Londres, Angleterre, le 21 décembre 1991, 15h35.
Appartement de Nicholas Willys.
Nicholas avait rejoint son immeuble en un temps record. Il lui avait fallu à peine plus de trente-cinq minutes pour atteindre la porte de son appartement, alors que, en temps normal, il avait besoin de plus d’une heure. Pour sa décharge, il n’avait pris ni le temps de flâner en chemin ni le temps de rêvasser. Pour la première fois de sa vie, il avait dérogé à cette habitude ancrée dans tout son être. Kent avait éveillé trop sentiments d'insécurité pour qu’il se permette ce genre d’écart. Et c’était sans compter sur cette curiosité qui le rendait surexcité à l’idée qu’un objet inconnu puisse être arrivé chez lui.
« Bientôt… »
Il monta quatre à quatre les marches de l’escalier qui le séparaient de son appartement, oubliant au passage de vérifier sa boîte à lettres. Son côté tête en l’air venait de refaire subitement surface. Ce ne fut qu’une fois son étage atteint – le troisième – qu’il réalisa ce fait. Il se frappa le front, grommelant contre sa bêtise.
« Quel idiot ! »
Il était prêt à faire demi-tour, quand son regard fut attiré par un petit paquet. L’égyptologue arqua un sourcil avant que son visage ne s’éclaire d’un sourire enfantin. Décidément, il devait avoir le meilleur postier au monde. Sans se soucier du fait qu’aucun facteur consciencieux ne laisserait le colis d’une personne absente devant sa porte, il rejoignit son domicile avec une nouvelle excitation. Il en avait même oublié son ami et ses inquiétudes qui l’accompagnaient. Il n’avait que ce paquet en tête. Dans son empressement, il chercha frénétiquement ses clefs. Il dut vérifier deux fois toutes les ouvertures de son manteau avant de constater, à son grand dam, qu’elles avaient trouvé un petit passage dans une de ses poches pour aller se réfugier dans sa doublure. Frustré, il laissa échapper un grognement d’indignation, avant de finalement effectuer une série de manœuvres pour leur faire regagner la sortie.
« Allez ! »
Ce ne fut qu’au bout de cinq minutes qu’il réalisa l’exploit de récupérer son sésame. Triomphant, il glissa la clef dans la serrure et hoqueta de surprise. Le verrou n’était pas tiré. Nicholas essaya de se souvenir s’il avait bien fermé en partant. Ça n’aurait pas été pas la première fois qu’il aurait commis un tel oubli. Mais il n’arrivait pas à se souvenir. Il haussa les épaules et ne s’en formalisa pas plus. L’égyptologue tourna la poignée de sa porte, avant de saisir son colis avec délicatesse, et de rentrer enfin chez lui. Jusqu’ici, tout était normal. Néanmoins, quand il pénétra dans le salon – première pièce de son appartement que l’on voyait en entrant –, il sursauta et manqua de faire tomber son précieux paquet.
— Que…
Devant lui, un décor quasi apocalyptique se dessinait. Les étagères étaient renversées, des livres ouverts – presque déchirés – étaient éparpillés au sol, du verre brisé provenant de bibelots quelconques parsemait le parquet, une grande lampe était couchée sur le canapé. Ce dernier avait été à moitié éventré et sa mousse jonchait le sol. Les cadres photos sur les murs étaient cassés, brisés, mis en morceaux. C’était un champ de bataille. Nicholas n'était certainement pas l’archétype du type soigné et ordonné. Mais, là, tout ce désordre ne venait pas de lui. Il était victime d’un cambriolage. Fronçant une nouvelle fois les sourcils, il remonta ses lunettes sur son nez avant de poser son colis sur la table basse encore en place. Nicholas restait perplexe devant l’étendue des dégâts. À croire qu’un combat de grizzlis avait eu lieu dans son salon. Tout ça n’était pas bon. Il regarda autour de lui afin d’estimer l’ampleur des dégradations, avant de se souvenir de son bien le plus précieux. Il enjamba d’un pas rapide toutes ses affaires renversées sur le sol pour se rendre directement dans son bureau. La porte était ouverte…
« Oh non… »
Il sentit la panique monter en même temps que le pire des scénarios germait dans son esprit. Et si on lui avait volé l’objet le plus précieux qu’il possédait : le journal de Getseth ? Il se précipita droit vers son bureau et se figea… Le bureau était renversé à terre. Tous ses travaux étaient étalés sur le sol et la pièce n’était guère en meilleur état que le salon.
« Pourvu qu’il soit encore là… »
Nicholas ne pensait plus qu’au journal. Il était conscient qu’il ne pourrait évidemment pas porter plainte, puisqu’il avait lui-même dérobé cet artefact. Cependant, il était prêt à se désavouer si jamais l’ouvrage avait disparu.
« Par pitié… »
Il se baissa afin de redresser le meuble. Une fois cela fait, il fut surpris de découvrir que la fermeture du tiroir était toujours intacte. L’égyptologue sentit un poids quitter sa poitrine face à ce constat. Il respira un peu plus sereinement, puis il sortit la petite clef de sa poche de pantalon pour la glisser dans le trou de la serrure. Il cessa de trembler quand, après un petit cliquetis signifiant que le compartiment était ouvert, il vit le journal encore indemne. Soulagé, il referma le tiroir et rangea la clef. Il était inutile de le laisser ouvert aux yeux de tous. Car Nicholas savait qu’il devrait informer la police de cette violation de son domicile. Ce fut avec le même état d’esprit qu’il décida qu’il devrait attendre pour découvrir le contenu de son colis. Ce dernier lui était revenu à l’esprit quand il eut été rassuré.
« Patience… »
Nicholas était loin d’être troublé par le fait d’avoir été cambriolé. Tout comme il ne se souciait pas non plus des pertes potentielles provoquées par ce vol. Son côté qui occultait les mauvaises choses et les mauvais instants venait de faire de nouveaux ravages. Il rejoignit son téléphone qui traînait au sol. Il saisit, avec une idée précise, le numéro de son futur interlocuteur. Il lui fallut attendre quelques sonneries avant qu’une voix féminine ne lui réponde.
— Nick ?
La voix semblait plus surprise qu’elle ne l’aurait dû. Mais Nicholas ne s’en formalisa pas. Il savait qu’il n’était pas le spécialiste des appels à sa famille.
— Ne me dis pas que tu ne viens pas dîner ce soir ?
— Hein ?
Nicholas observa un instant le combiné de son téléphone, ne comprenant pas immédiatement la réaction de son interlocutrice. Puis, tout lui revint en mémoire. Il avait failli oublier ce repas. Eh bien… Ce cambrioleur venait de lui rendre un fier service. Il venait d’échapper à la colère noire de sa sœur et, par conséquent, d’éviter de mourir avant l’heure. Ce qui aurait été fort ennuyeux pour lui. Réalisant qu’il devait immédiatement la rassurer, il se racla la gorge avant de se justifier.
— Mais pas du tout ! Comment pourrais-je oublier un dîner avec ma grande sœur et son mari ? J’en rêve tous les jours !
Bon, d’accord, là, il avait peut-être un peu trop exagéré. Il avait même été un brin hypocrite. Cependant, il valait mieux cela. Il n’y avait rien de pire que de se retrouver face à face avec une Sybell remontée comme une horloge. Sa colère explosive était reconnue de tous. Il avait déjà remercié son voleur ?
— Ah ! Parfait !
Eh bien, l’hypocrisie semblait bien fonctionner. Il devait le noter et en user plus souvent.
— En fait, pour tout te dire, Sybell, j’appelais surtout pour joindre Lawrence. Il est là ?
Nicholas venait de réaliser qu’il n’avait pas appelé sur le bon téléphone. Il aurait dû appeler au bureau de son beau-frère et non chez lui. Il lâcha un soupir, espérant néanmoins avoir un peu de chance.
— Law ? Pourquoi tu…
Sybell laissa passer un petit soupir résigné qui démontra à Nicholas que sa sœur avait décidé de laisser de côté sa curiosité. Étrange… Mais l’égyptologue se garda bien d’en faire la remarque. Il n’était pas assez fou pour ça.
— Et puis, ça ne me regarde pas… Je te le passe !
Sans laisser le temps à Nicholas de réagir, elle s’exécuta et la voix de Lawrence s’éleva à l’autre bout du fil.
— Nicholas ?
L’égyptologue ne prit pas le temps de répondre. Ce n’était pas nécessaire. Il préféra aller directement au sujet qui l’intéressait.
— Lawrence, j’ai un petit problème que seul un flic peut résoudre.
Il jeta un coup d’œil autour de lui et se gratta la tête. Bon, le problème était peut-être un peu plus grand qu’il ne le laissait entendre. Mais il s’en moquait, car l’essentiel était toujours chez lui, dormant au fond d’un tiroir de son bureau. L’historien avait ses propres échelles d’évaluation.
— Ne me dis pas que tu as tué quelqu’un ?
Il était logique que son beau-frère se pose cette question, puisqu’il était inspecteur à Scotland Yard, affecté à la criminelle et non aux affaires courantes. Mais, pour Nicholas, cela ne fut pas si logique que ça. Il hoqueta de surprise devant la question.
— Hein ? Mais non ! J’ai été cambriolé. Tu as de drôles idées…
— Tu as quoi ?
Lawrence venait de lui couper la parole.
— Euh… J’ai reçu de la visite non désirée…
La réponse fut toute penaude. La voix de Lawrence avait réveillé son côté enfantin. Ce même côté que sa sœur avait l’art et la manière d’éveiller chez lui.
— Bon sang, Nicholas ! C’est la première chose que tu aurais dû dire ! Ne bouge pas de là ! J’arrive !
Le ton était impératif et ne réclamait aucune réponse, ce que Nicholas eut l’intelligence de comprendre. Il murmura simplement un « Compris... » du bout des lèvres avant de raccrocher.
Il remit une de ses mèches de cheveux aux reflets violacés derrière son oreille droite et regarda une nouvelle fois la pièce. Il ne comprenait vraiment pas pourquoi il venait de se faire réprimander. Ce n’était pas comme s’il y avait mort d’homme. Il s’agissait juste de désordre. Nicholas n’était vraiment pas conscient de la gravité de la situation. Il vivait dans son monde et jamais, jusqu’à aujourd’hui, cela n’avait signifié qu’il serait privé d’un instinct de survie primaire.
Une demi-heure plus tard, alors que Nicholas faisait le tour de l’appartement pour vérifier enfin s’il ne lui manquait rien, sa sonnette carillonna. Il tourna sur lui-même et observa sa porte un petit instant, avant de sourire. Il alla ouvrir sans même s'assurer de l'identité de son visiteur. Pourquoi aurait-il dû le faire ? Il n’avait été que cambriolé… L’ironie de la situation semblait lui avoir échappée.
— Lawrence ! Tu as fait vite !
Le grand sourire sur le visage de son vis-à-vis empêcha tous les reproches, que l’inspecteur avait en tête, de fuser. Décidément, son beau-frère pourrait diriger le monde avec ce sourire et cette innocence. Le pire, dans tout cela, c’était qu’il ne le faisait même pas exprès. Lawrence lâcha un soupir exaspéré avant d’entrer et… manqua de s’étrangler.
— Tu appelles ça un petit cambriolage, toi ?
Car pour lui ce n'était absolument pas un petit cambriolage. Ce n'était même pas un cambriolage à ses yeux. Il aurait plutôt juré qu’un gigantesque cyclone avait pris soin de renverser chaque élément de cette pièce. Les voleurs ne prenaient jamais le temps de causer un tel désordre. Enfin, d'après son expérience...
— Oui ! Pas toi ? À moins que, chez les policiers, on donne un autre nom à ce genre d’acte ?
Lawrence aurait tout entendu. Il laissa échapper un grognement, ne préférant pas relever l’absurdité de la question, avant de vérifier l’étendue des dommages. Et des dégâts, il y en avait. Néanmoins, l’inspecteur était rassuré. Au vu de l’amateurisme évident, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Selon lui, ils étaient au moins trois, voire quatre, pour faire autant de ravages. Les petits malins avaient dû penser que Nicholas possédait des vieilleries à revendre au marché noir. Ils avaient dû être déçus. Son beau-frère n’était pas du genre collectionneur. Un point qui avait toujours surpris Lawrence. Pour lui – comme pour ces voleurs, certainement –, un archéologue, qu’importe sa spécialité, devait posséder des milliers de trouvailles ou d’objets de collection chez lui. Et quand il avait fini par demander la raison de cette absence de décorations, afin d’assouvir sa curiosité, il avait été déçu. La réponse avait été d’une telle banalité que c’en était navrant. Nicholas ne collectionnait aucune vieillerie, car, pour lui, une antiquité avait sa place dans un musée et non dans son appartement. Ce qui était certes à son honneur, mais terriblement décevant.
Devant cette constatation, l’inspecteur se dirigea vers le téléphone fixe de son beau-frère et appela les autorités compétentes.
Londres, Angleterre, le 21 décembre 1991, 22h00.
Club le « Blue Moon ».
L’ombre chasseresse ruminait encore le fait d’avoir manqué sa cible quand elle arriva chez elle. Une canne noire à la main, elle savait qu’elle était devant son immeuble situé à l’angle de Crawford Street et Baker Street. Elle serra les dents pour ne pas laisser passer un grognement d’agacement. Elle était furieuse contre elle-même, mais aussi contre sa cible qui jouait un peu trop avec elle. Elle tapota sa canne contre le sol jusqu’à atteindre la porte du bâtiment. Elle la poussa pour se diriger droit vers les escaliers. Elle connaissait le chemin par cœur. Il lui fallut grimper sur deux étages pour arriver à son palier. Son immeuble avait un agencement unique. Un appartement par étage. Cela évitait les voisins trop curieux. L’ombre ne pouvait qu’apprécier.
« Il n'y a plus de regards qui épient tes moindres gestes… »
Une fois que sa clef avait fait son œuvre après avoir été insérée dans la porte, l’ombre pénétra chez elle et lança sa canne sur le fauteuil devant elle. Elle n’avait nul besoin de cet accessoire, à présent. Il existait seulement pour rassurer ces humains. Même si elle avait fait exprès de le commander en noir au lieu qu’il soit d’un blanc immaculé. Les humains détestaient ce qui n’était pas dans les normes. Les personnes différentes étaient toujours plus observées que les moutons qui suivaient scrupuleusement les codes. Alors, elle avait dû suivre le protocole. Un comble, alors que, même aveugle, elle voyait mieux que n’importe quel mortel. Mais que pouvait-elle y faire ? Ils avaient du mal à voir un des leurs se mouvoir avec grâce et facilité, alors qu’il était aveugle. Un grognement s’échappa de sa gorge.
« Fichus a priori ! »
L’ombre avait une furieuse envie de tout casser. Elle n’était vraiment pas d’humeur. Mais comme toujours, elle musela ses instincts et préféra se rendre directement dans la salle de bain. Son reflet s’afficha dans un miroir, montrant un jeune homme de haute stature, à la peau ambrée et au visage marqué. Il fit couler l’eau pour remplir la baignoire dans le but de se relaxer. Il y rajouta en même temps un bain moussant aux senteurs de roses. Il n’avait guère beaucoup de temps à s’accorder. Il lui faudrait manger, puis s’octroyer quelques heures de sommeil, avant de recommencer une nouvelle journée. Il était huit heures du matin et il se sentait déjà en retard sur son planning.
« Tant pis… J’en ai besoin ! »
L’homme laissa l’eau remplir son récipient et profita de cet instant pour se dévêtir. Il retira sa cape qu’il alla cacher, comme tous ses secrets, sous le matelas de son lit. Il avait fait insérer un petit coffre dans l’armature de ce dernier. C’était le seul endroit sûr, selon lui, dans son appartement. Il y rangea aussi son arme, un poignard gravé de son ancien patronyme. Encore une fois, il n’aura servi à rien. Puis, il retourna dans sa salle de bain pour retirer le reste des vêtements. Sa tâche accomplie, il ferma le robinet et vérifia que son eau était à la bonne température.
« Parfait… »
Impatient, il esquissa un semblant de sourire avant de se plonger dans son bain. Il lâcha un petit soupir d’aise, appréciant la caresse du liquide contre sa peau ambrée. Il ne lui en fallut pas plus pour qu’il ferme les yeux et se laisse aller à la douceur de son bain. Il profita de cet instant intime pour s’octroyer quelques plaisirs personnels. C’était son seul instant de détente dont il pouvait jouir, n’ayant pas le temps pour toute autre distraction. Ce ne fut qu’après une extase qui arriva un peu trop vite à son goût – il aurait bien profité encore de ces sensations d’ivresses –, que l’homme se décida à finir sa toilette pour aller s’habiller. Il n’avait passé qu’un simple boxer. Il n’aimait pas être envahi de vêtements quand il était chez lui. Sa nature unique avait un faible pour l’état naturel, plutôt que pour le mode emmitouflé sous la tonne de vêtements que les mortels aimaient tant. Satisfait de sa tenue, il quitta les lieux pour rejoindre la cuisine. Il était temps pour lui de se nourrir. Et ce n’était pas son activité favorite.
« Quand il le faut… »
Après une grimace de dégoût, il rejoignit le petit frigo. Il était dans cet état depuis plus de quatre mille cinq cents ans et, pourtant, il ne se faisait toujours pas à son régime alimentaire. Heureusement que les temps modernes et les dons de sang facilitaient sa vie. Il attrapa une poche rouge carmin et alla verser son contenu dans une tasse. Il était peut-être un prédateur qui ne se nourrissait que de sang, mais il restait civilisé. Il était hors de question, pour lui, de mordre dans la poche sans aucune retenue. Quand il avala la première gorgée du liquide carmin, ses pupilles se rétractèrent. La seconde gorgée les colora d’un rouge sombre. La troisième apporta de l’apaisement au chasseur. Il venait de se nourrir et tout son corps l’appréciait. L’homme termina son repas assez rapidement, expédiant le reste de sa tasse en deux gorgées. Il la nettoya, ne tolérant pas de laisser quoi que ce soit traîner. Puis, comme dans une routine un peu trop présente, il se dirigea vers sa chambre à coucher. Il se glissa sous un simple drap blanc avant de régler son réveil.
« C’est parti pour un nouveau cycle de cauchemars… »
Car c’était cela qui l’attendait. Comme à chaque fois qu’il fermait les yeux. Son passé le hantait. Son présent le hantait. Et le futur ne le laissait pas non plus tranquille. Ses journées étaient peuplées d’horreurs, alors que, les nuits, il traquait l’horreur. Mais il ferma les yeux. Il ne rumina pas. Il ne s’énerva pas. Il ne s’angoissa pas. Il savait que ça ne servirait à rien. Il se contenta d’accepter les choses et de se laisser happer par le sommeil. Trois quarts d’heure suffirent pour qu’il s’endorme, et une heure pour que ses rêves viennent le hanter.
Quand son réveil sonna à seize heures, l’homme sursauta. Il était haletant et son regard dilaté. Son corps perlait de sueur. Son sommeil avait été terrible. Reprenant peu à peu le cours de ses idées, il éteignit le bruit assourdissant du réveil et se leva. Il était bon pour prendre une douche. Ce qu’il fit avec un automatisme quotidien. Le voile de ses cauchemars continuait de passer devant son regard aveugle, lui rappelant à chaque instant le danger qui était tapi dans l’obscurité. Il frissonna à cette pensée alors qu’il enfilait sa tenue pour la soirée.
« Il faut que j'arrête tout ça… »
Mais ce n’était pas le moment. Alors, il se préparait. Il avait revêtu un pantalon en cuir noir et avait opté pour chemise blanche. Un haut qu’il laissa entrouvert exprès. Il savait que cette tenue plaisait. Et c’était justement le but que l’homme avait en tête. Il avait même ajouté, comme accessoire, une cravate à peine nouée qui pendait négligemment contre sa poitrine. Une tenue qui demandait beaucoup d’efforts pour lui, car il aimait que les choses soient carrées. Puis, il ébouriffa ses cheveux bruns. Il savait qu’il était inutile de les coiffer. Son patron ferait en sorte qu’ils soient un vrai champ de bataille. Encore un élément qui semblait plaire. L’homme avait encore beaucoup de mal avec ces codes. Une fois prêt, il se dirigea vers son entrée. Il saisit au passage sa canne noire et sa veste en cuir. Puis, après avoir chaussé des bottes cerclées de lanières en cuirs, il sortit de chez lui pour aller rejoindre son lieu de travail.
« C’est parti pour une nouvelle soirée… »
Le « Blue Moon », un club irlandais dans lequel il se produisait, n’était qu’à quelques rues de chez lui. Il lui fallait descendre Crawford Street, marcher quelques mètres, tourner une fois à gauche et deux fois à droite, pour arriver à destination. En cinq minutes, montre en main, il était devant l’entrée du club. Il était devenu le chanteur vedette du club et il s’était retrouvé avec un fan-club dont il se serait bien passé. Il voulait rester discret. Mais, depuis qu’il était entré au « Blue Moon », c’était tout le contraire qui s’était produit.
— Tu comptes entrer ou rester planté là, à faire la mascotte ?
Agacé d’avoir été pris par surprise, l’homme s’écarta pour laisser entrer le rigolo aux remarques qui n’avaient rien de drôle. C’était du moins son point de vue. Pour le démontrer, il lâcha dans un grognement un « Très amusant » avant d’entrer à son tour, laissant l’idiot à son rire satisfait. Il n’avait vraiment pas le même humour que les employés du club. Il n’avait pas fait trois pas que, une nouvelle fois, on l’interpella !
— Monsieur Isaiah…
L’homme se tourna vers la personne qui lui parlait. Il n’aimait pas qu’on lui serve du « Monsieur ». Il n’était pas un homme de la haute société. Il avait réellement du mal à s’adapter à cette nouvelle époque. Mais il garda son avis pour lui et se contenta d’écouter de la raison de cet appel.
— Le patron vous demande dans son bureau.
L’homme haussa les épaules avant d’acquiescer.
— D'accord !
Le chasseur ne se soucia pas du regard du jeune homme qui ne le quitta pas. Il était habitué à être dévisagé de la sorte. Il en connaissait la raison, et ce n’était pas à cause de ses yeux verts. Mais c’était plutôt le fait de cette cicatrice qui décorait son œil gauche, un souvenir de sa première confrontation avec sa proie. C’était aussi à cette époque qu’il avait perdu la vue. La marque de sa trahison partait du haut de son front pour mourir juste au-dessus de ses pommettes. Elle traversait son œil de part en part. Et, perpendiculairement, une autre ligne, plus petite, coupait son œil. Cela donnait l’impression qu’une croix inversée lui avait été apposée sur son côté gauche. Et, dans un sens, ce n’était pas faux. Le chanteur la considérait comme la marque de sa malédiction. Elle était le symbole du fardeau qu’il devrait porter pour l’éternité.
« Sans importance… »
Ce fut avec cette pensée qu’il arriva dans le bureau de son patron. Il lui avait fallu monter un escalier caché derrière le bar et longer un couloir avant d’arriver à destination. Il usait de sa canne avec nonchalance, puisque, pour lui, elle n’était qu’un accessoire obligatoire au lieu d’un outil utile. Il toqua trois fois sur la porte devant lui et entra après avoir obtenu une autorisation. Quand il fut dans la pièce, il entendit l'homme devant lui se redresser sur son siège, sans pour autant se lever. Il sentit le regard qu’il posa sur lui. Et, quand il prit la parole, le chanteur savait déjà que la suite de la discussion n’allait pas lui plaire. Tout, dans l’attitude de son patron, le laissait pressentir.
— Joshua ! Prenez un siège, je vous prie !
Le patron laissa passer un instant de silence avant de continuer.
— Ah ! Oui… C’est vrai ! Il y a un fauteuil sur votre gauche…
— Merci !
Le chanteur s’exécuta quand l’information qu’il attendait lui fut enfin parvenue. Car Jon Bramfield, son cher patron, était le genre de personne qui n’acceptait pas d’avoir la même décoration toutes les semaines. Il avait besoin de changements. Du coup, Joshua ne savait jamais où se trouvaient les meubles. Et la dernière fois qu’il avait tenté de traverser le bureau sans la moindre indication – ne pouvant pas se servir de ses sens hors du commun en présence d’un « humain » –, il s’était affalé de tout son long après avoir trébuché contre un pied de table. Il n’était pas question que ça lui arrive à nouveau. À peine fut-il assis que son vis-à-vis reprit la parole. Décidément, le chasseur n’aimait vraiment pas la situation. Il se sentait comme une proie. Et ce n’était pas son rôle habituel.
— Je présume que vous savez qu’un couvre-feu a été mis en place par la police à cause de la recrudescence des crimes du nouveau « Jack l’Éventreur » ?
« Ah bon ? Première nouvelle… »
— Euh… Oui !
Joshua mentait. Mais il se voyait mal dire le contraire. Il sentait que cela aurait pu paraître étrange. Il perçut que son patron soulevait le couvercle d’une petite boîte. Il sentit immédiatement l’arôme du tabac. Il discerna alors un bruit de bourrage avant d’entendre le son caractéristique d’un briquet qu’on allumait, ce qui le fit grimacer. Son supérieur s’allumait une pipe et il détestait cette odeur. Et Jon le savait. Pourtant, ça ne l’arrêta pas, et ce, malgré le grognement de protestation du chanteur. Il tira deux fois sur sa pipe avant de reprendre :
— Parfait ! Alors, sachez que, à présent, vous serez sujet à une nouvelle règle au « Blue Moon ».
— Pardon ? Quelle règle ?
Quand il disait qu’il ne sentait pas cet entretien…
— J’y viens.
Jon Bramfield était un irlandais de quarante ans, un peu rond, mais avec les yeux verts et la chevelure rousse typique de sa région. Et, comme tous les natifs d’Irlande qui habitaient à Londres, il avait le caractère qui correspondait à ses origines. Il aspira encore deux bouffées de sa pipe avant de continuer.
— J’ai décidé que, dès ce soir, un garde du corps allait vous suivre à la trace. Il viendra vous chercher chez vous. Il vous accompagnera jusqu’au club et il vous raccompagnera une fois la soirée terminée.
Alors que Joshua allait signaler son mécontentement – il n’était évidemment pas d’accord avec cette décision –, il fut coupé par son patron qui agita un doigt que le chanteur ne voyait pas, tout en prenant la parole une nouvelle fois.
— Il va de soi que je ne vous laisse pas le choix et que vous devrez le laisser entrer et séjourner chez vous. Je ne compte pas laisser ma poule aux œufs d’or sans protection !
Joshua ouvrit et ferma la bouche. Il n’avait jamais aussi bien imité une carpe qu’en cet instant. Il fronça les sourcils. Que pouvait-il répondre à ça ? « Désolé, je ne peux pas. Car j’enfile ma cape de chasseur chaque nuit et je traque justement la personne à l’origine de toutes vos craintes… ». Ça ne le faisait évidemment pas. Il gronda d’agacement et se leva. Le sujet était clos. Il le savait et son patron aussi. Il se dirigeait vers la porte quand il entendit Jon lui annoncer une nouvelle pire encore.
— Ah ! Et rassure-toi ! J’ai choisi Antony pour ce travail. Étant donné que vous vous connaissez tous les deux, je me suis dit que c’était le meilleur choix à faire !
« Tu parles d’un choix judicieux… »
Antony Switch… La seule personne que Joshua utiliserait bien comme repas. Il l’agaçait au plus haut point. C’était viscéral. Il n'avait jamais ressenti de tels sentiments pour quelqu’un avant lui. Il quitta le bureau avec davantage de contrariété. Il manqua d’ailleurs de trébucher. La colère et ses sens hors du commun ne faisaient pas bon ménage. Décidément, cette journée allait de pis en pis. Non seulement il avait perdu sa proie, mais, en plus, il se retrouvait avec un abruti sur le dos. Il frappa violemment contre le mur du couloir sombre avant de descendre les escaliers et de se diriger vers sa loge. Il avait un spectacle à produire…
« Le spectacle doit continuer… »
Ce fut dans cette optique qu’il se prépara. Il retira simplement sa veste en cuir. Puis, il regagna la scène. Il ne s’encombra pas de sa canne. Elle était inutile dans ces moments-là. Il la laissa à côté de sa veste. Il connaissait son programme par cœur. Il allait d’abord répéter avec ses musiciens. Puis, quand l’heure du spectacle arriverait, il entrerait sur scène. Sa voix s’élèverait dans la salle. Le silence se ferait soudain. Et, sous l’attention d’une vingtaine de regards, il chanterait ses textes, offrant son histoire à ces mortels ignorants. Mais, en attendant cela, il allait se concentrer sur ses partenaires de musique et tenter de se calmer pour mieux se focaliser sur la soirée à venir. Ce soir, il interpréterait Souvenirs. Il devait en informer ses musiciens.
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