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Texte écrit dans le cadre du challenge "Rêves d'Androïdes" de Sayadinah, sur le thème "Mayhem"

L'Univers est celui de PathBreaker, un projet au fond d'un tiroir pour le moment, mais que je me refuse à enterrer. Désolée d'avance pour les coquilles que j'ai pu laisser traîner, j'ai fait vite ! XD

La Logique du Chaos

« Puisque je vous dis qu’il n’est pas un Pacifex… »

Ce genre de propos faisait à présent partie de mon quotidien. Tout comme l’image de Mara, droite dans son blouson de cuir râpé, ou la grande silhouette de Pinns dressée dans notre dos. Leur intervention suffisait généralement à stopper les velléités de violence dans les contrées que nous traversions, mais il était rare que la foule soit aussi unanimement hostile. Tristement, cela signifiait que cette communauté était organisée. Suffisamment pour posséder des sentinelles assez éveillées pour me repérer sous mon capuchon.

« Une bande de primitifs avec des fourches et des flambeaux… », comme disait Pinns.

Certes, le mur compact devant nous était plutôt armé de morceaux de tuyaux et de barres de fer ; j’aurais dû les détester et pourtant, je n’arrivais pas à les blâmer. Je comprenais leur haine pour les Pacifex, en voyant ces villes en ruines, parcourues par des bandes de pillards, ces usines transformées en coquille vide… Rebâtir une civilisation sans la technologie du XXIIe siècle était un défi auquel rien ne les avait préparés. Il faudrait du temps pour que la Terre se réhabitue à vivre comme au milieu du XIXe siècle.

Comme la plupart des extra-terrestres qui avaient mis le pied sur la planète bleue, j’étais arrivé à l’apogée de la civilisation humaine ; quand les Terriens avaient commencé à maîtriser les Portes entre les univers, ils s’étaient éparpillés dans tous les mondes à leur portée, avec l’énergie brouillonne qui les caractérisait. C’était ainsi que nos peuples étaient entrés en contact.

J’étais issu d’une très lointaine colonie de ceux qui devaient se nommer, quelques millénaires plus tard, les Pacifex. Nous partagions leur métabolisme et leur morphologie : de grandes créatures blanches et élancées, aux yeux bulbeux, strictement végétaliennes et capables de s’abreuver par la peau grâce à l’humidité atmosphérique… À force de vivre parmi les humains, j’en étais arrivé à me regarder comme une créature étrangère.

Je sais qu’on dit beaucoup de choses sur les Terriens, sur leur violence, sur leurs instincts à fleur de peau : mais en tant qu’exo-ethnologue, j’avais appris à apprécier leur incroyable diversité, leur sensibilité artistique, leur goût pour les détails et l’inutile… Mais les Pacifex, estimant leur influence dangereuse, avaient décidé de les priver non seulement des Portes, mais de trois siècles de progrès technologiques. On prétendait même qu’ils purgeaient régulièrement la Terre des individus les plus intelligents afin d’éviter que les sciences ne reprennent leur essor. Les nations les plus avancées avaient sombré dans le chaos. Les gouvernements s’étaient effondrés, les ressources avaient rapidement manqué…

Des flots de pillards avaient quitté les villes pour investir les villages et les exploitations agricoles, après avoir volé tout ce qui pouvait l’être. Au bout de plusieurs décennies de pagaille absolue, de petites communautés s’étaient reconstituées dans les zones rurales, tandis que les grandes métropoles étaient devenues des coquilles vides encore peuplées de quelques marginaux et de récupérateurs comme Pinns. Je me disais parfois que c’était les pays les moins développés qui avaient dû s’en sortir le mieux, parce que leurs habitants avaient l’habitude de se contenter de peu.

Il demeurait bien quelques noyaux de gouvernements, çà et là, sous tutelle des Pacifex, mais ils étaient totalement déconnectés de la population.

Et moi dans tout ça ? Pourquoi étais-je resté, alors qu’il me suffisait d’aller voir les Pacifex pour me faire rapatrier ? Mon espérance de vie quatre fois plus longue que celle des humains me donnait la possibilité d’assister à toutes ces transformations comme un spectateur, même si mon cœur saignait devant les souffrances que la Terre devait endurer. C’était aussi une des différences entre les Pacifex et moi : j’étais capable de compassion. C’était elle qui me retenait.

Dans mes voyages, j’avais recueilli Mara, alors enfant, sur le bord d’une route, puis sauvé Pinns, un récupérateur, d’une mauvaise fièvre. Je n’étais pas le seul non humain à ainsi parcourir le monde, et la plupart des gens n’avaient aucune idée de l’apparence des Pacifex. Je leur offrais mon savoir en échange du logis, du couvert. En effet, mon peuple bénéficie d’une mémoire absolue ; après avoir passé quelques décennies à étudier l’histoire de leurs technologies, j’étais devenu une encyclopédie vivante, quand la chute des réseaux numériques et la dévastation des bibliothèques avaient privé la Terre de connaissances essentielles : creuser un puits, forger le métal… des techniques simples que je pouvais leur restituer.

Mais les gens devant nous n’en avaient cure : pour eux, je n’étais qu’un ennemi héréditaire à abattre.

Cet endroit était plus qu’un village : une véritable petite ville, plutôt bien tenue par rapport à ce que nous avions l’habitude de voir, même si la décrépitude était partout visible. Mais heureusement pour nous, ses habitants ne possédaient aucun sens stratégique : la seule ligne qui nous menaçait se trouvait devant nous, nous laissant une possibilité de retraite… si nous courions assez vite.

« Par où ? « demanda Mara.

Du menton, Pinns désigna une ruelle jonchée des gravats de travaux depuis longtemps abandonnés. Je n’avais pas envie de penser à la haine qui soufflait dans mon cou. Mes longues jambes me donnaient l’avantage de la rapidité, plus que mes capacités physiques.

Nous bondissions déjà dans la ruelle, prêts à slalomer entre les tas de terre et les tranchées, quand une ombre subite s’étendit sur la ville : pas un nuage, mais quelque chose de plus compact. Tout en courant, je levai les yeux : un aéronef…

Les Pacifex.

« Qu’est-ce que c’est que ce bronx ? » grommela Pinns.

Je n’eus pas le temps de lui répondre ; je n’avais pas vu les blocs de ciment devant moi ; il prirent douloureusement contact avec mes jambes. La souffrance fulgurant m’abattit à terre ; j’espérais ne pas avoir brisé l’un de mes os plus fragiles que ceux des humains – ça ne serait pas la première fois.

« Professeur ! »

Galvanisé par l’alarme dans la voix de Mara, Pinns m’attrapa et me jeta sur son épaule ; la douleur qui vrillait mes jambes m’interdisait toute réflexion claire. Bringuebalé par les grandes foulées du colosse, j’entendais des clameurs s’élever, issues nos poursuivants comme de ceux qui s’étaient arrêtés pour lever le nez vers l’engin. La vibration d’une transmission particulaire gonflait autour de nous ; bientôt, la voix déshumanisée d’un des transpondeurs pacifex résonna tout autour de nous :

« Vous vous êtes rendus coupables de trafic et utilisation illégale de technologie. Nous allons être contraints à éradiquer la menace que vous représentez pour votre propre planète. Ceux qui le veulent peuvent se rendre dans le cercle blanc au centre de la ville. Vous avez dix minutes. »

Mon peuple faisait toujours passer la raison avant toute chose ; ni Pinns, ni Mara ni moi-même n’avions sur nous le moindre objet technologique, à part le pistolet de poudre noire de Pinns, le briquet de Mara et ma boîte à outils, sanglée sur le dos du brocanteur.

« Bande d’idiots, ceux qui obéiront se feront tuer direct ! » lança Pinns.

Je faillis protester, mais j’avais appris au fil du temps que les instincts humains avaient du bon. C’était un niveau de compréhension que j’avais peine à appréhender, parce qu’il fait jouer une nébuleuse de perceptions mineures qui aboutit à une décision inconsciente. Même ballotté comme un sac sur l’épaule de mon compagnon, je trouvais encore moyen de m’en étonner.

Visiblement, la majorité des gens pensaient comme nous ; nos attaquants s’étaient éparpillés aux quatre coins de la ville. Des fuyards filaient tout autour de nous, manquant à tout instant de nous heurter. La douleur dans mes jambes n’était plus qu’une pulsation lancinante, mais je n’étais toujours pas prêt à courir à ses côtés. Mara ouvrait le passage, vive et rapide, ses cheveux rouges volant derrière elle. La carrure de Pinns nous ménageait un espace dans le chaos ambiant.

Le paysage tressautait autour de moi, sans queue ni tête ; je pouvais bizarrement imaginer la villégiature agréable qu’avait dû être cette agglomération, avec ses belles maisons de ville, ses immeubles ornés de balcons et ses parcs à présent réduits à l’état de friches. Je ne devais plus être tout à fait rationnel. Les humains ont une incroyable capacité à vivre dans le présent, tandis que notre conscience nous rattache à une vision plus intemporelle du monde.

« Eh, il a capturé l’une de ces ordures !

— Récupérons-le comme otage ! »

Je mis un instant à comprendre que c’était de moi qu’on parlait. Un groupe d’hommes commença à converger vers Pinns. Sans ralentir, mon ami plongea sa main libre dans son blouson pour en tirer son pistolet, qu’il avait eu la prudence de charger avant notre entrée en ville. Était-ce du pessimisme, du pragmatisme ? Ce n’était sans doute pas le moment de faire de la philosophie. Encore une qualité humaine, cette capacité à prioriser les tâches.

Le coup qui partit n’atteignit personne, mais la détonation fut suffisante pour éloigner un temps le groupe et nous permettre de prendre de l’avance. Mais mes compagnons commençaient à fatiguer…

« Laissez-moi… chevrotai-je.

— Arrête de dire des sottises ! » lança Mara, qui avait tiré son couteau, prête à se défendre contre toute rencontre hostile.

Une nouvelle vibration résonna derrière nous… J’ignorais si quelqu’un s’était présenté aux Pacifex, mais cela n’avait sans doute pas changé grand-chose. Même si j’avais eu la chance de ne jamais l’entendre, mon intuition s’était affûtée au contact des humains : je devinais l’intention de mes lointains cousins… Ils ne rayeraient pas cette ville de la surface de la Terre – il fallait laisser des survivants paniqués pour témoigner de la puissance Pacifex.

Je fus le seul à apercevoir le rayon lumineux qui descendit de la forme sombre et indistincte de l’aéronef ; le centre de la ville se transforma en un magma de feu et de débris… Je fermai mes yeux aveuglés. Nous étions juste au-delà de la zone touchée. Les humains autour de nous se retournèrent à peine ; ils semblaient avoir perdu toute pensée cohérente. Ils avaient oublié mon existence, mais c’était un bien faible avantage. Épuisés, Mara et Pinns stoppèrent à l’abri d’un porche ; quand le brocanteur me remit sur mes pieds, je pouvais tenir debout – même si c’était de façon un peu flageolante. Il nous entraîna dans une ruelle secondaire, curieusement déserte, qui s’avéra être un cul-de-sac… ce que des étrangers comme nous ne pouvaient pas savoir…

« Eh, regardez là ! »

Pinns désigna une ouverture ronde dans le trottoir : mais bien sûr ! La ville avait encore son système d’égouts ! Nous y serions à l’abri des attaquants comme des habitants. Nous nous engouffrâmes dans les profondeurs noires et malodorantes, ou nous nous blottirent des heures durant, sans oser bouger, sans oser parler. Mais plus personne ne nous cherchait. Les Pacifex avaient fait leur office, et les citadins épargnés devaient s’organiser pour survivre. Je ne pouvais rien faire de plus que réfléchir. Je comprenais la façon d’agir des attaquants : ne laisser aucun endroit se développer suffisamment pour devenir une menace et une base de contestation.

Nous quittâmes la ville dans l’indifférence totale, le cœur lourd. Je sentais encore la douleur de mes ecchymoses, mais je n’éprouvais aucune rancœur envers les citadins : leur attitude était logique, au-delà de ce qui était juste ou injuste. Mais je ne devais pas les laisser exercer leur vengeance sur moi. Je devais rester en vie, pour les aider à mobiliser leur fabuleuse énergie.

Car telle était la force des humains : leur capacité à survivre dans le chaos, même quand il était employé comme arme contre eux.


Texte publié par Beatrix, 9 mai 2016 à 00h13
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