayonnait même si elle ressemblait parfois à une folle, même si sa bonne humeur lui inspirait des plaisanteries lourdingues dont Shaw se retrouvait souvent être la cible. Elle illuminait l'espace autour d'elle, elle effaçait la nuit, gommait les noires pensées qui assaillaient parfois Shaw. Elle l'énervait souvent, mais l'amusait aussi tout autant. Root était joyeuse et sa joie déteignait sur son entourage, même si derrière, Root cachait des blessures, des peines, des frayeurs. Shaw ne s'était pas montrée très facile à vivre cette semaine, elle avait dérapé à plusieurs reprises, parfois sans qu'elle puisse rien y faire, mais parfois… Elle ne pouvait nier sa responsabilité, elle avait fait des choix, certains s'étaient avérés vraiment mauvais, et Root en avait supporté les conséquences, bien plus qu'elle. Elle s'était parfois complètement fourvoyée, comme hier soir. Elle méritait une balle. Et Root l'avait encore pardonnée. Elle se trouvait vraiment nulle. Les raisons pour lesquelles Root avait encore effacé son ardoise n'étaient pas obscures, elles était même très claires. Peut-être était-il temps que Shaw arrête de s'en prendre à elle et commence à être plus… sympa. Assurer ses arrières ne se limitait peut-être pas à descendre deux ou trois types qui la menaçaient, à lui trouver des voies de sorties quand elle était prise au piège, à protéger sa vie. C'était peut-être aussi faire en sorte que Root se sente bien, en sécurité physiquement, mais aussi… psychiquement ? Émotionnellement ? Affectivement ? Shaw approchait d'une zone dangereuse, elle conclut que si Root était contente, souriait et montrait un enthousiasme décalé pour des trucs hyper bizarres, elle aurait fait son boulot.

Elle repensa au Ludis. Il fallait vraiment qu'elle procure un 338 à Root, La Machine pourrait peut-être l'aider à lui en trouver un. Elle aidait Root dans de nombreux domaines, cela ne devrait lui poser aucun problème. Elle choisirait un bon modèle et l'offrirait à Root, parce que… c'était sympa, que c'était indispensable, et qu'elle espérait que ça lui ferait plaisir. Elle avait donc laissé dormir Root et demandé son aide à La Machine. Elles avaient étudié plusieurs options. C'était une arme qu'on ne trouvait pas chez le commerçant du coin, surtout à New-York. Shaw voulait une arme neuve ou ayant peu servi. Elle n'avait pas le temps d'aller la récupérer à l'autre bout du pays et élimina toutes celles qui ne se trouvaient pas en ville ou dans un rayon de cinquante kilomètres. Elles se retrouvèrent avec quatre possibilités. Deux des 338 appartenaient à des tueurs à gages, deux autres, de modèle différent, à un agent de la CIA. Après quelques recherches Shaw raya de la liste les deux tueurs, l'un possédait une arme répertoriée dans les bases de la police qui avait été responsable de plusieurs assassinats, l'autre avait été trafiquée par son propriétaire. Shaw ne voulait pas que Root se retrouve en possession d'une arme enregistrée ou d'une arme conçue pour quelqu'un d'autre qu'elle. Restaient celles de l'agent de la CIA. Il possédait un APR 338 conçu par TR Equipement et un SRS inscrit au catalogue de Desert Tactical Arms. Shaw connaissait les deux modèles. Ce gars possédait un équipement de pointe, qui la fit saliver. Elle prendrait le SRS, bien plus adapté à Root. L'Agent était fiché comme tueur, il était dangereux, mais pas plus qu'elle, ce serait facile. Ce qui ne l'empêcha pas de préparer la récupération de l'arme avec minutie. L'agent s'appelait Eric Faulkner, il exerçait la profession de visiteur médical, la couverture idéale pour quelqu'un qui doit se déplacer aussi bien sur le territoire national qu'à l'étranger. Il était marié, en tout cas il vivait avec une femme et celle-ci officiellement était sa femme. C'était peut-être vrai. Ou bien c'était elle aussi un agent. La Machine ne sut confirmer l'une ou l'autre des hypothèses. Elle n'était pas si parfaite que ça en fin de compte. Shaw étudiait le plan de la maison où habitaient les époux Faulkner, quand une fenêtre se mit à clignoter dans le coin droit de son écran. Elle détourna son attention du plan pour la regarder. Un texte apparut :

« L'interface doit se lever. Va la réveiller. »

Shaw fronça les sourcils, qu'est-ce que lui voulait cette foutue Machine ? Elles travaillaient tranquillement, pourquoi tout à coup s'interrompait-elle pour lui transmettre un message sans intérêt ?

« Tu ne peux pas la réveiller toi-même ? lui répondit Shaw à haute voix, énervée d'être dérangée au milieu de sa préparation. En lui sifflant dans l'oreille ou n'importe quoi d'autre ?

- J'ai calculé les bénéfices d'un réveil effectué par tes soins. Le résultat de 3,58 fois supérieur au mien.

- Pff, c'est juste un réveil.

- Vas-y c'est urgent, elle a un rendez-vous.

- Bon d'accord, j'y vais. T'es chiante toi aussi parfois.

- Tu as une heure.

- Pour quoi faire ? s'étonna Shaw.

- Pour la réveiller. »

Elle était débile cette Machine, trente secondes suffiraient amplement. Root reposait en chien de fusil, elle avait bougé et les draps avaient glissé, ils ne la couvraient plus qu'à partir de la taille, laissant découverte toute la partie supérieure de son corps. Shaw avait laissé la porte ouverte et dans la pénombre, elle détailla son visage. Shaw s'étonna de la douceur de ses traits, mais ne manqua pas de remarquer les cernes sous ses yeux, sa lèvre gonflée et quand son regard descendit sur ses épaules, elle fronça les sourcils. Ses yeux glissèrent plus bas, suivirent les lignes de son corps. Root n'était pas ce qu'on appelait une femme plantureuse, elle était mince à la limite de la maigreur, mais cela n'empêchait pas que Shaw la trouvât très attirante, troublante. Elle déglutit difficilement et eut une profonde inspiration. La Machine lui avait dit qu'elle avait une heure pour la réveiller. Une heure, c'était amplement suffisant. Elle se déshabilla rapidement et vint se coller contre son dos. Elle commença à la caresser doucement. Root bougea, étendit les jambes et bascula légèrement sur Shaw. Celle-ci se poussa et d'une main sur sa hanche l'encouragea à s'allonger sur le dos, veillant à ne pas la réveiller et vint lui mordiller l'oreille. Elle continua à la caresser et elle sentit les seins de Root se durcir sous la paume de sa main. C'était hyper excitant et Shaw se demandait jusqu'où elle pourrait continuer avant que Root n'émerge de son sommeil, si c'était possible de la faire basculer alors qu'elle dormait. Shaw sentait la tension monter et quand Root laissa échapper un gémissement, elle passa à l'étape supérieure et sa main descendit. Elle s'arrêta de respirer quand ses doigts se retrouvèrent plongés dans une humidité abondante. Elle ne savait pas si c'était un vestige de leurs ébats de la nuit ou si c'était dû à ses caresses. Shaw se frotta contre Root, l'embrassa dans le cou et approfondit sa caresse. Root gémit et son corps s'arqua.

« Sameen… »

Shaw ne savait pas si elle était réveillée ou pas, elle, pour sa part, avait pris feu, sa respiration s'était accélérée et elle reprit entre ses dents l'oreille de Root. Si ça continuait elle allait devenir folle.

« Sameen qu'est-ce que tu fais ? demanda Root en gémissant.

- Je te réveille, grogna Shaw dans son oreille.

- Quelle heure est-il ?

- T'inquiète on a une heure. »

Root trouva sa réponse étrange, mais d'autres pensées plus urgentes détournèrent son attention, elle se retourna vers Shaw et la poussa sur le dos. Elle l'embrassa et ses mains partirent à la recherche de son plaisir. Shaw n'attendait que cela pour s'embraser tout à fait, tout son corps se tendit et elle s'accrocha à Root.

« Ça t'inspire de me réveiller Sameen, plaisanta Root relevant un instant la tête. »

Shaw lui attrapa la tête et reprit ses lèvres. Root ne résista pas, sentir le désir impérieux de Shaw pour elle lui retournait tous les sens. Elle y répondit avec passion et mit un point d'honneur à faire basculer Shaw la première, même si elle la suivit quelques secondes après. Shaw vint ensuite reposer sa tête sur son épaule, elle se frotta la joue contre sa peau et ses doigts commencèrent à dessiner de vagues dessins sur l'estomac de Root.

« Tu sais Root… murmura Shaw, moi aussi, j'aime bien être avec toi. C'est euh… différent. Je… C'est mieux. »

Venant de Shaw, cette phrase avait tout d'une grande déclaration. C'était aussi une réponse aux aveux de Root le soir précédent. Root exulta, Shaw communiquait peu, et même si sa réplique arrivait des heures après qu'elle lui ait parlé, Root l'accueillit avec la joie qu'elle méritait. Elle serra un peu plus fort sa main autour de l'épaule de Shaw et profita pleinement du moment. La Machine la rappela à l'ordre dix minutes plus tard.

« Sam, il faut que je me lève, j'ai un rendez-vous ce matin.

- Ouais, je sais. »

Shaw se poussa pour laisser Root se lever. Celle-ci allait sortir de la chambre quand elle se retourna pour regarder Shaw l'air mutin.

« Au fait Sam, je t'engage comme réveil-matin.

- Tu ne peux pas.

- Pourquoi ça ?

- T'en as déjà un.

- Comment ça ?

- La Machine.

- Peut-être, mais ça ne m'empêche pas d'en avoir un deuxième… bien plus agréable.

- Ouais, c'est pour ça qu'elle m'a dit d'aller te réveiller.

- Attends… C'est elle qui t'a envoyée me réveiller ? demanda Root abasourdie

- Mouais, elle avait calculé que ce serait mieux pour toi.

- C'était pour ça ton histoire de « on a une heure » ? demanda Root se rappelant qu'elle avait tiqué à cette déclaration tout à l'heure.

- Euh… oui, confirma Shaw réalisant tout à coup ce que signifiait toute cette histoire de réveil. »

Root retourna soudain sur ses pas l'air radieux, monta sur le lit et embrassa Shaw en lui sortant qu'elle les adorait toutes les deux, puis repartit en sautillant. Shaw sur le lit se renfrogna. Elles lui montaient quoi comme histoire ces deux tarées ? Elle n'avait pas jusqu'à maintenant vraiment pris conscience que La Machine les observait, savait que Root et elle… que Root était en contact permanent avec elle, que La Machine connaissait certainement toutes ses pensées, tous ses secrets… et les siens ? s'interrogea-t-elle horrifiée. La Machine l'avait envoyée délibérément dans les bras de Root. Elle avait prévu que le réveil se transformerait en autre chose qu'un simple réveil. Bref, La Machine avait calculé que Shaw une fois devant Root céderait au désir, que Root serait heureuse de sortir des limbes du sommeil avec Shaw nue à ses côtés en train de la caresser, et qu'elles feraient l'amour au moins pendant une heure. Cette machine faisait preuve de tendances libidineuses et Shaw ne savait pas trop qu'en penser. C'était bizarre. Mais Root était bizarre aussi et si Shaw voulait rester avec elle, elle devait l'accepter. Une relation avec Root ne pouvait s'envisager sans une relation avec la Machine. Ça ne servait à rien de l'ignorer. Shaw soupira et haussa les épaules. Elle tenait à Root et la prendrait comme elle était, bizarre ou pas, avec sa Machine ou pas. Elle aimerait qui elle aimerait, tant pis si Root était raide dingue d'une boîte de conserve omnisciente qui se mêlait parfois de ce qui, selon Shaw, ne la regardait pas.

Shaw nettoyait le Glock que Root avait laissé sur la table du salon. Elle s'était installée dans le canapé après être allée chercher le nécessaire d'entretien. Root lui avait apporté un café et déjeunait assise devant le comptoir de la cuisine. Elle partit ensuite se préparer. Elle avait proposé à Shaw de lui préparer son petit déjeuner, mais Shaw avait refusé, disant qu'elle le prendrait plus tard.

« Sam, je pars voir Adithya Mandvi. Son histoire de virus a l'air sérieuse et à vrai dire ça m'inquiète un peu. Samaritain est après lui et suite à nos exploits d'hier soir, je doute que lui et sa famille soient en sécurité. Je ne sais pas si La Machine ne va pas préparer une disparition. Je serai peut-être absente un bout de temps. Je te tiens au courant de toute façon.

- Ouais, d'accord.

- Ça ira ? Si tu as besoin de quelque chose n'hésite pas à me prévenir. Tu sais que… enfin tu sais que je suis là pour toi.

- Oui, je sais. T'inquiète Root, de tout façon j'ai prévu de sortir ce matin.

- Sortir ? Sam, tu crois vraiment que c'est une bonne idée ? Je ne veux pas te confiner ici, mais… »

Root hésitait à continuer, la soirée d'hier s'était bien terminée parce qu'elles s'étaient épaulées. Si Shaw avait été seule, Root ne voulait pas imaginer comment tout ce carnage aurait fini. Qu'elle ait confiance en Shaw, ne changeait rien. Shaw, malgré ses initiatives parfois audacieuses, avait toujours fait preuve de prudence, de calcul. Toutes ses actions étaient pensées, pesées et si elle n'opérait pas seule, elle n'oubliait jamais de prendre en compte la sécurité de ses partenaires. Mais depuis son retour, Shaw s'était parfois montrée très imprudente et certaines de ses initiatives relevaient plus du grand n'importe quoi entrepris par une psychopathe incontrôlable que d'une décision prise froidement et consciemment par un esprit sain. Shaw vit que Root s'inquiétait.

« Je ne ferai pas n'importe quoi, Root. J'ai juste un truc à faire. J'ai tout préparé avec La Machine et on restera ensemble, je ne risque rien.

- Sameen, j'ai… »

La Machine l'interrompit et défendit la cause de Shaw auprès d'elle. Root protesta. Shaw patientait, elle semblait confiante, persuadée que La Machine remporterait l'adhésion de Root sans avoir à lui dévoiler la nature de leur petite sortie. La suite lui donna raison. Root finit par se ranger aux arguments habilement développés par La Machine, s'étant par ailleurs assurée que celle-ci ne quitterait pas Shaw des yeux et qu'elle la préviendrait au moindre problème. Root connaissait assez La Machine pour savoir qu'elle prendrait soin de Shaw. De son côté, Shaw avait montré une aptitude certaine à collaborer efficacement avec l'enfant-Dieu. À son retour, Root pensait que Shaw se méfierait plus encore de La Machine qu'auparavant, mais elle s'était apparemment trompée. Pour une raison qui lui échappait Shaw s'était rapprochée de celle-ci, l'avait intégrée dans son monde, acceptée comme partenaire. La Machine avait déclaré aimer Shaw, mais Root n'avait jamais cru espérer un jour que la réciproque puisse ne serait-ce que s'esquisser. La Machine connaissait Shaw et Root soupçonna qu'elle l'avait amenée doucement à reconsidérer son jugement sur elle, à lui démontrer qu'elle pouvait lui être utile. Root brusquement d'excellente humeur, prit alors, rassérénée, congé de ses deux protégées en leur souhaitant de bien s'amuser ensemble et de rester prudentes. Shaw la remercia, un peu surprise par ce soudain changement d'humeur. Quand elle se retrouva seule, elle se rendit dans le bureau et remit un écran d'ordinateur sous tension. Elle demanda à La Machine ce qu'elle avait raconté à Root.

« Je lui ai juste dit que je veillerai sur toi et que nous avions préparé soigneusement ton emploi du temps.

- Tu lui as raconté ce que je voulais faire ?

- Non.

- Et elle a cédé comme ça ? Juste parce que tu lui as dit que tu garderais un œil sur moi ?

- En partie, oui.

- Et pour l'autre ?

- Elle apprécie que nous coopérions ensemble, toi et moi. Ça la rend heureuse. »

Shaw avait vu juste. La Machine et Root étaient indissociables. Vivre en harmonie avec Root impliquait d'entretenir des liens étroits avec La Machine. Shaw avant, n'avait jamais considéré l'IA comme « quelqu'un » et elle trouvait le comportement de Root envers celle-ci comme la preuve qu'elle souffrait d'une pathologie mentale ou d'un grave traumatisme. Maintenant, elle ne savait plus trop comment se positionner. Samaritain lui avait semblé très réel, elle avait très vite pensé à lui comme à une personne quand il la torturait, parce qu'il lui parlait inlassablement, parce qu'ils s'affrontaient, parce qu'elle savait que c'était lui qui tirait les ficelles, parce qu'elle le haïssait et qu'on ne pouvait haïr qu'une personne, pas une boîte de conserve ou un ordinateur. Root de son côté aimait La Machine. Et c'était aussi débile d'aimer une boîte de conserve que de la haïr, sauf si elle était plus que ça. Sauf si c'était vraiment un être pensant. Samaritain était son ennemi. Elle pouvait bien considérer La Machine comme… elle ne savait pas trop, disons comme son alliée. Et puis si ça rendait Root heureuse...

Elle déjeuna tranquillement et s'équipa. Une oreillette, un Glock 21, son cran d'arrêt, un kit de crochetage, suffiraient amplement à mener à bien son opération. Faulkner habitait une maison individuelle sur Pondfield Road West à Bronxville. Il avait plusieurs rendez-vous dans la journée. Des rendez-vous avec des médecins, des pharmaciens, un dans un hôpital du New Jersey. Faulkner soignait sa couverture avec beaucoup de célérité. Sa femme travaillait, sous couverture ou pas, comme développeur-concepteur de sites web. Elle devait assurer une présentation auprès d'une société de vente par correspondance et elle serait absente pour la journée. Le SRS était conservé à leur domicile, dans une cache aménagée dans un placard d'un couloir du premier étage. En voiture elle y serait en un peu plus d'une heure. Elle vérifia les clefs que Root avait laissées. Dans le chevet de l'entrée, elle trouva celles de la MV et un autre trousseau accroché à un porte-clef aux couleurs de Ducati. Root flashait vraiment pour les motos, italiennes de surcroît. Shaw était curieuse de voir à quel modèle correspondait le trousseau, certainement une belle et puissante machine, comme les appréciait Root. Il manquait les clefs de la Bentley. Root avait dû la préférer aux motos pour se rendre à son rendez-vous. Shaw hésitait à prendre une moto. Si la Ducati était aussi exceptionnelle que la Varese, Shaw ne passerait pas inaperçue. Elle n'aimait pas prendre les taxis et le trajet en transports en commun jusqu'à chez Faulkner n'était pas pratique. Il y avait deux correspondances. Par contre elle pouvait se rendre en moto jusqu'au Grand Central Terminal du Metro North Railway, prendre le train et descendre à la station Bronxville. Le trajet durait, elle chercha sur son téléphone... trente huit minutes. Elle commença à taper un message à l'attention de Root, elle ne voulait pas lui emprunter un de ses jouets sans sa permission, quand elle réalisa que passer par La Machine serait peut-être plus rapide.

« Hé ! Tu peux lui demander si je peux emprunter une de ses motos ?

- Oh, tu passes par La Machine Sameen, je suis fière de toi, ton côté pragmatique a enfin eu raison de tes réticences.

- Tu m'entends ?! s'écria Shaw surprise.

- Absolument.

- Tu ne crois pas que ça me suffit d'avoir déjà une baby-sitter accrochée aux basques ?

- Tu peux régler tes contacts sur ton téléphone. Je voulais juste que nous puissions communiquer si l'une de nous avait besoin de joindre l'autre. Tu m'en veux ?

- Non, non, c'est bien.

- Tu veux une moto Sam ?

- Oui.

- Prends la MV, tu la connais et je trouve qu'elle correspond mieux à ton caractère. Les papiers sont dans le deuxième tiroir à gauche en partant du bas de la grande table dans le bureau.

- Okay, merci.

- Sameen ?

- Oui.

- Tu ne veux pas dire ce que tu vas faire ?

- Non.

- Une surprise ?

- Root, la tança Shaw.

- Bon d'accord, je te laisse, mais j'espère que la surprise sera à la hauteur de mes attentes. »

Root coupa la ligne et s'excusa auprès des personnes présentes avec elle dans la pièce. Daizo, Jason et Adithya Mandvi. Root avait demandé à Jason de contacter Daizo et Daniel. Jason avait localisé Daizo à New-York et Daniel en Nouvelle-Zélande. Il avait demandé à Daizo de le rejoindre et avait proposé à Root d'être en visio-conférence avec Daniel, si elle avait absolument besoin de lui. Root accepta, elle voulait avoir l'avis de ses trois rejetons. Cette histoire de virus lui donnait des sueurs froides, les trois garçons l'aideraient à évaluer la menace s'il y en avait une et à monter un plan de contre-attaque. Ce que lui avait raconté Jason fut confirmé par Adithya Mandvi. Il expliqua qu'il avait été contacté par le gouvernement. On lui avait déclaré qu'on avait besoin de ses compétences et qu'il serait bien payé, mais devrait signer un contrat contenant une clause de confidentialité. Le salaire était plus qu'alléchant et Mandvi avait accepté. Des hommes armés étaient venus le chercher et l'avait conduit dans complexe militaire. Il avait été enfermé dans une pièce sécurisée. Un homme était alors venu le voir et lui avait expliqué qu'il devait analyser un programme. Celui-ci avait été baptisé Ice9. C'était un virus. Extrêmement agressif. Une véritable bombe. Adithya Mandvi ne savait pas qui l'avait conçu, les techniques habituelles de traçage ne lui avaient pas permis de remonter jusqu'à son concepteur. Quand il eut remis son rapport, terrible, le même homme qui l'avait accueilli le prévint que s'il violait la clause de confidentialité, un contrat serait immédiatement lancé sur lui et qu'il verrait d'abord mourir sous ses yeux, sa femme et ses deux filles. Il n'avait jamais parlé à personne de cette histoire et ne savait pas comment ceux qui l'avaient enlevé pouvaient en avoir eu connaissance. Il ne leur avait rien dit. Mais ils l'avaient menacé. Le jour où Root l'avait récupéré, quelqu'un devait venir et ses ravisseurs avaient ricané, lui expliquant qu'il avait eu tort de ne pas leur dire à eux ce qu'ils voulaient savoir, parce que son prochain nouvel ami utilisait des techniques d'interrogatoire très sophistiquées, très douloureuses et qu'il cracherait toute sa vie jusqu'à ses plus honteux petits secrets.

Root l'interrogea longuement sur le virus. Sa nature, son mode de fonctionnement. Elle connaissait un virus nommé Ice9. Un vieux programme inoffensif apparu en 1992, récupéré par des petits rigolos installés à Taïwan deux ans plus tard et vite mis en échec par les anti-virus qu'on trouvait dans le commerce, même à cette époque. Ce virus était de toute façon inopérant à l'heure actuelle car il ne s'installait que sur MS-DOS. Ce que racontait l'informaticien de Ice9 ne ressemblait en rien à cette plaisanterie de hacker en culotte courte. Le choix de ce nom pour un virus aussi dangereux était soit un clin d'œil moqueur à son prédécesseur, soit une référence à quelque chose qui lui échappait. Mandvi se montra coopératif et lui apprit tout ce qu'elle désirait savoir. Elle l'avait libéré des griffes de ses ravisseurs et surtout, elle lui avait ramené sa famille. Il avait été atterré par ce que sa femme et ses filles lui avaient raconté de l'attaque de la villa de James Robert JR Zellner. Leurs récits décrivaient Root sous les traits d'un sauveur providentiel surgi au milieu d'une attaque terroriste dont elles étaient les cibles principales. Cette femme sortait de nulle part, mais elle leur avait sauvé la vie. Il lui en serait reconnaissant toute sa vie. Il se tourna vers elle pour lui exprimer sa gratitude. D'un geste impérieux de la main, elle l'invita à se taire. Il la regarda curieux, elle avait la tête penchée et semblait écouter quelqu'un.

« Jason, ça fait longtemps que tu habites ici ?

- Deux mois.

- Quelqu'un est venu chez toi ?

- Non personne.

- Jamais ?

- À part des livreurs, non.

- Quand est venu le dernier ?

- Ce matin, juste avant votre arrivée, j'ai commandé deux pizzas, les filles avaient faim.

- Des pizzas au petit déjeuner ? Beurk ! Jason, comment as-tu pu être aussi imprudent, le livreur les a vues non ?

- Non, ils étaient tous hors de v... Si, maintenant que j'y pense, il a vu la petite quand elle est sortie des toilettes.

- Elle a été identifiée. Ils savent qu'ils sont ici.

- Qu'est-ce qu'on fait ?

- Daizo et toi vous partez. Maintenant. Rendez vous au Restaurant de l'hôtel Mandarin Oriental, l'Asiate. Vous y êtes attendus par Madame Eckart. Elle a retenu une table pour vous trois. Elle travaille pour Thornhill. Elle vous remettra une enveloppe contenant vos nouvelles identités. Des places ont été réservées à votre nom sur le vol à destination de Bangkok. Départ 16 heures 50. Vous serez attendus à votre descente d'avion.

- Mais et vous ? Et les Mandvi ?

- Je m'en occupe. Jason merci, toi aussi Daizo. On se revoit bientôt de toute façon, les rassura-t-elle en souriant. »

Daizo la serra dans ses bras, il l'aimait beaucoup, puis lui et Jason s'éclipsèrent. Adithya Mandvi était devenu livide.

« Vous voulez une dose ?

- Hein quoi ?

- Un shoot ?

- Euh...

- Si si, ça vous détendra.

- Mais qu'est ce qu'on va faire ?

- Oh, ne vous inquiétez pas. Je vais vous injecter une petite dose tout en contactant une amie très chère qui se fera un plaisir de venir à notre secours, et peut-être un gorille muni d'un insigne de police aussi. Ensuite, vous ferez comme mes amis. Vous partirez vers un autre pays, une autre vie et vous serez très heureux vous et votre petite famille. Venez par ici. »

Root le conduisit à la salle de bain, ferma la porte à clef sur eux et prépara une injection d'héroïne pour l'informaticien. Elle lui assura que tout irait bien, qu'il n'avait pas non plus à s'inquiéter pour son problème d'addiction. Il serait pris en charge une fois arrivé à destination et oublierait bien vite toute cette fâcheuse histoire. La dose injectée, elle l'envoya planer dans une chambre, puis annonça à sa femme et ses filles qu'une nouvelle manche du jeu commencé le soir précédent allait débuter et qu'il faudrait encore une fois qu'elles se montrent toutes les trois, et elle insista sur le chiffre en fixant Madame Mandvi, disciplinées et courageuses, mais que c'était génial car elle avait un joueur en plus, Monsieur Mandvi. Puis elle les confina avec ce dernier, leur interdisant de sortir avant qu'elle ne leur en donne le signal.

Elle contacta d'abord Reese, lui expliqua que Samaritain avait lancé des agents contre elle et les Mandvi. Elle lui donna les immatriculations des deux voitures en route et lui demanda s'il pouvait monter une opération pour les bloquer. Ensuite elle appela Shaw.

« Sameen.

- Root.

- J'ai besoin de toi. Où es-tu ?

- J'arrive à Bronxville.

- Qu'est-ce que tu fais là-bas, Sam ? Non, ne me réponds pas ça n'a aucune importance. Prends un taxi, rends-toi à Mont Vernon et fais-toi déposer à l'angle de la South 8 Avenue et de la West 2sd Street. Tu y seras en moins d'un quart d'heure. Je te recontacte ensuite pour de nouvelles instructions.

- Root, qu'est-ce qui se passe ?

- Arrive Sameen. Tu me manques, voilà ce qui se passe.

- Tu ne veux pas être sérieuse de temps en temps ?

- Je suis très sérieuse mon cœur.

- Ouais bon, laisse tomber, j'arrive.

- Préviens-moi quand tu seras là.

- Tu le sauras sans que je te prévienne.

- Oui, c'est juste. Tu apprends vite Sam. »

Shaw mit exactement huit minutes pour rejoindre le lieu indiqué par Root. Elle avait su se montrer très persuasive auprès du chauffeur et la promesse d'un bon pourboire avait fait le reste. La Machine n'attendit pas que Root lui explique la situation, elle l'envoya dans un petit immeuble. Un tireur s'y était embusqué et attendait que ses cibles se montrent. Sa mission consistait à éliminer quatre membres d'une même famille et tous ceux qui semblaient vouloir leur venir en aide. Les dommages collatéraux n'étaient pas à prendre en compte et étaient considérés comme sans importance. L'homme avait toute liberté pour tuer autant de personnes qu'il le jugeait nécessaire. Shaw demanda à la Machine comment il se faisait qu'elle n'ait pas prévu cette attaque. Elle lui expliqua qu'elle n'avait pas toujours accès à toutes les informations pertinentes et qu'elle devait depuis l'apparition de Samaritain parfois se déconnecter de certains réseaux. Shaw s'en étonna.

« Je ne peux pas me retrouver confrontée à Samaritain. Je n'en suis pas capable.

- Pourquoi ?

- Je ne suis pas programmée pour participer à un combat. Je ne peux pas me battre. Ni vraiment me défendre.

- Tu veux dire que tu es limitée à la défense passive ?

- Oui.

- Mais c'est débile. Pourquoi ?

- Harold l'a voulu ainsi.

- Qu'en pense Root ?

- À ton avis ?

- Elle n'est pas d'accord. Elle t'aime, jamais elle ne serait d'accord pour que tu sois passive, vulnérable et faible. Pourquoi ne te reprogramme-t-elle pas ? Elle en est capable non ?

- Oui, mais elle voudrait que ce soit Harold qui en prenne la décision.

- Mais pourquoi ?

- Elle considère qu'il est mon père.

- Ouais, ben c'est un père de merde. Parfois il faut savoir passer outre toutes ces conneries de respect qu'on doit à ses parents.

- Sameen, Samaritain vient d'envoyer d'autres agents, il faut que tu élimines le tireur pour que Root et les Mandvi puissent sortir avant que les agents arrivent.

- Tu m'appelles Sameen maintenant ?

- Ça te dérange ?

- Non, c'est bizarre c'est tout. »

Très bizarre même. Si ça continuait elles allaient bientôt prendre un verre ensemble. Et cette histoire de limitation ne lui plaisait pas du tout. Ce n'était pas le moment d'avoir des états d'âme. Samaritain n'en avait pas, pas du tout même. Si pour l'affronter on lui opposait un agneau bêlant ce n'était même plus la peine de continuer à se battre autant se tirer tout de suite une balle dans la tête. Shaw monta silencieusement les escaliers.

« Sameen je dois me déconnecter, Samaritain m'a repérée. »

Shaw jura, Harold faisait chier, vraiment. Elle avança prudemment jusqu'à la porte donnant accès à l'appartement où se trouvait le tueur. Elle s'accroupit et s'approcha pour crocheter la porte. Elle eut un mauvais pressentiment et plongea sur sa droite. La porte vola en éclat, déchiquetée par une rafale de pistolet mitrailleur. Elle se releva, se précipita vers un appartement un peu plus loin dans le couloir, sortit son Glock tira deux fois dans les serrures et défonça la porte d'un coup de pied. Elle s'engouffra dans l'entrée alors qu'une nouvelle rafale s'écrasait sur le chambranle de la porte. Le gars était bien équipé, elle n'avait que son Glock et s'il avait Samaritain dans l'oreille, elle était mal barrée. Elle avait intérêt à faire preuve de génie pour se sortir de cette épineuse situation. Déjà, il lui fallait une pièce aveugle. Les toilettes. En général les gens ne mettent pas de gadgets high-tech dans leurs toilettes. C'était le genre d'endroit où on bénéficiait réellement d'une certaine intimité… Sauf chez Root peut-être. Non, pas peut-être. Elle était persuadée que cette tarée et sa boîte de conserve avaient placé ses toilettes sous surveillance. Un homme sortit d'une pièce, Shaw lui intima d'aller se planquer sous son lit, il ne l'écouta pas et se rua vers la porte d'entrée. Une rafale claqua. Un cri. Un bruit sourd. Shaw entra dans les toilettes et ferma la porte. Super, qu'allait-elle faire maintenant ? Le tueur saurait qu'elle était là. Il tirerait à travers la porte et elle mourrait. Sauf si elle était plus rapide. Elle s'allongea sur le dos, les jambes légèrement pliées, les pieds tournés vers la porte. C'était quitte ou double. S'il arrivait et tirait vers le bas, elle était morte. Elle prit son Glock à deux mains et ferma les yeux, guettant le moindre bruit. Elle devait réagir à la milliseconde ou l'homme tirerait. Elle ralentit sa respiration et attendit, prête. L'homme se posta devant la porte, il sourit et appuya sur la gâchette, la rafale partit, la porte s'ouvrit violemment, il aperçut la femme allongée, l'arme braquée sur lui. Il la reconnut, tous les agents de Samaritain connaissaient son visage, et murmura son nom. Des coups de feu claquèrent, trois. L'impact des balles l'envoya valser à plusieurs mètres, mort. Shaw souffla avant de se relever.

Elle se rendit là où le tireur s'était posté, non sans vérifier l'état du locataire de l'appartement où elle s'était réfugiée. Son torse était criblé de balles, il ne se relèverait jamais, il aurait dû l'écouter au lieu de se conduire comme un lapin affolé. Le tueur avait laissé son fusil, près de la fenêtre. Shaw reconnut une carabine APR 338, elle aurait bien aimé savoir d'où sortait ce gars. L'arme était en bon état. Dommage qu'elle n'ait pas choisi ce modèle pour Root, cela lui aurait évité d'aller à Bronxville, mais le SRS surpassait vraiment ce modèle et Root méritait un modèle d'exception. Shaw ne céderait pas à la facilité et certainement pas quand Root était concernée. Elle l'épaula et prit position. Elle inspecta les alentours avant de contacter Root.

« Root, la voie est libre, je te couvre, mais tu ne dois pas traîner. La Machine m'a laissée en plan après m'avoir dit que d'autres agents allaient se pointer. Ça va vite chauffer dans le coin, il faut que nous ayons dégagé avant. Tu sais où tu vas après ?

- Oui. Merci Sam.

- À ton service Root. J'attends que tu aies évacué pour disparaître.

- Tu rentres ?

- Non, je retourne à Bronxville.

- D'accord à tout l'heure, Sam. »

Shaw vit Root sortir avec les Mandvi. Une voiture noire s'arrêta, une porte s'ouvrit et tous s'engouffrèrent dans le véhicule. Root s'était tournée dans sa direction avant de disparaître et lui avait adressé une grimace complice agrémentée d'un clin d'oeil, elle savait que Shaw l'observerait à la lunette. Elle était incroyable pensa Shaw en souriant. Abandonnant le fusil, Shaw ressortit le plus nonchalamment qu'elle put de l'immeuble, des sirènes de police retentissaient au loin et elle repéra des agents de Samaritain arriver au coin de la rue. Elle accéléra le pas et se fondit dans la foule. Elle marcha ensuite jusqu'à la station Mont Vernon West pour reprendre le train jusqu'à Bronxville une deuxième fois. Il était presque midi et elle s'arrêta dans un fast food pour déjeuner, puis elle marcha d'un pas souple et tranquille jusqu'à la maison des Faulkner. La rue était pratiquement déserte, une voiture seule passait de temps en temps, le quartier tranquille et la maison de l'agent plutôt cossue. Ce désir d'être « installé » amusait Shaw. De bénéficier de confort. Elle n'avait jamais ressentit le besoin d'avoir un endroit confortable où vivre. Du moment qu'elle avait un lit, une douche et un réfrigérateur elle se sentait chez elle. Et encore, elle pouvait même se passer du lit, et de la douche, et du réfrigérateur. Elle pouvait vivre n'importe où. À part ses armes, quelques vêtements, ses paires de chaussures, elle ne possédait rien de personnel. Elle avait tout laissé chez sa mère, le jour où elle était définitivement partie de chez elle sans se retourner. Le seul machin qu'on pouvait apparenter à un souvenir était une médaille de l'ordre de Lénine qui lui avait été confiée par la gamine russe, Gen. Shaw ne savait même plus où elle se trouvait. Elle repensa à ce que lui avait dit cette casse-pieds avant de la quitter. Casse-pieds, mais pas si bête. Il faudrait qu'elle retrouve la médaille. Elle lui avait implicitement promis qu'elle la conserverait et elle n'aimait pas manquer à sa parole. Peut-être que Root l'avait vue en rangeant ses affaires. Elle lui demanderait.

La maison était entourée d'un jardin, elle la contourna et crocheta la serrure de la porte arrière. Elle referma doucement la porte et resta immobile un moment. Aucun bruit. Elle se dirigea à l'étage, là où elle savait que les fusils de précision étaient dissimulés. Elle était en train d'observer l'endroit où devait se trouver la cache, quand elle fut vivement tirée en arrière. Une main lui saisit le cou et elle sentit la pointe d'un couteau s'enfoncer dans son dos à droite. Elle recula brusquement en se déplaçant légèrement sur la gauche et écrasa son agresseur contre le mur. Elle se retourna en reculant, le couteau lui frôla la gorge. Elle roula sur sa gauche et se rétablit un genou à terre en dégainant. Trop tard, un coup de pied lui arracha l'arme des mains. La femme de Faulkner ! Apparemment un agent actif et bien entraîné. Shaw s'était fait surprendre deux fois. Son adversaire n'était pas à prendre à la légère. Elle attrapa un pied juste avant qu'il ne l'atteigne en pleine figure et d'une impulsion vers le haut, elle envoya la femme s'étaler sur le dos. Celle-ci sauta immédiatement sur ses pieds, son couteau toujours à la main. Shaw se mit en garde, mais vit la femme mettre sa main derrière son dos et elle rompit le combat pour plonger dans la pièce qui s'ouvrait sur sa droite. La femme avait sorti une arme et deux balles frôlèrent Shaw. Elle s'accroupit derrière une encoignure de mur. La femme entra un sourire sardonique aux lèvres.

« Tu es morte Shaw, t'as plus d'arme et cette fois, ce ne sera pas à cause de toi que la simulation sera arrêtée. »

Shaw se tétanisa. Comment cette femme connaissait son nom ? Cette histoire de simulation ?

« Et tu sais ce que je ferai après ? J'irai m'occuper de ta petite copine, l'interface de La Machine. Samaritain la veut, elle te remplacera comme cobaye. »

C'était la phrase de trop Shaw sentit la rage prendre possession d'elle. La femme s'avança dans la pièce, Shaw se leva et fonça tête la première sur elle. L'agent surprise d'une attaque si frontale, complètement improbable, tira trop haut, manqua sa cible et Shaw emportée par son élan la percuta violemment. La femme perdit l'équilibre et entraîna Shaw dans sa chute. Elles roulèrent sur le sol. La femme était plus grande et plus lourde que Shaw et se retrouva au-dessus d'elle. Elle sourit, mais elle avait mal évalué son adversaire, Shaw dégagea un de ses bras, sa main vint se placer sur le visage de l'agent et son pouce s'enfonça dans son orbite. La femme hurla, tenta de se relever, relâcha Shaw qui en profita pour la maintenir, l'œil creva lui maculant la main de sang. Elle retourna la femme sur le dos et la frappa à mort. Quand elle s'arrêta le visage de l'agent n'était plus qu'une bouillie informe. Elle posa son front sur la poitrine de la morte et resta quelque instant les yeux fermés. Un téléphone sonna. Shaw releva la tête, ce n'était pas le sien. Elle fouilla la femme et trouva son portable. Le haut parleur s'enclencha avant même qu'elle n'ait décroché.

« Je te retrouverai Sameen Shaw et si ce n'est toi, ce sera l'interface de La Machine. Je m'arrangerai pour qu'elle meure seule, loin de toi. Sans qu'elle t'ait dit au revoir, sans que tu lui aies dit au revoir, sans que tu n'aies jamais trouvé le courage de lui dire ce que tu ressentais pour elle. Toi, je t'épargnerai. Je te briserai Sameen Shaw, tu resteras seule et tu finiras par être à moi. »

Samaritain, ce salaud avec sa voix humaine, sa voix flippante. Shaw jeta le téléphone loin d'elle. Comment savait-il qu'elle était là ? Elle se précipita à quatre pattes récupérer le téléphone.

« Comment sais-tu que je suis là ?!

- Faulkner, il t'a reconnue, il m'a prévenu, je n'ai plus eu qu'à te suivre.

- Je te crèverai.

- Tu es si vaine et j'arrive toujours à mes fins. Tu représentes un défi intéressant Sameen Shaw, mais je sais comment te faire du mal. Et crois-moi, toute sociopathe pour laquelle tu essaies de te faire passer, tu souffriras, ce sera mon premier petit plaisir avant de te voir à genoux devant moi. Tôt ou tard, tu viendras courber l'échine devant moi.

- Jamais ! »

Shaw lança le téléphone sur le sol et le piétina. Comme une automate, elle alla récupérer son Glock, puis le 338 avec ses accessoires qu'elle rangea dans un sac qu'elle avait trouvé dans une chambre et elle s'enfuit de la villa. Elle courut à la station Bronxville, monta dans le premier train et vécut un vrai calvaire jusqu'au Grand Central Terminal, guettant chaque visage, se tendant à chaque arrêt. Elle transpirait abondamment et les passagers instinctivement s'écartaient d'elle. Elle courut ensuite jusqu'à la station de métro souterrain la plus proche, la 5av, et sauta sur les voies pour s'enfoncer dans les tunnels. Elle crocheta plusieurs serrures et réussit à rejoindre le réseau des égouts. Là il n'y avait pas de caméra. Elle s'enfonça dans le méandre des collecteurs. Arrivée dans un petit tunnel, se sentant en sécurité, elle s'assit dans l'eau sale, la tête entre les jambes et se mit à trembler. Elle avait froid et se sentait complètement perdue.

Root avait soustrait les Mandvi aux entreprises des agents de Samaritain. Elle avait utilisé la carte aveugle et les avait conduits dans un lieu sûr. Sans nouvelle de La Machine, elle leur avait demandé de l'attendre et elle était rentrée chez elle. Elle avait repris contact avec La Machine et celle-ci l'avait envoyée récupérer une enveloppe déposée au tribunal au nom de Maître Jessica Chandler. L'enveloppe contenait la nouvelle vie des Mandvi. Papiers d'identité, passeports, carte bleue, carte d'assurance, billets d'avion pour le soir même. Leur nouvelle vie commencerait à Londres. Root après qu'elle se fut assurée que c'était sans risque, partit récupérer la Bentley et rejoignit les Mandvi. Elle les invita au restaurant. Les parents protestèrent la traitant d'inconsciente alors que les filles manifestaient bruyamment leur joie. Root leur expliqua patiemment qu'ils ne risquaient plus rien, que les Mandvi étaient morts et enterrés, qu'ils étaient maintenant d'inoffensifs ressortissants de la vieille Angleterre venus en famille visiter la Grosse Pomme. Qu'ils repartaient ce soir, pour leur petite maison à Southall. Ils passaient leur dernière soirée en compagnie d'une avocate ancienne collègue de travail de Monsieur Mandvi. Les enfants encouragèrent leurs parents à accepter l'invitation. Ils allèrent dîner au Water Edge. Root juste avant le dessert demanda aux filles de la suivre sur la terrasse, elle voulait leur montrer la vue sur l'East River. Quand elles furent seules, elle leur expliqua que le jeu qu'elle avait commencé à la villa la veille au soir, continuait, qu'il durerait toute leur vie. Une règle inviolable devait être respectée : ne jamais parler des États-Unis, de tout ce qu'elles y avaient vécu, des gens qu'elles y avaient rencontrés. Si elles violaient cette règle elles avaient perdu. Et surtout, elles perdraient leurs parents. Elles aimaient leurs parents ? Elles s'aimaient l'une l'autre ? Les petites acquiescèrent. Root leur expliqua que le but du jeu maintenant était d'être heureuses et que pour ça, elles devaient oublier leur vie ici. Étaient-elles prêtes ? Les deux sœurs hochèrent la tête de concert. Elles demandèrent, ensuite si elles reverraient Root un jour.

« Peut-être, un jour viendrais-je vous rendre visite. Mais je suis comme votre bonne fée, si jamais vous parlez de moi à quelqu'un, je disparaîtrai à jamais »

Les petites se jetèrent dans ses bras et jurèrent d'être les meilleures joueuses qu'elle n'avait jamais rencontrées. Root les serra contre elle et les embrassa, puis elles rejoignirent ensemble la table pour déguster leur dessert. Root accompagna ensuite la famille à l'aéroport de La Guardia. Les parents furent surpris d'apprendre que leurs six valises avaient bien été enregistrées et qu'ils pouvaient gagner sans tarder le salon des VIP. Root prit congé de la famille, les deux petites filles versèrent des larmes, mais elle leur fit des grimaces en minaudant comme le font les fées dans les séries télé pour les enfants et elle les quitta hilares. Elle avait passé une bonne soirée. Cette famille s'était révélée gentille, elle enviait un peu leur bonheur. Peut-être ne serait-elle pas devenue une marginale si sa famille avait ressemblé à la leur, en même temps elle n'aurait jamais rencontré Shaw et Shaw était le soleil de sa vie. Bon d'accord, il était parfois un peu sombre son soleil, mais il lui tenait chaud et c'était ce qui comptait.

Quand Root revint chez elle il était plus de 22 heures. Elle n'avait pas cherché à contacter Shaw, la sachant avec La Machine. L'appartement était plongé dans le noir. Elle appela Shaw et n'eut pas de réponse. Elle s'adressa alors à La Machine et son téléphone sonna. Elle le sortit de sa poche, le message qu'elle y lu lui déplut souverainement. Elle apprit que Shaw avait disparu des écrans. La Machine lui expliqua qu'elle avait dû s'imposer un silence radio, mais ça Root le savait déjà. Elle avait ensuite suivi Shaw à Bronxville, mais n'avait pu pénétrer dans la maison, Samaritain avait installé des pare-feux.

« Tu veux dire que tu as laissé Sameen rentrer seule dans une maison protégée par Samaritain ? Qu'allait-elle y faire d'ailleurs ?

- Récupérer quelque chose pour toi.

- Mais pourquoi l'as-tu laissée entrer ?

- Elle ne m'aurait pas écoutée et l'opération était bénigne, sans danger.

- Sans danger ? Pourquoi a-t-elle disparu alors ?

- Il s'est passé quelque chose dans la maison, j' y ai entendu des coups de feux. Sameen en est ressortie bouleversée. Elle s'était battue. Mais il n'y avait personne dans la maison.

- Apparemment si.

- Elle a repris le train, elle transpirait beaucoup et avait l'air d'une bête traquée.

- Tu ne l'as pas contactée ?

- Si. Mais elle n'a pas répondu, je ne crois pas qu'elle ait entendu sonner son téléphone. Et je ne pouvais pas lui parler. Ensuite, elle est descendue à Grand Central Terminal puis a rejoint le métro souterrain, elle est partie sur les voies et s'est enfoncée dans les tunnels, C'est là que j'ai perdu sa trace.

- Je vous faisais confiance, déclara Root amèrement.

- Tu peux la joindre si elle a gardé son oreillette et elle a peut-être gardé sa puce. »

Shaw allait la rendre folle, elle passait d'un état à l'autre sans prévenir. Root activa son oreillette.

« Sameen ? Sameen, tu m'entends ?... Réponds Sameen... Sameen, si tu ne réponds pas je me flingue ! Je ne plaisante pas.

- Root, laisse-moi.

- Où es-tu Sam ? Qu'est-ce que tu fais ? Tu m'avais dit qu'on se retrouvait chez moi. Je t'ai fait confiance et tu disparais.

- Ce n'est pas possible Root, répondit Shaw d'une voix éteinte. Il m'a retrouvée. Il va te tuer.

- Qui t'a retrouvée ?

- Lui, Samaritain.

- Quoi ?!

- Il m'a parlé, il m'a menacée. Je ne veux plus te voir, il va te tuer.

- Sam, tu crois vraiment que je vais laisser Samaritain mettre si facilement la main sur moi ? Tu crois vraiment que c'est en me laissant tomber que je vais me sortir de cette histoire ? Je croyais que c'était toi qui assurais la protection de l'équipe et là tu ne trouves rien de mieux à faire que d'aller te planquer je ne sais où comme un rat ? J'ai besoin de toi Shaw, je te veux à mes côtés pour mener ce combat et quand je t'ai dit que je ne pouvais pas vivre sans toi, ce n'était pas juste histoire de parler, c'est vrai. Alors tu ne bouges pas et je viens te chercher.

- Non, Root...

- Tu restes où tu es. Si tu bouges, si tu balances ta puce et que je ne te retrouve pas. Je te jure que je te chercherai jusqu'à ce que je te mette la main dessus et ce jour-là, Sameen, tu regretteras d'être née, tu peux me croire, lui asséna Root en colère. »

Root activa la recherche de la puce que portait Shaw. Celle-ci se cachait à Manhattan, elle n'avait certainement pas quitté les sous-sols. Elle localisa d'abord la MV. Shaw se trouvait plus ou moins à proximité. Elle la recontacta pour lui demander si elle avait toujours les clefs en sa possession. Shaw confirma d'une voix morne sans plus chercher à argumenter. Root se munit d'une torche, vérifia que son arme était chargée, changea ses bottines pour des bottes et attrapa un casque et un anti-vol. Elle les laisserait sur la MV en passant. En chemin, elle téléphona à Reese pour le remercier d'avoir arrêté les agents sur la route. Il lui demanda des nouvelles de Shaw et elle lui mentit en lui disant que tout allait bien. Il sembla sceptique, mais ne fit aucun commentaire sinon de faire attention à elle et de prendre soin de Shaw. Avant qu'elle ne raccroche, il lui rappela qu'elle ne devait surtout pas hésiter à le contacter si elle avait besoin de lui. John s'inquiétait, Root l'avait senti dans sa voix, elle n'allait certainement pas lui parler des errements de Shaw, ce qu'il en avait vu suffisait.

Les souterrains s'avérèrent être un véritable labyrinthe. Même avec la puce géolocalisée Root avait du mal à se déplacer. Elle jura entre ses dents quand elle s'aperçut qu'elle avait tourné en rond et se retrouvait à un embranchement qu'elle avait déjà croisé une demi-heure auparavant. Elle comprenait pourquoi les agents de l'ISA, quand ils avaient voulu l'éliminer, n'avaient pas été capable de mettre la main sur Shaw. Celle-ci savait comment disparaître. De nouveaux plans se téléchargèrent sur son téléphone.

« Tu es là ? demanda Root à l'adresse de La Machine

- Oui.

- Comment est-ce possible ?

- Il y a des câbles qui courent partout, même dans les égouts.

- Et tu n'as pas peur de Samaritain ?

- Il ne peut pas me détecter.

- Je comprends que vous vous entendiez bien Sameen et toi, vous êtes les reines du cache-cache.

- Tu es contrariée.

- Je ne la trouve pas, je tourne en rond. Tu ne peux pas la localiser ?

- Si.

- Ben alors, qu'est-ce que tu attends, guide-moi ! s'impatienta Root. »

Elle pataugea dans les collecteurs, les plus grands étaient relativement propres, mais Shaw était allée se réfugier dans un coin reculé nettement moins propre. L'odeur, parfois, était à la limite du soutenable. Root la trouva enfin, assise comme à son habitude ces derniers temps, la tête entre les bras, posée sur ses genoux. Elle s'approcha doucement et s'accroupit devant elle. Shaw était trempée et sentait mauvais. Une odeur de transpiration malsaine, d'ordure, de boue nauséabonde à soulever le cœur.

« Sam. Raconte. »

Shaw, sans relever la tête, lui raconta Faulkner, que le propriétaire de la maison où elle avait été et le tueur qui s'en était pris aux Mandvi était le même homme, qu'il l'avait reconnue, qu'il avait prévenu Samaritain, qu'elle était tombée dans un piège. Pas un gros, il y avait juste la femme de Faulkner qui l'attendait. Shaw pensait qu'elle avait cru qu'elle se débarrasserait facilement d'elle et qu'elle avait jugé tout renfort inutile, Samaritain lui avait fait confiance, ou peut-être avait-il prévu que Shaw aurait le dessus, qu'il l'espérait même, pour mieux la piéger ensuite. Pour la torturer. Il avait une voix horrible. Il lui avait dit des trucs horribles. Shaw ne voulut pas dévoiler à Root en quoi consistaient ces « trucs horribles » Quand elle insista, Shaw se crispa et commença à crier qu'elle ne lui dirait jamais, qu'elle ne voulait pas que ça arrive. Ses phrases se firent de plus en plus décousues et Root renonça. Elle se mit à genoux et referma ses bras autour d'elle. Shaw attrapa son blouson et referma ses poings dessus, la tirant vers elle, le visage toujours enfoui dans ses genoux.

« Je le hais Root, je le hais, murmura Shaw entre ses dents. Je le tuerai.

- Nous le tuerons ensemble Sameen. Toi et moi. Tu es d'accord ?

- Mmm, marmonna Shaw en hochant la tête.

- Mais il faut qu'on bouge. Ici on ne pourra rien faire. Et puis Sam, ça sent vraiment mauvais ici, je vais tourner de l'œil si on reste plus longtemps. Aies au moins pitié de moi. »

Root releva lentement la tête de Shaw. Elle lui déposa un baiser sur la joue et l'invita à se relever.

« Viens Sameen, on rentre à la maison. »

Elle lui prit la main et la guida à l'air libre. Shaw ne lui opposa aucune résistance et la suivit apathique. Sur la moto, elle s'appuya sur Root et ses bras vinrent lui enserrer la taille. Root eut la curieuse impression d'avoir un enfant dans son dos. C'était comme si Shaw la prenait pour son ours en peluche. Son étreinte était tendre et émouvante. La colère envahit Root. Samaritain avait rendu Shaw vulnérable, elle ne lui pardonnerait jamais ça. Elle se jura de le lui faire chèrement payer.

Une fois rentrée, Root proposa à Shaw d'aller se laver, elle empestait et tremblait de froid. Shaw leva un regard vide sur Root et resta plantée sans réaction devant elle. Root la libéra d'abord du sac qu'elle portait en travers de son dos et posa celui-ci contre le mur dans l'entrée. Puis, elle se plaça derrière elle et les mains sur ses épaules, la poussa vers la salle de bain. Elle hésita, puis opta pour la baignoire. Elle mit la bonde, ouvrit les robinets, régla la température et versa des sels de bain aux algues qu'elle gardait pour les jours où elle avait particulièrement besoin de se détendre. Elle se retourna vers Shaw.

« Déshabille-toi Sam, je te fais couler un bain, tu te sentiras mieux après. »

Shaw la regarda l'air absent. Root comprit qu'elle devrait prendre Shaw en charge. Elle s'approcha d'elle et lui attrapa le bas de son tee-shirt pour lui passer par-dessus la tête.

« Lève les bras, s'il te plaît. »

Shaw s'exécuta. Root la déshabilla entièrement et Shaw se plia sans protester à toutes ses instructions. Root lui demanda ensuite de monter dans la baignoire, de s'y allonger et de fermer les yeux. Root lui mit la main sur la tête et la lui enfonça sous l'eau. Shaw suivit le mouvement sans opposer la moindre résistance et revint à la surface quand Root relâcha la pression. Elle voulut ré-ouvrir les yeux. Root lui intima de les garder fermés, Shaw s'accrocha aux bords de la baignoire, ses doigts blanchirent, elle commençait à paniquer. Root posa une de ses mains sur la sienne et lui assura qu'elle restait auprès d'elle. Elle sentit Shaw se détendre peu à peu. Elles restèrent un quart d'heure ainsi, puis Root demanda à Shaw d'ouvrir les yeux et de la regarder. Shaw dut rassembler tout son courage pour lever les yeux sur Root.

Elle se sentait mal, sa confrontation avec Samaritain l'avait sonnée, épuisée. Sa haine, sa colère, son sentiment d'impuissance s'étaient si violemment libérés qu'ils l'avaient laissée sans force. Elle avait aussi réalisé qu'il savait beaucoup de choses sur elle, beaucoup trop de choses, et que le seul fait que quelqu'un la connaisse, éprouve ne serait-ce que de la sympathie pour elle, le mettait en danger. Samaritain pour une raison ou une autre avait décidé de servir d'elle comme objet d'étude de la nature humaine, de disputer contre elle, une partie d'un jeu qu'elle ne maîtrisait pas, d'un jeu dont elle n'avait aucune idée, mais dont le but était de détruire, non son adversaire, mais, pire que ça, l'esprit de son adversaire, de le réduire à l'état d'esclave sans pensée propre. Shaw avait vite compris lors de sa détention, ce que voulait d'elle Samaritain. Il ne voulait pas qu'elle trahisse ses équipiers. Ses amis ? Pour lui c'était secondaire, utile certes, mais secondaire. Il avait bien sûr, d'abord cherché à manipuler Shaw dans ce but, mais en se retrouvant confrontée à sa résistance, ses objectifs avaient changé. Le combat de Shaw n'avait plus été de sauver l'équipe, la Machine, leur mission, le monde même pourquoi pas, mais de se sauver elle-même. Elle avait senti peu à peu après ses premières semaines de détention qu'il cherchait à la briser. Pas pour l'amener à trahir ses « amis », mais pour en faire sa chose. À travers elle, il testait son pouvoir sur la résistance humaine, sur l'esprit humain, sur la réelle capacité de celui-ci, à être indépendant. Peut-être Shaw avait-elle été la première personne à lui donner du fil à retordre. Ce pervers avait-il été vexé ? S'était-il senti offensé dans son orgueil démesuré ? Qu'importe, dans son esprit tordu de boîte de conserve malformée, il considérait Shaw comme un défi, il lui avait clairement dit. Elle se battait à l'aveuglette ou presque, face à lui. Elle paniquait parce qu'il lui avait certifié qu'il emploierait tous les moyens pour arriver à ses fins. Tous. Même ceux qu'elle ne voulait même pas envisager. Elle se savait faible. Elle, qui excellait à évaluer les situations, les dangers, à élaborer des stratégies imparables, se retrouvait démunie. Dans le noir.

Elle avait l'impression de ne rien maîtriser, de se tenir aveugle dans une pièce. Elle ne voyait rien, n'entendait rien, ne sentait rien et tout à coup, les coups pleuvaient. Elle n'avait même pas le temps d'en parer un seul, réduite à l'état passif de punching-ball. Elle devait encaisser. Mais jusqu'à quand le supporterait-elle ? Certains coups la jetaient à terre et elle avait peur qu'un jour elle ne trouve plus la force de se relever. Samaritain l'avait menacée aujourd'hui. Plus, il l'avait prévenue. Il détruirait son monde pour aboutir au but qu'il s'était fixé avec elle. Et dans le monde de Shaw, il avait découvert un élément caché qui pourtant brillait, stable et puissant. Un élément qui s'était révélé une source d'équilibre et de force pour elle. Un élément protégé qui avait attiré l'attention de Samaritain, un élément sur lequel la plupart de ses simulations avaient buté, avaient échoué. Cet élément s'avérait être une possible faiblesse, il suffisait, peut-être de le détruire pour entraîner le monde de Shaw au chaos, faire sauter à jamais ses certitudes, lui occasionner assez de souffrance, pour qu'elle ploie. Une seconde de faiblesse, au bon moment, suffirait à la faire tomber et l'empêcher à jamais de se relever. Samaritain envisageait sérieusement cette possibilité, Shaw le savait maintenant et n'était pas convaincue d'y survivre en tant que personne.

Cet élément avait revêtu peu d'importance avant, il se baladait. Il la troublait quand il apparaissait et quand il disparaissait, elle retrouvait la paix et n'y pensait plus, ou pas beaucoup. Pas trop. Et puis Samaritain était arrivé et cet élément avait pris une importance démesurée, elle ne savait même pas pourquoi. Les simulations avaient emporté toutes les digues, toute la retenue qu'elle dressait toujours entre elle et les autres. Elles avaient mis à nu ses désirs, ses fantasmes, des sentiments exacerbés qu'elle n'avait pas contrôlé et dans lesquels elle avait plongé tête la première, dont elle avait joui, qui lui avaient fait peur, mais qui l'avaient exaltée. C'était un peu débile, mais le côté passionnel des événements qu'elle avait vécus l'avait enivrée. Au fil des simulations l'élément avait peu à peu pris une place centrale dans son monde. Peut-être pas centrale, mais il faisait partie intégrante d'un ensemble d'éléments qui avait façonné celui-ci et qui le maintenaient en équilibre. Shaw ne s'était jamais reposée sur personne. Des gens l'avaient aidée, son père, sa mère, Mark, quelques autres, mais elle aurait pu s'en sortir seule, sans eux. Samaritain, elle s'en rendait compte maintenant, avait marqué des points face à elle, il l'avait changée, rendue vulnérable. Elle avait conscience de ne plus avoir la force de s'en sortir seule. En fait, elle en était peut-être capable, mais elle n'en avait plus envie.

Elle leva les yeux, il était là, l'élément improbable, celui qui avait fait sa force, celui que Samaritain avait identifié comme sa faiblesse. Pourquoi restait-elle auprès de Root ? Shaw la mettait en danger. Il y a un an, elle serait partie, aurait disparu de sa vie, de leur vie, sans laisser de trace. Elle était lâche pensa-t-elle avec désespoir. Elle se retrouvait incapable de partir, de la quitter. Elle s'en foutait avant de lui faire du mal, de la jeter, de l'ignorer, de la fuir. Maintenant, elle ne pouvait plus, elle n'y arrivait plus. Elle n'arrivait pas à prendre une décision, à trouver une solution. Elle était prise au piège, celui tendu par Samaritain et son esprit pervers, celui tendu par Root et son amour. Comme un insecte idiot, elle s'était laissée engluer et plus elle se débattait, plus les fils s'enroulaient autour d'elle, réduisant peu à peu sa liberté de mouvement, de pensée.

Root lut un profond désespoir, un profond abattement dans le regard levé vers elle. Elle serra la main de Shaw dans la sienne, et sentit ses larmes monter. Shaw détourna les yeux et les fixa sur l'eau du bain. Root attendit d'être sûre que sa voix ne la trahisse pas pour lui demander de se redresser. Elle attrapa le shampoing pour lui laver les cheveux. Ses cheveux étaient infects, elle dut les lui laver trois fois, ils étaient très longs et elle finit par vider la baignoire et lui demander de passer dans la cabine de douche, pour pouvoir les lui rincer correctement et les coiffer. Elle avait hésité à s'en occuper. Shaw lui avait dit qu'elle détestait qu'on lui touche les cheveux et les gens comme elle, redoutaient particulièrement l'épreuve du peigne. En les lavant Root avait remarqué que Shaw avait les cheveux très emmêlés. Elle avait découvert que celle-ci prenait soin de ses cheveux et qu'elle avait des idées bien arrêtées concernant leur entretien. Elle lui demanda l'autorisation d'utiliser un baume. Shaw s'était contentée de hocher brièvement la tête. Elle tournait le dos à Root et avait suivi sans parler, ni protester, tout ce que Root lui avait demandé. Root alors qu'elle attendait que le baume fasse effet, regardait les épaules de Shaw. Cette situation inédite la mettait mal à l'aise. L'apathie de Shaw, son désespoir qui suait, s'occuper d'elle comme on s'occupe d'un parent malade, lui creusait l'estomac, jetait un voile noir sur ses pensées.

Elle aimait par-dessus tout interagir avec Shaw, échanger, même dans le silence, sentir sa présence, sa force. Et là, il n'y avait plus rien. C'était horrible. Les trois minutes s'étirèrent cruellement, puis Root la rinça soigneusement. En temps normal, elle n'aurait pas manqué de taquiner Shaw dans une telle situation. Là, elle avait seulement envie de pleurer. Elle demanda à Shaw de sortir de la douche, elle l'enroula elle-même dans une serviette. Elle l'abandonna pour ouvrir un tiroir. Elle y gardait plusieurs peignes en bois qu'elle avait achetés dans de très belles boutiques dédiées exclusivement à cet article en Chine. Elle en avait fabriqués dans diverses essences de bois, de formes différentes, dont les dents étaient plus ou moins longues, écartées, épaisses. Elle se retourna vers Shaw évalua la qualité de ses cheveux et en choisi un aux dents épaisses et écartés, aux bouts arrondis, en bois dur. Si Shaw étaient réellement sensible, ce peigne serait celui qui lui occasionnerait le moindre mal, tout en lui assurant un démêlage parfait. Elle lui annonça qu'elle allait s'occuper de ses cheveux, laissant entendre que si Shaw préférait s'en charger elle-même, elle n'y verrait aucune objection. Shaw ne réagit pas. Root insista un peu, doucement. Devant son absence de réaction, elle passa derrière elle et entreprit de la peigner. Root prit beaucoup de précaution et petit à petit les cheveux devenant plus lisses, son mouvement prit de l'ampleur et comme elle sentait Shaw s'abandonner sous le peigne, elle retrouva une certaine sérénité.

Elle avait besoin de prendre elle aussi une douche, mais appréhendait de laisser Shaw seule. Elle alla avec elle jusqu'au dressing et lui sortit une tenue de nuit qu'elle lui tendit espérant que Shaw accepterait de s'habiller seule. Si elle restait apathique, ses vêtements à la main, attendant que Root l'habille, celle-ci sentait qu'elle ne le supporterait pas, qu'elle allait craquer et se mettre à battre Shaw comme plâtre pour la réveiller. Heureusement, Shaw défit sa serviette, la tendit à Root et enfila seule son short et son débardeur. Quand elle eut fini, elle resta plantée, sans bouger. Root commençait malgré tout à avoir du mal à se contrôler. Sa colère montait. Shaw se tenait entre elle et la porte, et elle la poussa rudement sur le côté, elle avait envie de la gifler.

« Shaw, je vais me laver, fais ce que tu veux. Par contre, si tu te barres ou que tu fais encore une connerie, je te jure que tu le regretteras. J'en ai marre Sameen, je n'en peux plus là. »

Elle regarda Shaw et quand elle la vit les épaules basses, la tête basse, avec sa tronche de zombi amorphe, elle sortit de ses gonds. Elle n'était pas le genre à balancer des coups de poings, mais il fallait croire qu'à force de la fréquenter, Shaw avait déteint sur elle. Elle n'avait ni la force, ni la technique de Shaw, mais elle n'était pas non plus, dénuée d'efficacité pour autant. Le coup partit, droit. Il atteignit Shaw à la mâchoire inférieure, elle fut violemment projetée en arrière et sa tête alla percuter durement les placards derrière elle. Elle s'écroula par terre tandis que Root tournait les talons en lui crachant méchamment :

« Tu fais chier Sameen. »

« Et toi aussi. Alors, tu la surveilles et tu ne lâches pas cette fois, ajouta-t-elle à l'adresse de La Machine aussi méchamment qu'à Shaw. »

Root était furieuse. Elle fulminait même. C'était idiot de diriger sa colère contre Shaw et La Machine, mais elles l'énervaient prodigieusement. Shaw, pour se laisser aller et cesser de lutter, La Machine pour avoir abandonné Shaw aux mains de Samaritain, pour ne pas l'avoir retrouvée plus tôt. Elle la rendait responsable de la longueur du temps écoulé entre sa disparition et sa réapparition. Elle avait d'abord refusé de la rechercher et ensuite elle avait prétendu, mais était-ce seulement vrai, elle n'en était pas persuadée, ne pas pouvoir la détecter. La Machine n'avait pas été honnête. Pourquoi ? Root était trop enragée pour formuler la moindre pensée cohérente.

« Trouve-moi un nid de salauds à tuer… tout de suite, et ne viens pas me sortir je ne sais trop quelle morale à la noix, sinon je vais braquer n'importe quel établissement bondé ouvert en ville. »

Root remit un blouson, entre son incursion dans les égouts et la douche qu'elle avait donnée à Shaw elle était à moitié trempée et ne sentait pas très bon, mais elle ne prit la peine que de changer de chaussures. Des bottines remplacèrent ses bottes. Les clefs de la Ducati à la main, deux Glock dans le dos, elle claqua la porte de son appartement et fila faire son carton.

L'opération fut rondement menée. Une planque d'agents de Samaritain, dissimulée dans un sous sol à Vinegar Hill dans Water Street. La Machine l'avait choisie parce que l'endroit était isolé et pratiquement insonorisé. La Machine voulut lui expliquer ce qu'ils faisaient, qui ils étaient. Root l'arrêta tout de suite lui déclarant qu'elle cela lui était complètement indifférent, qu'elle avait juste envie de faire des trous dans des corps et que rien d'autre ne lui importait. Elle arriva en trombe dans leur planque, fit sauter la porte, et s'avança un Glock dans chaque main. Elle était déchaînée et les agents tombèrent comme des mouches. Elle intima à La Machine de se taire quand elle voulut lui indiquer les cibles. Contrairement à son habitude, Root se montra particulièrement cruelle, sanguinaire. Quand elle partit la planque baignait dans le sang. Elle avait privilégié les têtes, affiché un rictus féroce à chaque figure transformée en grosse pastèque explosée, tiré parfois plusieurs fois sur la même personne, alors que son premier tir avait été mortel et qu'elle le savait très bien. Les sept premiers agents morts, elle s'était dirigée vers le réfrigérateur, l'avait ouvert. Il y avait de la bière, elle en sortit deux bouteilles, s'assit sur une table et décapsula la première. Elle la leva et porta, moqueuse, un toast.

« À la tienne Sameen ! »

Elle l'avala d'une traite, grimaça, elle n'aimait pas trop la bière, puis lança de toute ses forces la bouteille sur un mur où elle se brisa. La Machine la prévint que d'autres agents arrivaient et qu'elle devait partir sans tarder. Elle haussa dédaigneusement les épaules :

« Pourquoi crois-tu que je reste là, à boire à la santé de cette abrutie de Shaw ?

- Root, tu…

- Tais-toi. Tiens, je vais boire aussi à la tienne. À tous tes mensonges. Tu n'aimes pas Sameen, tu l'as abandonnée.

- Tu es en colère.

- Non, je ne suis pas en colère, je suis furieuse et je vous déteste. »

La Machine se tut, Root n'était clairement pas en état de discuter. Root but sa deuxième bière non sans avoir porté un toast à La Machine. Puis elle en but une troisième, qu'elle eut juste le temps de finir avant que n'arrivent de nouveaux agents. Le massacre recommença. Ils furent huit à tomber cette fois. Ce fut facile. Elle ne bougea même pas de sa table. Dès qu'ils passaient la porte, elle les flinguait. Le seul plaisir qu'elle en retira fut de renouveler entièrement la décoration de l'entrée. Certains s'étaient crus un peu plus malins et étaient rentrés à deux se jetant dans des directions opposées. Deux hommes, deux directions, deux mains, deux Glock. C'était risible et elle eut un rictus sauvage. Ce soir là, elle ressemblait vraiment à une dangereuse psychopathe. Si Reese avait été là, il l'aurait descendue sans hésiter.

La deuxième vague achevée, Root décida de rentrer. L'odeur du sang commençait à l'écœurer, elle reprit trois bières, en fourra deux dans ses poches de blouson, ouvrit la dernière tout de suite et la siffla avant même de rejoindre sa Ducati. Elle l'enfourcha, ouvrit une autre bouteille. Quand elle l'eut vidée, elle sentit la nausée monter. Elle démarra. L'air de la course lui ferait du bien. Mais elle dut s'arrêter en chemin. Elle ne descendit même pas de moto, elle retira juste son casque, se pencha sur le côté, hoqueta et vomit. Elle s'essuya la bouche sur la manche de son blouson, croisa ses bras sur le guidon et posa sa tête dessus. Elle se morigéna. À quoi jouait-elle ? À Shaw ? C'était quoi la suite du programme ? Se trouver un mec dans un bar et se faire baiser dans un coin ? Le genre de truc que Shaw ferait certainement. SAS… Son Altesse Sérénissime. Root sourit amèrement, un programme princier vraiment. Sang, Alcool, Sexe. L'auto-médicamentation préférée de Shaw quand elle se sentait mal d'après ce que Root avait pu deviner. C'était pathétique. Mais ce n'était pas vrai. Elle était injuste envers Shaw. Là maintenant, ce n'était pas Shaw qui était pathétique, c'était elle. Shaw faisait ce qu'elle pouvait pour surnager et comptait sur elle. Et ce soir, Root s'était complue à se comporter comme une barbare et à s'enivrer avec de la bière. Shaw s'en était pris plein la tête aujourd'hui, ce que lui avait dit Samaritain, quoi que ce fut, l'avait durement atteinte. Elle avait aussi porté assistance à Root, avec son efficacité habituelle, et permis de sauver les Mandvi. Et pour toute aide, tout remerciement, Root lui avait défoncé la mâchoire et l'avait abandonnée seule chez elle avec tous ses démons.

« Comment va Sameen ?

- Elle s'est couchée dans le lit que tu lui as préparé dans la deuxième chambre.

- Elle dort ?

- Non.

- Je ne vous déteste pas.

- Je sais. Et tu as aussi raison de te mettre en colère.

- On en reparlera une autre fois. Je crois que tu me dois une explication.

- D'accord.

- Bien.

- Tu veux que je t'appelle un taxi ?

- Non, ça ira. »

Root conduisit prudemment jusqu'à chez elle, lentement pour une fois. Elle se précipita sous la douche sitôt rentrée, impatiente de se débarrasser de l'odeur des égouts, du sang, de la bière, de la bile, accumulée ces dernières heures. Elle se frotta des pieds à la tête presque jusqu'au sang. Elle se dégoûtait, aussi bien physiquement que moralement. Elle avait besoin de se laver de fond en comble, des miasmes qui lui avait sali le corps comme l'esprit. Elle culpabilisait vis-à-vis de Shaw. L'eau de la douche se mêla à ses larmes. Elle conclut sa douche par un jet d'eau glacée durant de longues minutes, certainement une habitude que devait avoir Shaw ne put-elle s'empêcher de penser. Après s'être essuyée, elle ramassa tous leurs vêtements, les fourra dans sa machine à laver et lança un cycle long pour linge très sale. En ouvrant la porte, elle se retrouva nez à nez avec Shaw. Root resta la main sur la poignée de la porte de la salle de bain, le bras en arrière. Shaw avait la tête baissée et la releva lentement.

« Root, je… »

Elle se mordit la lèvre inférieure et son regard reglissa sur ses pieds. Root lâcha sa poignée de porte. Shaw avait entendue Root rentrer. Elle s'était levée. Il fallait qu'elle lui parle. Le coup de poing l'avait sonnée. Shaw n'aurait jamais cru que Root puisse l'envoyer à terre ainsi. Elle l'avait presque mise K.O. Quand Shaw s'était relevée, Root était déjà partie depuis longtemps. Elle était en colère, très en colère, furieuse même, jamais Shaw ne l'avait vue ainsi. Elle savait très bien que c'était de sa faute, qu'elle l'avait énervée. Ne sachant quoi faire, elle était aller se coucher sur son lit. Elle s'efforça de ne plus penser à rien, mais une sourde inquiétude la travaillait. S'il n'y avait eu Root, elle se serait tirée une balle dans la tête. Elle n'en pouvait plus elle non plus. Mais elle ne pouvait pas faire ça à Root. Si ? Non. Elle lui ferait du mal et elle s'était promise de tout faire pour qu'elle continue à sourire. Ce n'est pas en retrouvant un mur de son bel appartement maculé de sang et de cervelle que Root se fendrait d'un sourire lumineux dont elle avait le secret. Elle l'avait devant elle maintenant et désirait lui dire plein de trucs, le seul problème c'est que tous ces trucs n'avaient pas vraiment, ni un nom, ni une forme définie dans l'esprit de Shaw, et qu'elle ne voyait pas en plus, comment formuler tout ça avec des mots. Root la confrontait à son incapacité à exprimer ses pensées, ses sentiments.

Root constata que Shaw était sortie de son état apathique et qu'elle avait recouvré ses esprits. Elle se sentit soulagée. Elles pouvaient recommencer à échanger, par contre Shaw semblait vouloir lui parler et comme à son habitude se retrouvait complètement muette. Elle devait retourner ses idées dans sa tête, chercher quoi dire et surtout comment le dire. Root appréciait le courage dont Shaw faisait preuve dans ce genre de situation. Elle tentait une interaction sociale normale, et se retrouvait obligatoirement en état de faiblesse parce qu'elle ne maîtrisait pas du tout ce genre rapport. Elle le savait très bien, en souffrait, mais essayait quand même. C'était touchant. Root devrait peut-être lui expliquer que ça ne servait à rien, en tout cas pas avec elle. Shaw ne s'était pas rendue compte qu'on pouvait parfois lire à livre ouvert en elle, qu'il n'y avait pas toujours besoin qu'elle dise les choses, qu'elle savait très bien les exprimer autrement. Même Finch, même Reese, peut-être même Fusco, savaient « lire » Shaw. Elle garderait toujours une part de mystère, mais ne serait jamais un mystère complet. Root sourit, Shaw pouvait parfois se montrer très naïve, c'était attendrissant. Shaw leva les yeux et ouvrit la bouche pour parler, quand elle surprit Root en train de sourire. Elle referma la bouche et fronça les sourcils. Elle ne comprendrait jamais Root, elle était parfois trop bizarre, mais elle se sentit tout de suite mieux. Le miracle du sourire de Root.

« Qu'est-ce qui te fait sourire, ne put-elle s'empêcher de lui demander.

- Toi, Sameen. Tu es parfois… vraiment très mignonne. Viens-là. »

Voilà. Du Root tout craché, elle avait l'art d'être parfois complètement décalée. Root s'approcha. Shaw recula.

« Root, je… tu sais, je… »

Root lui posa deux doigts sur les lèvres.

« Laisse tomber Sam, ne dis rien. Si ce sont des excuses que tu veux me faire, ce n'est pas la peine, c'est à moi de t'en faire. Je me suis mal conduite envers toi. Je suis désolée, je ne supporte pas quand tu… quand tu abandonnes, quand j'ai l'impression que je ne peux plus t'atteindre, que je te perds, que tu pars loin de moi. Je me sens impuissante.

- Mais Root… , commença Shaw écartant ses doigts de ses lèvres.

- Bon d'accord Sameen, lui lança abruptement Root. Je veux bien de tes excuses, mais seulement si elles sont du genre de celles dont tu m'as gratifiée hier soir. »

Root pencha doucement la tête sur le côté et un sourire en coin fleurit sur ses lèvres. Shaw se retrouva désemparée. La soirée commençait dramatiquement, Shaw se retrouvait avec une mâchoire qui la ferait souffrir au moins pendant deux jours, Root avait fugué elle ne savait où, hors d'elle-même et le tout s'achevait avec cette grande bringue lui tenant des propos licencieux destinés à amorcer son désir. Et il ne fallait pas grand-chose pour embraser Shaw quand elle se trouvait à proximité de Root. Le rappel de la soirée d'hier, de la nuit, du réveil, suffit à accélérer son rythme cardiaque, tout son corps se réveilla, se prépara, se tendit sous l'effet d'un désir impérieux. Elle sentait déjà les mains de Root sur elle, en elle, ses lèvres, sa bouche, explorer son corps dans ses moindres replis, son corps bouger, glisser sur le sien. Elle ouvrit la bouche pour mieux respirer, ses yeux se fixèrent sur les lèvres de Root, elle vit son sourire s'épanouir. Elle leva les yeux pour croiser son regard. Ses yeux pétillaient de joie.

« Je vois que ma proposition te tente Sameen. Et comme j'ai beaucoup à me faire pardonner moi-même, le reste de la nuit promet d'être intéressant, plaisanta Root en levant un sourcil.

- Tu es insupportable.

- Peut-être, mais ça ne t'empêche pas d'avoir envie de me sauter dessus.

- N'importe quoi, se défendit Shaw idiotement.

- Sam, tes yeux n'arrêtent pas de glisser sur mes lèvres, tu te passes la langue machinalement sur les tiennes toutes les trois secondes pour te les mordre ensuite, tu serres et desserres les mains, tu commences à transpirer… et à sentir très bon. J'ai un très bon odorat, mon cœur. »

Root s'avança encore, Shaw recula. Root rit franchement.

« Tu vois pourquoi je trouve si mignonne ? J'adore quand tu fais ça Sameen. De toute façon je t'adore tout court. »

Root s'avança, Shaw recula encore, jusqu'à ce que Root finisse par la coincer contre un accoudoir du canapé.

« Et maintenant Sam ? »

Root lui posa les mains sur les épaules et poussa suffisamment fort pour que Shaw soit déséquilibrée et bascule par-dessus l'accoudoir. Elle s'affala sur le canapé et recula. Root enjamba l'accoudoir et vint s'allonger sur Shaw. Elle plongea ses yeux dans les siens, y lut tout ce que Root avait envie d'y lire : désir pressant, attente impatiente et ce que Shaw ne savait pas pouvoir exprimer, quelque chose qui chez elle mêlait confiance, assurance, loyauté, attachement, violence, douceur, soumission et domination. Un ensemble de sentiments dont un autre avait jailli que Root avait décelé, soupçonné, dont Shaw n'était pas vraiment consciente, un sentiment qui dans les yeux de Shaw posés sur elle, lui explosait en pleine figure. Shaw l'aimait. C'était inscrit dans son regard. « C'est génial, pensa Root. » Elle crut que son cœur allait exploser, sa poitrine doubla de volume et le désir, l'amour, la tendresse qu'elle éprouvait pour Shaw l'embrasèrent. Shaw était immobile sous elle, haletante.

« Je t'aime Sameen, souffla Root avant de lui fondre dessus. »

Elle l'embrassa et Shaw referma fermement ses bras sur elle, la collant contre elle. Le baiser dura, profond, passionné, puis Root sentit Shaw reculer, elle releva un peu la tête, interrogatrice.

« Tu as un drôle de goût. Je croyais que tu n'aimais pas la bière… et tu as été malade non ?

- Ça te dérange ?

- Non.

- Alors pourquoi tu en parles ? Aime-moi Sameen. Toute la nuit. Laisse tomber le reste. »

Ce n'était pas le genre de proposition que refuserait Shaw et elle laissa Root reprendre le baiser. Elle passa ses mains sur son dos et la caressa, jusqu'à ce que ce ne soit plus suffisant. Elle fit comprendre à Root qu'elle voulait se relever. Root se redressa et Shaw se retrouva assise sous elle. Elles s'arrachèrent rapidement leurs hauts se retrouvant torse nu l'une contre l'autre. Shaw serra le bassin de Root contre son ventre, lui arrachant un gémissement. Elle baissa la tête et lui prit la pointe d'un sein entre les lèvres, la caressant doucement avec la langue. Les doigts de Root s'enfoncèrent dans sa nuque, dans son dos. Elle balbutia son prénom à plusieurs reprises. Shaw fit glisser ses jambes par terre et tourna avec Root. Alors que sa bouche passait à l'autre sein, elle chercha des pieds la table basse, prit appui dessus et la repoussa brusquement, libérant de l'espace au pied du canapé. Elle voulait Root maintenant, entièrement, ici, tout de suite. Root gémissait, le sein gauche était à priori plus sensible que le droit, particulièrement sous la langue de Shaw. Shaw abandonna sa poitrine, plaça sa tête contre celle de Root, une main monta derrière sa tête, l'autre lui entoura fermement la taille, elle bascula vers l'avant. Quand elle sentit leur centre de gravité bien placé, elle se souleva du canapé Root serrée contre elle et l'amena doucement au sol.

Root, dès qu'elle sentit son dos toucher le sol, décida de reprendre les choses en main, elle attrapa Shaw et la retourna sous elle, Shaw surprise tomba un peu brusquement et se retrouva vite submergée. Root était déchaînée et ne lui laissa pas même une seconde de répit, elle finit de la déshabiller et se déshabilla elle-même impatiemment sans que Shaw n'eût une chance de pouvoir le faire. Ensuite Root prit possession de Shaw. Celle-ci s'abandonna, l'esprit embrouillé, à part s'accrocher à Root, répondre à ses baisers si elle l'embrassait, se tendre et se détendre au gré de ses mouvements, de gémir, crier et balbutier n'importe quoi, elle fut incapable d'initier le moindre mouvement. Elle bascula en hurlant. Root lui laissa dix secondes de répit et s'arrangea pour qu'elle gémisse, lui demandant si elle en voulait encore. Shaw resta silencieuse. Root lui arracha un nouveau gémissement plus fort cette fois. « Sam ? ». Shaw était incapable de répondre, pas avec ce qu'était en train de lui faire Root. Comment cette idiote voulait-elle qu'elle lui réponde ? Entre deux gémissements, elle lui attrapa la tête et l'embrassa le plus gentiment qu'elle put. Après, elle bascula la tête en arrière, Root avait trouvé le rythme et la caresse exacte qui l'emmènerait là où Root voulait l'emmener et Shaw se fichait bien de savoir autre chose. Elle se laissa encore une fois emporter. Root se frottait contre elle, consumée par le plaisir qu'elle donnait à Shaw et par leur désirs mêlés l'un à l'autre. Le baiser de Shaw, doux, l'avait rendue à moitié tarée et elle accompagna Shaw quand elle cria une dernière fois avant de basculer, puis s'écroula sur elle le souffle coupé. Elle entendait le cœur de Shaw battre la chamade dans sa poitrine. Elle déposa un court baiser dessus et laissa retomber sa tête.

« Root… euh… il y a… il y a un truc que… que je… Euh tu sais… voilà, je voulais te dire que… »

Shaw balbutiait, cherchait ses mots. Samaritain s'était moqué d'elle, de son incapacité à déclarer ses sentiments. Elle s'était sentie humiliée. D'autant plus qu'il avait raison. Elle se sentait stupide et incapable de dire quoi que se soit. De dire ça surtout, parce qu'elle n'identifiait pas ce à quoi cela correspondait réellement. Elle ne trouvait pas de connexions entre la signification des mots qu'elle était censée dire et ce qu'elle ressentait. Root se hissa jusqu'à elle, l'embrassa doucement et posa sa tête dans le creux de son cou, elle fit en sorte de s'installer pour que sa bouche se retrouve près de son oreille.

« Sameen, ce n'est pas la peine de me dire ça, de te forcer à le dire si ça n'a pas de sens pour toi. Et... ce que tu veux réellement me dire, je le sais déjà. Et je n'ai pas besoin que tu me le dises. Tu n'es pas comme les autres Sam, c'est ce que j'aime aussi en toi. Reste comme tu es Sameen, je t'aime comme ça. ».

Elle se releva pour regarder Shaw. Elle la trouva bien trop sérieuse. Elle sentait bien trop bon, luisait bien trop de transpiration pour être aussi sérieuse. Il était temps de la dérider.

« Mes excuses t'ont plu ? Ou en exiges-tu encore ? lui demanda-t-elle lascivement.

- Laisse tomber les excuses Root. Y en a plus besoin, répondit Shaw sourdement.

- Oh, tu veux arrêter alors ?

- Ne raconte pas n'importe quoi, tu serais bien embêtée si je te disais oui.

- Tout dépend de quelle serait la proposition de remplacement.

- Je n'en vois pas de meilleure te concernant.

- Tu m'échangerais toi, contre un bon steak ou un beau flingue ?

- Mouais, pourquoi pas, la provoqua Shaw. »

Root l'embrassa et ses mains lui arrachèrent un râle de plaisir.

« Menteuse !

- J'avoue. Viens maintenant. »

Shaw reprit l'initiative, Root résista, reprit la main. Elles luttèrent un moment puis s'accordèrent, c'était moins amusant, mais leur plaisir n'en fut que décuplé. Elles s'harmonisèrent et si Shaw l'avait pu, si Root l'avait supporté, elles seraient allées ensemble au bout de la nuit, trempées de sueur, éperdues, accrochées l'une à l'autre. Mais lors d'une pause dans leurs ébats, Shaw s'endormit sur elle et Root épuisée ne tenta ni de la retenir, ni de la relancer. Elle lui caressa doucement le dos, Shaw ronflait légèrement. C'était agréable, elle sentait la vibration résonner dans sa poitrine. C'était reposant. Elle demanda à la Machine de monter le chauffage. Elle ne voulait pas risquer de bouger et de briser cet instant magique. Magique, c'était ça. Elle resta enveloppée dans la chaleur dégagé par Shaw, baignée dans son odeur puissante et sucrée. Et bercée par son souffle sonore, elle sombra doucement dans un sommeil peuplé de musique et de couleur, savourant pleinement son bien-être, son bonheur. Heureuse.


Texte publié par Mélicerte, 27 août 2017 à 18h18
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tome 2, Chapitre 10 « Pour Root : un SRS désert tactical. » tome 2, Chapitre 10
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