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tome 1, Chapitre 27 « Dissidence (pt8) » tome 1, Chapitre 27

« Une partie de moi espère qu’on s’en ira tous les deux. Et je sais… Je sais, que tu n’en feras rien. »

Il y eut une pause.

« Ha ! Je me rappelle… Gamin j’étais naïvement persuadé que je passerais ma vie à composer des poèmes dans la montagne, sans jamais faire de mal à personne. Et maintenant… J’ai commis des erreurs. Non, je suis une erreur. Je regarde mes propres mains et je me sens écœuré. Rien de tout cela n’aurait dû être. Je me dis que ce serait mieux de me laisser mourir. Pourtant je ne veux pas mourir.

—Dis-moi, » demanda Nobi poussée par une étrange sensation qui lui serrait la gorge, « comment arrête-t-on de faire souffrir autrui ? »

Même pour elle, la question sortait de nulle part. Qu’est-ce qui lui prenait ?

Taran se figea, frappé, secoué. Elle le vit frissonner, sa mâchoire se décrocha.

« Je l’ignore, répondit-il effrayé. C’est à toi de me le dire je crois. Jusqu’ici, je n’ai jamais su ce que ça faisait de devenir insignifiant. De disparaître. De se dissoudre en attendant un signe, n’importe lequel, qui pourrait montrer que la douleur que je t’ai causée s’estompe. Je me retrouve là, suspendu à tes lèvres et pourtant je sais bien que ça n’arrivera pas. Idiot que je suis, j’attends malgré tout, rongé par l’insomnie. Ceci est le véritable châtiment ; la certitude que je n’ai pas vu ce que je devais voir. Je ne veux pas que tu m’excuses. J'aimerais juste pouvoir effacer tout ce que j'ai fait. Tout ce que j'ai pensé. Tout ce que j'ai désiré. Mais j'ai peur de devenir pire que ce que j'étais avant… »

Elle sentait cette impression grandir. Plus elle regardait dans ces pupilles en face d’elle, plus elle voyait la conscience profonde de ce qu’il avait fait. Cette simple vision était angoissante, car à présent il ne lui était plus possible d’ignorer la réalité de leur passé commun. C’était une forme de vertige. Elle n’avait jamais réalisé à quel point elle avait toujours traité son agression comme un cauchemar lointain, un souvenir dégoûtant caché sous un voile. Tout à coup, elle regardait cet être avachis et ne voyait que la douleur. Sauf que ce n’était pas celle de Taran qu’elle percevait, c’était la sienne. Le voleur avait rendu sa souffrance réelle à ses propres yeux. Et elle se demandait pourquoi à présent, il lui était presque possible de sentir le sang couler de cette blessure inexistante et pourtant bien là.

Cet état de faiblesse lui parut insupportable.

À son grand soulagement, le lien se rompit tout de suite. Il était revenu vers elle à l’instant, avec cette dureté qu'elle lui avait déjà vue. La négociante se saisit d'une cruche de la main droite, prête à viser sa tête s'il s'avisait de faire le moindre mouvement brusque. Il bafouillait encore avec cette voix hors de contrôle :

« Au milieu de tout ça, je me demandes encore si je t’aime assez pour te laisser me détruire dans ta rage légitime. Je ne peux pas rester, je ne peux pas abandonner. Ma fierté ne me laissera pas mourir, mais mon cœur veut juste s’éteindre. Alors frappe. Frappe si tu le peux et qu’on n’en parle plus. »

Est-ce que… Est-ce qu’il lui demandait de le tuer ?

« Tu délires Taran!

— Bien sûr que oui !

— Au moins sur ce point nous sommes d'accord. »

Il titubait, les yeux brillants, les joues rouges, la mâchoire crispée. Sa voix était méconnaissable. C'était un grincement rauque qui sortait d'entre ses lèvres.

« Je ne veux plus vivre comme ça. C'est un cauchemar. Je ne peux plus vivre avec le poids de ces années là. Avec le souvenir constant de l'angoisse qui s'accrochait à moi même après avoir quitté le pays.

— Recule ! »

Elle n’avait qu’une peur à présent et c’était de devoir le saigner. Qu’il ne lui laisse pas le choix. À la seconde même où elle ouvrit la bouche, il s'arrêta net. Il venait de percevoir sa détresse avant même qu’elle ait pu jeter son projectile. On l’entendit pousser un râle très aigu, suivi d'une profonde inspiration étouffée par les larmes. Nobi pensa alors que la meilleure chose à faire était peut-être juste de l'assommer pour en finir avec toute cette absurdité.

Soudain, sans aucun signe avant coureur, elle cru distinguer du coin de l'œil, une ombre bleue dans l'obscurité opaque de la pièce. Une ombre qu'elle était persuadée d'avoir déjà vue, un spectre sorti d’entre les murs. Oui, le jour de l’exécution sur la place. La même hauteur, la même silhouette. C'était comme une tâche lumineuse sans lumière. Elle avait la forme d'un être humain, grand, large, enveloppé dans un manteau, la tête tournée vers un horizon invisible. Cette silhouette, Taran s'y cramponnait pour ne pas tomber et à l'instant où elle disparut, ce dernier vacilla, heurta le mur voisin et s'effondra sur le sol. Ainsi, Nobi se ravisa.

Elle avait encore ce pouvoir. Elle avait encore cette culpabilité.

« Tu as peur de moi, » souffla le voleur.

Ce n'était visiblement pas une question.

« Si tu ne voulais pas que j'aie peur, il fallait peut-être commencer par...

— Je sais.

— À présent j'aurais toujours peur. »

Il acquiesça, résigné, les yeux fixés sur le sol vidés de leur tristesse, son poids posé mollement sur ses avant bras. Le silence. Il semblait attendre. Sans doute le moment était venu. Elle ne le laisserait pas mourir. Elle ne le laisserait pas s’en sortir aussi facilement. Sa dette était trop grande. S'il voulait parler, alors ils parleraient. Il y avait un dernier secret, une dernière barrière et ensuite ils seraient libres. Ce serait comme retirer un couteau de leurs flancs à tout deux. Elle parla :

« Si tu sais tout cela, dans ce cas pourquoi l'avoir fait ? »

Sur la fin sa voix s’était craquelée. Nobishandiya déglutie, en colère contre elle-même. En face, il n'y avait pas de lutte, juste une résignation étouffante. Elle savait quel genre de réponse viendrait, cela n'avait toutefois aucune importance.

« Je ne sais pas, répondit-il en un souffle. Parce que j'étais en colère.

— Tu étais en colère contre moi ?

— Contre l'intégralité du monde et, oui, même contre toi. J'étais devenu ma colère. »

L'être assis de l'autre côté de la pièce ne bougeait presque plus. Il n'avait plus de volonté. Nobi se rappelait avec aversion de ce premier soir où elle avait aperçu ce malfrat. Dans le désert, les femmes ne sortaient pas la nuit à cause des lionnes. Dans le nord, on craignait autre chose. À quoi bon le tuer ? Il en viendrait toujours d'autres. Cette idée la révoltait.

« Mais je ne t'avais rien fait, cracha-t-elle. Tu m'entends ?

— Je le sais. Tu étais juste là et moi je n'étais rien. J'avais besoin de savoir qu'il y avait encore quelqu'un, quelque chose en dessous de moi. Toi tu étais leur prisonnière et même comme ça, tu étais superbe. Tu m'as enlevé la dernière once de fierté que je possédais. Je voulais te remettre à ta place, comme je l’ai fait avec ces gardes »

Chacune de ses phrases étaient une douleur sourde qui se réveillait dans son esprit, un trou béant dans son être. Le cauchemar lointain devenait horriblement réel. Si la discussion n'avait pas été si sérieuse, elle aurait pu en rire :

« Tu oses me dire ça en face ?

— Tu préfères que je mente peut-être ? Dis-moi, quelle histoire voudrais-tu entendre ? »

Au moins sa sincérité n'était pas inattendue. Taran n'était pas un très bon menteur de toute manière, contrairement à elle, qui avait appris à tisser les mots comme les plus grandes couturières afin de recréer un monde dans lequel elle pourrait survivre. Or, de quoi vivait ce voleur intérieurement, si plus rien ne l'habitait ? Comment n'était-il pas encore mort ? En repensant à l’ombre, ses tempes se mirent à battre. Quelque chose l’appelait, vibrait sous son crâne.

« Sejer a parlé de ta punition. Pourquoi avoir été exilé ? Est-ce Saranvar qui t’a mis à la porte ? »

La tête auparavant indolente se redressa à la vitesse de l’éclair :

« Comment connais-tu ce nom ? »

Nobishandiya se mit à sourire. Trois syllabes. C’était trois syllabes que l’homme avait déjà murmurées dans son sommeil et qui avaient suffit à le ramener à la raison. Elle l’avait entendue une paire de fois déblatérer de façon incohérente pendant la nuit. Soudain, tout faisait sens.

« C'est le nom du Souverain du Şturmheim n'est-ce pas ? Qu'est-ce qui te fait croire que je le connais autrement ? »

Il s'immobilisa, avant de lâcher un long souffle qui rabaissa ses épaules.

« J'ai trahi mon Roi, c’est vrai. On m'a condamné pour avoir voulu vendre des secrets à des agents du Sud. Comme je n'ai pas réussi, ils m'ont simplement mis au rebut.

— Vraiment ? Voilà qui est inattendu de ta part. Pourquoi l’avoir fait ? »

Un silence. L'autre avait baissé le regard et ses lèvres n'étaient plus qu'un trait crispé par tous les muscles de son visage. Les ombres autour de lui se faisaient plus profondes. Elle avait raison. Elle le tenait :

« L'as-tu seulement fait ? Non, tu n’en aurais jamais eu le cran. »

Il eut un petit rire narquois.

« Allons bon. Je l'ai trahi, quelle importance que ce soit pour cela ou pour autre chose ?

— Tu m'as l'air assez prompt à nier l’évidence aujourd’hui. Tu le respectais. Comment vous connaissiez-vous ?

— Pourquoi te préoccupes-tu de ça ? lança-t-il. Tu ne m’as jamais demandé quoi que ce soit sur mon passé.

— Je sais que tu as cru pouvoir esquiver la question ce jour-là après l'exécution sur la place, mais moi je sais reconnaître un homme qui a encore des choses à cacher. »

Les yeux gris si lointains devinrent suppliants. Il ne voulait pas en parler, il ne voulait pas lâcher prise, il ne voulait pas regarder dans le miroir.

« Très bien, » dit-elle, « si tu refuses de dire la vérité alors je vais la dire à ta place. »

Tout en parlant, elle s'avançait vers lui, certaine du pouvoir de ses mots :

« Tu as voulu me prendre de force parce que tu n’as jamais pu aimer une femme de ta vie. Et ça te fait peur. Ça te fait peur parce qu'on t'a élevé dans l'idée que c'était le mal et qu'il n'y avait rien de plus mauvais que cela. Et non seulement c'était injuste car tu n'y pouvais rien...

— Arrête ! » Taran posa fermement les paumes de ses mains sur ses oreilles. « Ce n'est pas la peine !

— … Mais en plus de cela tu as trainé dans la boue un Roi que tu vénérais plus encore que le soleil et les étoiles. Tu n'as jamais voulu donner tort à tes maîtres, à ceux qui t’ont répété sans cesse que tu ne valais rien ; et par conséquent, lorsqu’on t'a congédié, pour toi ce ne fut que le juste retour des choses, n’est-ce pas ? Pour toi, être un traitre était un sort plus enviable que d’admettre que ton amour était juste, que ton amour pour ton Roi était vrai. Tu adores beaucoup trop le drame Taran. Regarde où tu as fini. Dans les rues malfamées des pires trous à rats. »

Elle se rapprochait encore.

« Puisque tu ne valais rien, pourquoi ne pas violer une femme ? Et bien oui, ce n'est pas comme si tu pouvais un jour devenir un homme honorable et en posséder une. Au moins par ce second crime, tu pourrais laver le premier ! Effacer le doute pour toujours ! Prouver au monde qui tu étais ! Que tu étais un porc !

— Arrête ! Arrête ! Je ne veux pas entendre ça.

— Tu l'as déjà entendu. Dans ta tête. Le problème c'est que tu ne veux pas t’écouter, car cela voudrait dire remettre en question des vérités qu’on t’a seriné toute ta vie. Tu es un criminel aujourd’hui parce que tu as préféré être une pourriture et un animal plutôt que de dire, à des gens que tu aimais, qu’ils étaient d’horribles menteurs. C’était plus facile pour toi. Tu étais frêle, on t’a dit d’être une brute, tu étais sentimental, on t’a dit d’être froid, tu étais rêveur, on t’as dit d’être réaliste. Comme la bête que tu es, tu les as suivi sans te poser de questions. »

Le pariât avait ses mains crispées dans ses cheveux comme s’il allait se les arracher. Et Nobi en parlant avait l’impression de s’ouvrir le cœur.

« On pourrait me tuer, murmura-t-il. On pourrait me tuer juste avec ce que tu viens de dire. On pourrait te tuer toi aussi, pour ne pas m’avoir dénoncé.

— Je croyais que tu voulais mourir ? Ah, mais d’une mort décente, c’est vrai. Si cela peut te rassurer, on a voulu m'exécuter dans mon pays aussi et pourtant, tu le vois bien, je suis toujours là ; une ampoule sous le pied de l’humanité toute entière. Maintenant je ne compte pas être ce que les autres attendent de moi. Plus jamais. Même si je dois souffrir encore des centaines d’humiliations, je ne reculerai pas d’un pouce. J’ai vu pire que leurs jugements, j’ai vu pire que le viol ou le meurtre. Je ne cèderai pas. Et puisque qu’on y est, ouvre bien tes oreilles, je ne compte pas non plus me salir avec ton sang. Tu devras survivre à ton exil. »

En le regardant, elle réalisa soudain que sa peau était d'une teinte plus laiteuse qu'à l'habitude. Ses lèvres avaient adopté la couleur de la neige. Il allait parler, mais au lieu de cela, il fut secoué par un spasme inattendu. Il posa rapidement une main tremblante devant sa bouche.

« Je me sens… Je crois que ça revient. »

La colère de Nobi réapparut au grand galop.

« Dehors! Tout de suite! »

Taran se précipita au travers de la pièce et dévala la pente après le seuil. Elle entendit un vague son de déglutition forcée.

« C'est dégoûtant. » Murmura-t-elle au silence.


Texte publié par Yon, 1er juin 2017 à 07h42
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