Note: Les deux parties suivantes sont de loin les scènes les plus difficiles que j'ai eu à écrire dans cette histoire. Même maintenant j'en suis moyen content. J'attends de mes commentaires qu'ils soient impitoyables. XD
Bonne lecture à tous et à toutes.
La négociante d’Arakfol fut réveillée au milieu de son sommeil par ce qui ressemblait à un bruit de chute. Elle frotta son visage contre la peau de loup sans daigner ouvrir les paupières. Elle était trop confortablement installée pour faire cela. Roulant sur le côté, une douce torpeur revenait l'emporter tranquillement. Hélas le silence qui suivit fut interrompu par un frottement étrange et ce qui devait être le claquement d'une chaise renversée. Une puanteur emplit alors la pièce.
« Oh non. »
Quelqu’un avait pu à nouveau forcer le verrou. Cette fois-ci, ses paupières décidèrent de mettre un terme à sa léthargie. Elle repoussa sa couverture et se leva d'un bond. Le froid mordant s'empara de son corps. Elle frissonna, puis aperçut Taran allongé au sol et vaguement adossé contre le mur, grâce à la faible lumière de la lune qui s'invitait de nuit, au travers des volets. Des braises sur la gauche lui venaient en aide de leurs chatoiements orange. Ce n’était pas ce qu'elle craignait, c’était pire. Nobi avait espéré ne plus le revoir ivre, mais c’était sans doute trop lui en demander. Alors qu'elle s'avançait vers lui d'un pas autoritaire, elle l'entendit gémir:
« Je sais! Je sais! Mais je suis sobre. J'ai attendu deux heures devant la porte, je suis par conséquent beaucoup moins… Beaucoup plus sobre qu'il y a deux heures. »
Elle le fixa en relevant un sourcil. Il avait un vague air hébété.
« Ça alors. Je suis incroyablement impressionnée. Dehors!
— Oh non, pitié, je suis gelé.
— Tu seras autorisé à rester au chaud quand tu arrêteras de te prendre pour un gouffre sans fond !
— Il y a des jours où tu bois autant que moi !
— Quoi ? Je ne me rappelle pas avoir un jour lavé le parterre avec le devant de ma robe. »
Dans un reflet de lumière elle vit alors une tache suspecte sur la laine de son manteau.
« Taran, est-ce que tu t'es vomi dessus ? »
Il détourna le regard en faisant la moue.
« Pas vraiment.
— Dehors ! » Dit-elle, enragée par son état. « Je refuse de dormir avec cette odeur !
— Je t'en supplie, ne me laisse pas, je ne suis pas du tout capable de repartir. S'il te plaît je ferai tout ce que tu voudras... Mais demain.
— Est-ce que tu réalises ce que tu fais ? Tu as conscience que j’essaie de ne pas perdre patience ? Si tu ne peux pas te contrôler alors tu devrais rester loin des tavernes!
—Mais… Si j'a… Ce que j'aurais, je… »
Ses lèvres grandes ouvertes articulaient des sons qui n'avaient ni queue ni tête. Son pouce venait gratter son nez d'un geste maladroit pendant qu'il tentait de rassembler ses pensées.
« Tu es pathétique. »
Nobi s'était redressée.
« Ce… Ce n'est pas gentil de dire ça, Ma Dame. Toi tu ne sais pas… Tu ne sais pas ce que c'est que d'être toujours mis à la porte. Au rebut. À l'arrière du charriot. En…
— Ça va! Ça va! » Coupa-t-elle. « Tu perds ton temps. »
Elle s’était retournée pour trouver de quoi le mettre dehors. Il continuait à chuchoter, très bas, elle avait l’impression qu’il se parlait à lui-même plus qu’à elle.
« Tu as déjà eu l'impression de t'être fait avoir ? D'avoir toujours fait ce que l'on attendait de toi ? D'avoir tout donné jusqu'à la fin, tout ça pour te retrouver avec rien ? Se retrouver... Se retrouver seul au milieu d'une étendue sauvage, gelée. Sans nourriture, ni eau, ni feu. Aucune âme à des kilomètres et des kilomètres à la ronde. Et la marche, interminable, de jour, de nuit. Ne surtout pas dormir, en priant que tes jambes puissent résister... Y retourner, à chacun de tes cauchemars… »
Elle entendit un petit rire. Le voleur retrouva des traits plus adultes :
« On a cela en commun, toi et moi. Nous sommes des étrangers partout. Même si je pouvais retourner chez moi maintenant, je serais quand même un étranger. Toi aussi tu ressens cela. Nous avons été absents pendant beaucoup trop longtemps. Je ne peux pas juste m'éloigner du peu de distraction qu'il me reste. Autant que je reste allongé ici jusqu'à la mort. Je n’ai plus rien.
— Foutaise. Tu n’as plus rien ? Ce n'était pas un sourire que j'ai vu sur ton visage sur ces toits ? C’est ton jeu préféré. Si tu n'aimais ce travail alors pourquoi ne pas avoir laissé un de ces gardes t'embrocher l’autre fois ?
— Je suis un criminel Nobi ! »
Il cria ces mots avec une telle rage que la gardienne des lieux recula, la peur au ventre.
« C'est à cela que tu veux me condamner ? » Reprit-il d'une voix plus douce. « À être un vulgaire voleur sans attache jusqu'à ce que je me résigne ?
— Tu t'es déjà résigné Taran. Tu joues au voleur depuis des années »
Elle jura alors percevoir un vibrato dans sa voix:
« Non, je ne veux pas. Je n'ai jamais voulu de cette vie là. Je ne veux pas... » Il déglutit au milieu de sa phrase, son ton s'était durci. « Non, je ne veux pas… Croire que la seule chose qui puisse m'apporter de la joie dans ce monde ce soit d'être… Cela…Le mal… La honte…
— Oh ça suffit ! »
Ces mots avaient claqué dans l'air ambiant comme un fouet. Elle ne savait plus si c'était sa colère qui parlait ou la crainte. Ce rire froid, grinçant, revînt dans la bouche de ce faciès blafard :
« Je n’arrive pas à croire que j’ai cette conversation avec toi. C’est absurde.
— Moi, je crois surtout que tu es ivre mort. Tu ne peux pas sérieusement appeler cela une “distraction” ; être un sac-à-vin qui rampe dans les rues comme un insecte !
— Et pourquoi pas ? »
Il s'était levé d'un bond en grognant avant de se laisser emporter par son poids. Il tituba, les yeux dans le vague.
« Au moins je peux me sentir mal le lendemain. Au moins je peux me sentir coupable, je peux avoir une conscience. Je me suis senti si bien après avoir baladé ce gamin en arme, cela m'a paru si… Légitime. Mais j'ai été comme lui à une époque. J'ai été lui. C’est si bon de briser les illusions des autres. C’est à ce monstre là que tu veux que je ressemble ? »
L'homme avançait vers elle d'un pas incertain. Nobi posa sa main sur la petite table. Elle regretta aussitôt d'avoir si bien rangé son couteau en os. Dans l'obscurité, elle tâtonna autour d'elle en reculant, cherchant un objet quelconque qui pourrait l'aider à se défendre, sa main gauche constamment sur le pommeau de la dague encore ficelée à sa hanche.
« De quel droit puis-je me sentir soulagé d'être une crapule ? Mmh ? Qui dois-je devenir pour gagner ton respect ? Quelqu'un comme toi, qui manipules les gens à tour de bras sans le moindre remords ? Est-ce que c'est ça que je dois être pour te satisfaire ? Je t’aime et je te hais. Je ne veux pas être seul mais je ne peux pas rester ici si c'est pour devenir le chien qu’on envoie faire les mauvaises besognes. »
Nobi perdit aussitôt patience. Que croyait-il ? Que tout était facile pour elle ? Qu’elle n’avait pas souffert jusqu’à la moelle ?
« Si tu ne veux pas devenir un chien, je te conseille de recommencer à agir comme un être humain. Tu ne me feras jamais pitié.
— J'étais plus qu'un être humain. J'étais un brave. J'aurais pu avoir mon nom gravé dans la pierre à côté de celui de ma mère.
— Ah. Ta folie des grandeurs a été contrariée on dirait…
— Laisse-moi une seconde de sympathie ! Juste une seconde, pour changer.
— Si tu arrêtais de divaguer comme un imbécile, peut-être que tu l'aurais déjà eue. »
Il cligna des yeux pendant qu'une faible trace de raison passait sur ses traits. Elle pouvait à peine la voir, mais elle était là.
« Pardon, chuchota-t-il en reculant d'un pas. Je me laisse emporter parfois et… C'est juste que… Je ne devrais pas aimer ça. Je ne devrais pas être ce que je suis en train de devenir. Personne ne le devrait. »
La respiration de cet idiot se saccadait de plus en plus. Les sons commençaient à se coincer dans sa gorge. Nobi n'en croyait pas ses oreilles. Elle en était convaincue, Taran était en train de pleurer. Peut-être pas avec des larmes, mais il pleurait.
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