Quand il ouvrit les yeux le lendemain matin, il vit que son manteau avait déjà été lavé et étendu. Il était à présent plié proprement, posé sur un tabouret devant sa couche. Était-ce seulement encore le matin ? En relevant la tête, il sentit la nausée revenir. Il avait le souffle court. Son estomac se rebellait contre le plus petit mouvement et la lumière blanche et crue était une véritable torture. Il y voyait flou et tout cela ravivait avec violence cette migraine qui lui broyait le crâne plus surement qu'un étau. Il se rendit à son malaise, conscient qu'il n'y pouvait rien. Il supplia par l'esprit tous les Dieux qu'il connaissait, de Şöngald à Dasa, leur demandant de mettre un terme à ses souffrances, jurant qu'il ne recommencerait pas... Tout comme les dizaines d'autres fois précédentes. Sans surprise, ses prières furent ignorées.
Les tripes du malandrin devaient être habitées par un million de petits insectes qui rampaient dans ses boyaux, tant il sentait son ventre remuer. Il aurait aimé les noyer avec de l'eau, seulement l'idée de se mettre debout lui était insupportable. Les craquements d'un feu venaient lui chatouiller les oreilles. Cela était étrange. Pourquoi l'entendait-il aussi distinctement ? Il rouvrit péniblement un œil et aperçu la vague forme des flammes rougeoyantes et papillonnantes. Ce fut ainsi qu'il réalisa. Il avait probablement passé la nuit sur la couchette de sa comparse. Il ouvrit tout à coup les deux yeux. Celle-ci était accroupie près des flammes. Dépité, Taran fit mine de dormir. Sachant ce qu'elle risquait de lui faire subir après la veille, mieux valait retarder cet instant, en tout cas jusqu'à ce que ces maudits insectes laissent sa bile en paix. Dieux, ce qu'il aurait donné pour pouvoir continuer à vomir le contenu de son estomac. Des pas se firent entendre. Une voix murmura non loin de son visage :
« Je sais que tu ne dors plus. »
Il manqua de bondir hors des couvertures.
« Quand tu seras décidé, j'ai une potion toute prête. »
Qu'avait-elle encore manigancé ? Maintenant qu'il était plus attentif, il remarqua effectivement qu'une odeur d'herbes aromatiques flottait dans l'air. Rassemblant ses miettes de volontés, ses coudent tentèrent de supporter son poids.
« Ah ah ah ! N'essaie pas de bouger.
— Nobi, j'ai très soif. S'il-te-plaît. »
Elle lui apporta un petit bol en terre cuite, rempli d'un liquide fumant. Il prit une gorgée et fit la grimace :
« C'est de la tisane à l’alcool d’ambre avec du sel ?
— Et oui. Si tu ne la finis pas, je te la fais boire de force. Je soupçonne que tu n'as rien fait d'autre que consommer de l'alcool et du sucre depuis ton départ. Crois-moi, tu as besoin de cette petite pincée de sel. Finis ce bol et rendors-toi. Tu as encore besoin de quelques heures. Ensuite, je consentirai à te donner un petit bout de pain. Oh, ce ne sera pas pour te nourrir. Tu me le vomiras probablement. Mais au moins cela nettoiera ton estomac. »
Taran continuait à boire sa tisane en silence. Après un long moment :
« Nobi, tu pourrais très bien me dénoncer…
— Arrêtes ces âneries et rendors-toi ! Ton apitoiement ne fait que m’assommer. »
Sans plus poser de question, il se rallongea, non sans provoquer quelques gargouillements au niveau de son abdomen. Il crut d'abord que cette satanée pièce, qui n'arrêtait pas de tourner autour de lui, allait l'empêcher de sommeiller. Il retomba pourtant comme une pierre et ne rouvrit les yeux qu’en début d'après midi. Comme on le lui avait prédit, il dut vider encore un peu ses boyaux. Son corps, apeuré face à l'idée de devoir subir d'autres maltraitances, rejetait toute nourriture en bloc.
« Je commence à croire que mes organes internes ont un esprit bien à eux.
— Oh, crois-moi, c'est bel et bien le cas. »
Un silence confortable s'installa dans la petite maisonnée. Il y régnait comme une forme de trêve. L'attitude de la dame était aussi tranquille que mystérieuse.
Au lieu de profiter de sa convalescence, le voleur s’en alla débarrasser ses déchets dans la fosse avant de ressortir péniblement par la fenêtre et de s'installer sur le toit, dans l'air frais qui accompagnait la douce disparition du jour. Peu perturbé par le vent et ragaillardi par le froid, il admirait les carrés d'un jaune doré qui vacillaient au rythme des flammes, éparpillés en plein milieu d'une étendue de neige aux reflets bleus et roses, à cet instant où le soleil déclinait, finissait de disparaître. Le contraste de couleur était un baume sur sa conscience. Que faire à présent ? Qu’avait-il cherché en travaillant avec Nobi ? Qu’avait-il le droit de chercher ? Son associé ne semblait pas enthousiaste à l'idée de le vendre, ou de prendre une vengeance bien méritée, ou même de quitter Arakfol. Alors quoi ? Si elle avait toujours su, pourquoi n'avoir rien dit ? Et si elle allait le laisser partir sans rien faire, quelle était l’utilité de leur conversation passée ? Cet enchainement de questions stériles fut interrompu par un bruit de pas sur les bardeaux. En se retournant, il y vit une silhouette aux longs cheveux qui avançait en titubant, clairement mal-à-l'aise sur les hauteurs. Elle vint jusqu'au rebord et tous deux se retrouvèrent assis, les pieds dans le vide, le regard perdu parmi les étoiles naissantes et les lueurs fantomatiques. Quelques nuages bas habillaient encore le pic blanc de l'Eldberg d'un coton rose.
Une voix calme toussota :
« Comment fais-tu pour supporter une telle élévation ? »
Il l'ignora complètement.
« Est-ce que je peux te poser une question au risque de te contrarier ? »
Nobi fit craquer ses poings.
« Vas-y, je suis prête. »
L'autre ricana en basculant son menton vers l'avant :
« Je vais serrer les dents. Dis-moi, est-ce que tu as vraiment été un jour guérisseuse ? »
Son visage habituellement sombre se changea en un masque de granit.
« Jamais. » répondit-elle sur la défensive. Après un long silence, elle continua :
« J'ai été apprentie pour devenir chirurgien. On m'a fait changer de voie très rapidement. Cela n'a jamais été ma vie.
— Je comprends. »
Il y eut une seconde pause, puis il reprit :
« Admettons que je reste. Comptes-tu continuer après l'hiver ? Notre petit commerce je veux dire...
— Non. Avoir une activité aussi risquée n'est pas viable sur de longues périodes. Ce sera à toi de travailler pour moi j’imagine ? »
Taran grimaça, surpris.
« Tu me laisserais ?
— Seulement si tu es capable de te tenir.
— Ah. En réalité ça veut dire non ?
— Tes chances de m’impressionner sont incroyablement faibles. Pourtant qui sait. Il y a plus improbable qu’un tel miracle. »
Aucun jugement ne passait sur cette expression statuaire, juste une grande inquiétude.
« Crois-tu, Ma Dame, qu'il y ait quelque part une place pour des gens comme nous dans ce monde ?
— Pour moi, je ne sais pas, mais pour toi certainement. Toi qui as abandonné beaucoup pour ne pas donner tort à autrui, tu as ta place, que tu les abandonnes à ton tour ou non.
— Tu voudrais me faire croire que toute ma vie j'ai cru à un mensonge ? »
Il sentait la colère monter. Pourquoi ? Pourquoi était-il furieux si tout ce qu'elle tentait de faire était de tuer ses illusions? Pourquoi était-ce si douloureux d'entendre cela ?
« Nous avons un dicton de là où je viens, continua Nobi. Si tu pêches un serpent au lieu d’une anguille, ne crache pas sur celui qui te dira que tu vas te faire mordre. »
Il se mit à sourire.
« Je t'envie ton pays. Il me semble bien plus facile à vivre que le mien. »
Sa remarque rencontra un grognement.
« Ah, mon pauvre ami, tu n'as pas idée. Tout les pays du monde ont l'air fascinants vu de loin. Chez moi seuls les guerriers sont respectés. Le reste des hommes ne sont bons qu'à soulever des choses lourdes et à féconder les cheffes de famille. On se les échange comme dans le nord on échange des pièces d'argent. Crois-moi sur parole, quelqu'un comme toi n'aimerait pas ma patrie. Il n’y a aucune civilisation sous le soleil qui puisse être parfaite, quoiqu’on en dise. »
Elle avait l’air en colère tout à coup. Cela attisa sa curiosité.
« J'aimerais pouvoir rentrer chez moi un jour. N'est-ce pas ton cas également ?
— Hors de question. Jamais je ne remettrai les pieds sur ce bout de désert. Peut-être que tu as de bons souvenirs de cette époque où tu vivais parmi les tiens. Sache que je n'en ai pas. Mon peuple et moi, nous sommes incompatibles. Plutôt mourir que de retourner là-bas. Non pas que la vie soit particulièrement plus facile dans ce coin reculé. »
Une nouvelle bourrasque cette fois le fit frissonner.
« Donc, que vas-tu faire maintenant ? demanda Nobi.
— Pour être honnête, » reprit l’exilé après quelques hésitations, « j’ai rencontré un passeur qui peut m’envoyer à Kisterkiel pour une petite fortune. Il a bonne réputation. Seulement si je pars, je dois partir dans trois jours.
— Je vois. Que tes Dieux te viennent en aide, quel que soit ton chemin. »
Après avoir observé une paire de chouettes qui planaient au dessus d'Arakfol, ils durent rentrer se mettre à l’abri.
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