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tome 1, Chapitre 32 « La Dame Rouge (pt3) » tome 1, Chapitre 32

C’était dans la cour, un peu à l’écart de l’allée où circulaient dignitaires, seigneurs et grands noms. On avait ordonné à Jésper de prendre les devants et d’aller saluer le fils du Roi. Taran suivait, impressionné du haut de ses treize ans par l’imposante assemblé, réunie dans le cercle des stèles dressées à la mémoire des Rois d’antan. Tous étaient venus armés, fidèles aux traditions immémoriales. Derrière eux se dressait le grand bâtiment dédié au Souverain, surplombant le sanctuaire du haut de ses trois pics de bois massif et derrière encore, les chaînes enneigées donnaient à ce spectacle toute sa solennité.

Le Prince ne semblait nullement intéressé par tout ceci. Il pratiquait son tir dans la cour, sur une vieille cible en osier, loin des discussions houleuses et des manœuvres politiques. Les deux enfants s’approchèrent de lui avec une déférence sans doute un peu excessive. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de ce profil robuste aux pieds nus sur les dalles blanches entourées d’herbe verte. Sa tunique ajustée lui collait au corps. Encore adolescent, il commençait pourtant à avoir une certaine carrure. Saranvar décochait ses traits avec beaucoup de concentration et de sérénité, ne laissant paraître aucune frustration lorsqu’il manquait son coup, ou lorsque sa posture devenait passable. Si l’on en croyait la position de ses flèches juchées dans la cible, il n’était pas encore tout à fait au point. En les voyant, il baissa son arc et les salua en inclinant la tête. Une manière de se montrer engageant.

« Pardonnez notre interruption Liensz Hösper. Je suis Jésper, j’ai été choisi pour vous servir d’écuyer durant l’absence de votre père. »

Sa voix était faible et mal assurée. Leur Prince se tourna complètement vers eux, laissant sa figure de couleur sable baigner dans le soleil. Une fois à la lumière, ses yeux d’un bleu très sombre se plissèrent et se mirent à briller. Ses cheveux mi longs noirs et épais, n’avaient pas leur égal dans tout le nord de l’île. Il arborait une expression des plus stoïques :

« Oui, je sais qui tu es. Et toi, juste à côté, qui es-tu ? »

Il regardait Taran qui, à moitié caché derrière son aîné, n’arrivait pas à croiser les yeux de son maître. Lorsqu’il comprit que le gamin ne profèrerait aucune parole, Jésper répondit pour lui :

« Taran Tilsun, Eiter. Mon frère adoptif qui m’accompagne.

— Je suis pourtant sûr qu’il a une langue », taquina l’apprenti archer.

Enfin le plus jeune leva difficilement ses yeux vers Saranvar et vit l’un de ses sourcils s’arquer avec malice.

« Je ne voulais pas être impoli, balbutia-t-il.

— Tu m’as l’air bien timide pour un garçon de ton âge. Ce n’est pas courant.

— Il a peur de tout, renchérit Jésper.

— C’est faux ! » Grinça le jeune Taran, mortifié.

En premier lieu, l’aîné des deux frères pinça ses lèvres, regrettant sans doute d’avoir parlé aussi librement devant un personnage d’importance, mais voyant le demi rire silencieux de leur Prince, il voulut se rendre intéressant :

« Il a été élevé à Lumskjöl. Quand il est arrivé, il ne savait pas tenir une hache, pas même pour couper du bois. »

Cette fois, l’expression du jeune seigneur passa de la curiosité à la surprise.

« Tu as été élevé chez les érudits ? Demanda-t-il.

— Oui Eiter Liensz.

— Arrête les belles formules, elles sont vraiment de trop.

— Mes excuses Eit… Mes excuses. »

On entendit Saranvar rire.

« Ah, je suis curieux à présent, reprit ce dernier. T’a-t-on appris les anciens textes ?

— Oui, le Hitan.

— Tu connais le Hitan ? En entier ?

— Oui, je sais chanter les 32 stances. Il n’y a pas grand chose d’autre à faire l’hiver dans les montagnes. »

L’expression stoïque du Prince s’était dissipée aux quatre vents. Il dévisagea le garçon avec un petit quelque chose d’abasourdi. Taran, de son côté, sentait doucement ses doigts s’agiter. Il ne savait plus quoi faire de ses bras, ou de son corps en général.

« Père dit que les chansons ne garderont pas le Royaume de l’effondrement, » coupa Jésper, certainement un peu jaloux que son petit frère accapare à lui seul toute l’attention.

La remarque avait cependant meurtri le plus jeune plus que de raison. Il n’y pouvait rien si l’on ne lui avait appris que l’art des scribes. Saranvar semblait avoir vu le dépit sur ses traits. Il reprit son profil le plus autoritaire.

« N’écoute pas les déblatérations d’Hastén, jeune homme. Ces chants sont sacrés, ils sont notre mémoire. Peu de gens les connaissent. »

Il toisa à nouveau le garçon qui se tenait en retrait.

« Taran est ton nom ? Chante-moi une chanson du Hitan. Quelque chose de glorieux. Un récit de bataille. »

Celui-ci devint immédiatement rouge écarlate et bafouilla.

« N’aie crainte, je suis plutôt bon public. »

La nervosité l’envahit. Et s’il oubliait les vers devant le Prince ? Ou si sa voix ne voulait plus lui obéir ? Il était trop tard malheureusement ; Saranvar attendait. Les oreilles sifflantes, il fit signe à Jésper de lui donner un rythme. Et pendant que leur aîné reprenait son entrainement au tir à l’arc, le fils de Til fit de son mieux pour rendre la mélodie de l’affrontement du Serbor. Pour lui, les minutes étaient interminables. On ne l’interrompit pas.

« Tu possèdes un timbre solide, » confia l’archer une fois le chant terminé. « Ce n’est pas surprenant qu’ils t’aient tout appris, tu aurais pu rejoindre leurs rangs sans peine. Vous faites un bon duo tous les deux.

— Je ne suis pas certain que l’on ait beaucoup de temps pour cela, » murmura Jésper.

S’il devenait écuyer, ses jours deviendraient plus que bien remplis et les deux garçons se retrouveraient séparés. Saranvar les dévisagea encore. Tout en continuant de pratiquer, il leur posait diverses questions, plus inattendues les unes que les autres. Taran ne s’était pas rendu compte jusque là, à quel point lui et son frère d’adoption pouvaient être différents. Ponctuellement, leur Seigneur demandait à Jésper d’aller récupérer ses flèches.

« Un entraînement pour les mois à venir, » lança-t-il.

Hastén finit par les rejoindre. Sa morne figure parut semblable à un glas pour les activités insouciantes des trois adolescents. Le fils du Roi s’adressa à lui sur un ton des plus audacieux.

« Herre, je demande à ce que Taran entre également à mon service, en tant que page. »

L’adulte releva un sourcil blond. Le chef du clan Tolemu était à la fois strict et affaiblit, mais son esprit était toujours aussi aiguisé. La requête lui paraissait clairement étrange. Il répondit par ces calmes paroles :

« N’est-il pas un peu vieux, Eiter, pour être page ? Et n’est-il pas un peu inexpérimenté pour se mettre à votre service ? »

Le jeune homme aux cheveux noirs se mit à le regarder comme s’il ne s’agissait que d’un détail agaçant.

« Je ne vois pas en quoi ceci empêche cela.

— La vie dans la capitale est dure pour les insouciants. Si je le laisse ici, en une semaine il se sera attiré toutes les foudres qui grondent autour de votre jeune personne. Je préfèrerais qu’il reste avec moi.

— Êtes-vous en train de suggérer que je ne suis pas capable de surveiller mes hommes, Herre Hastén ?

— Non pas. C’est la capacité de cet enfant à échapper aux regards bienveillants qui ne fait aucun doute. »

Saranvar ricana. Regarda autour de lui.

« Et si nous laissions la décision aux plus hautes autorités ? Qu’en dites-vous ?

— À votre père, je présume.

— Plus haut encore. Aux Dieux eux-mêmes Herre Hastén. »

Taran retenait son souffle. Il redoutait encore le monde, pourtant rien ne l’enflammait plus en cet instant que l’idée de rester avec son frère et ce fascinant archer.

« Vous voyez là-bas, » reprit le Prince en pointant du doigt une silhouette dans le lointain. « C’est le jeune Sfenor qui se rend à l’assemblée. Il est tout juste à porté. Si je parviens à toucher l’œil du sanglier ornant son bouclier d’ici alors Taran restera. Ce sera la volonté des Dieux. »

Les traits du Seigneur se tendirent au moment où Saranvar leva son arc.

« Cessez ces enfantillages ! Vous allez le blesser ! »

L’autre n’écoutait pas.

« Vous n’êtes pas en position de me donner des ordres je crois. Cette flèche va aller se ficher exactement là où je l’ai prédit. »

« Et ? A-t-il touché le bois ou l’homme ? » Demanda une Nobishandiya tout à fait intriguée par le récit de son acolyte.

« Oh, mon père adoptif n’était pas un sot. Il savait pertinemment que Saran n’aurait jamais pu atteindre sa cible à moins d’un miracle. Il a toujours été un piètre archer et Sfenor marchait à plus de trois-cent pieds de lui.

— Alors quoi ?

— Il a dû capituler. Il s’est retrouvé à approuver la requête de Saranvar pour être certain qu’il ne décocherait pas cette flèche. Cela résumait bien son caractère si tu veux mon avis. Tout Roi qu’il était, il n’avait pas un talent extraordinaire, mais il trouvait constamment un moyen d’avoir ce qu’il voulait. »

Elle fit la moue.

« Tu l’aimerais, reprit-il, vous avez des choses en commun.

— Il m’a plutôt l’air d’être un enfant capricieux.

— De l’extérieur, il est possible qu’il laisse cette impression. Pourtant Saran… n’est pas ce genre de personne. Ce qui m’a frappé très vite c’est son manque d’égoïsme, alors qu’il a été élevé pour la gloire. Malgré toutes ses effronteries, malgré tous ses déboires, quand cela importait vraiment, il a toujours fait le choix le plus difficile pour lui.

— Pourquoi te forcer à rester dans ce cas ? Tu n’étais qu’un enfant. »

Le gloussement du voleur se refit entendre.

« Oh il ne m’a pas réellement forcé. Avec le recul, je crois surtout qu’il se sentait seul. Il n’avait pas d’amis proches à cette époque là. Quand on lui a annoncé que son père voulait lui trouver un écuyer, il était en extase, alors imagine un écuyer et un page. Il devait bouillonner intérieurement.

— Étais-tu heureux de grandir avec lui ? Demanda-t-elle.

¬— Ce furent les plus belles années de ma vie. Oh ce fut dur oui, mais les plus belles. »

Ils s’immobilisèrent à nouveau. Puisque leur attention n’était plus obnubilée par l’anecdote de Taran, tous deux se tournèrent vers la lumière qui entrait avec discrétion par l’étroite ouverture carrée. Le petit matin s’annonçait à leur porte et le voleur était encore là. Ce dernier se crispa soudain.

« J’en déduis que les dés sont jetés, murmura Nobi.

— Si je cours jusqu’au dock, je peux encore prendre ce bateau. »

Leurs yeux se croisèrent. Il ne savait plus comment interpréter les signes. Certainement, arrêter de fuir était plus compliqué que ce qu’il pensait. Il savait, dans son cœur, dans ses os, qu’il était impossible pour lui de faire demi-tour, de déposer le fardeau pour redevenir jeune encore une fois. Comment être ce qu’il n’était plus ? Comment avoir le courage de redevenir Taran Dun Valas, le rescapé du massacre de la nouvelle lune ? Et aussi comment ne le pouvait-il pas ? Comment résister à la tentation maintenant qu’on le lui avait explicitement demandé ? C’était là sa chance, impossible certes, de faire ce qu’il avait tant voulu.

Il y avait en lui un voleur et un jeune page. Si aucun d’entre eux ne voulait mourir, alors il allait falloir choisir qui mènerait la danse.

Dans le courant de la matinée, deux étranges individus se présentèrent aux grandes portes de l'enceinte. Ils furent accueillis par Sejer Gilron, qui une fois de plus, leur avait trouvé des tenues plus agréables à se mettre. L'accueil dans sa globalité fut des milliers de fois plus plaisant et sans explications préalables, tous deux se retrouvèrent à mariner dans des cuves chauffées à la roche volcanique.

« Eh bien, tu peux geindre autant que tu veux, gloussa Nobi, admets au moins que tu as bien fait de faire le déplacement. De l'eau bien chaude, un vrai bain, du savon à l'huile importé du sud, qui ne laisse pas de mauvaises odeurs, contrairement à cette infection à base de graisse de mouton, que vous vendez dans vos taudis.

— As-tu décidé de te lancer dans une diatribe à l'encontre des contrées du Nord ce matin ? »

La salle d'eau n'était pas très grande et les deux cuves étaient séparées par des panneaux en bois d'un mètre cinquante de haut, dans toute la largeur de la pièce, de sorte qu'il était possible de converser sans réelle obstruction sonore.

« Alors dis-moi, pourquoi Brinarn appelle son homme de main « Gilron » ?

— C'est son surnom je suppose. Pourquoi celui-là plutôt qu'un autre, ça mystère. »

Nobishandiya s'allongea dans la baignoire, bien décidée à profiter de ce répit confortable. Ce genre de petit plaisir était devenu beaucoup trop rare à son goût.

« Et que peux-tu me dire sur notre hôtesse ?

— C'est la fille d'Hildin, la toute dernière. Je ne suis pas certain de pouvoir réellement t'éclairer sur le sujet. Elle a épousé Brinarn il y a deux ou trois ans je crois, mais je fais peut-être fausse route sur les dates.

— Un mariage politique ?

— Dans ces sphères un mariage est toujours politique, répondit Taran non sans amertume, mais celui-ci est assez inhabituel pour une fille de lignée royale.

— Tu m'intéresses tout à coup.

— D'abord, les épousailles ont été organisées en toute hâte, souvent ce genre d'alliance se prépare sur des années. Même si Brinarn a toujours eu une influence non-négligeable sur les régions du sud du pays et même s'il a toujours eu bonne réputation, le jeu en valait-il la chandelle ? Il y a de meilleurs partis que le Maître d'Arakfol au Lumkest. »

Malgré la chaleur, un léger frisson parcourut les reins de la négociante.

« Tu soupçonnes une sorte de complot ?

— Ça je ne sais pas. Mes connaissances du sujet s'arrêtent aux rumeurs qui circulent dans les tavernes et l'une d'elles est fort intéressante. On raconte que le mariage a été décidé après que notre hôtesse ait offensé une grande partie des nobles de la capitale. Et, que je sache, jamais Meinenruer n'y est retournée depuis ses noces, ce qui est fort étrange pour une Dame née et élevée à Norkiel.

— En d'autres termes, ils l'ont éloignée volontairement ? Pour la protéger ? »

Il y eut un léger grognement dubitatif.

« Il me semble plutôt que les portes de la capitale lui soient définitivement fermées. Ça ressemblerait presque à une punition, tu ne trouves pas ? »

Nobishandiya trouva cette idée fort intéressante. Ainsi la Dame était sans doute en quête de pouvoir et d'influence, pour regagner des faveurs perdues. Elle rangea cette information précieuse à l'intérieur de son esprit de marchande, puis s'empressa de se brosser les ongles.

« Avoues-le, tu es aussi curieux que moi de rencontrer cette Dame.

— Je persiste à dire que ce n'est pas une bonne idée. Trop de rumeurs contradictoires courent à son sujet. Je déteste ne pas savoir à qui j'ai à faire. »

Elle se mit à rire.

« C'est un miracle que nous soyons associés alors. »

Oui, c'était un de ces petits évènements improbables que vous réservait la vie parfois. Cette idée réveilla en elle une sensation des plus dérangeantes. Elle ne savait que penser du chemin parcouru. Dans le fond, elle était persuadée que cette collaboration n'était possible que parce que Taran était Taran et que Shandiya était Nobi.


Texte publié par Yon, 27 novembre 2017 à 21h44
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