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tome 1, Chapitre 11 « Volent les Corbeaux (pt5) » tome 1, Chapitre 11

Taran s'agrippa à une jambe, la mère de famille s'occupait de l'autre pendant que son mari immobilisait le haut du corps de tout son poids. D'un bras sûr, elle n'appliqua pas le fer brûlant sur la plaie même, mais à l'intérieur, sur la partie qu'elle semblait retenir avec la pince. Il y eut un sifflement, comparable au souffle des gros serpents en furie. Une odeur de chair brûlée contamina la pièce. Puis un cri, un râle, un spasme. Revenu à lui, l'enfant voulu s'extirper de là avec la force de tous les Dieux. Son hurlement désespéré poussa la maîtresse de maison à détourner les yeux en sanglotant. L'adolescent se tenait figé, la mâchoire ouverte. La table vibra. Pas assez pour déconcentrer Nobi dans son travail. Tous tenaient bon et enfin, après une souffrance qui leur parut interminable, la rebouteuse improvisée reposa son instrument de torture.

« Taran ! J'ai besoin de toi. »

Avec deux doigts elle lui désigna un endroit particulier sur la cuisse.

« Tu va appuyer ici avec ton poing et de toutes tes forces.

— Ca ne risque rien ? Demanda-t-il.

— Ca risque moins que si tu ne le fais pas ! Jeune homme, viens ici, dépêche-toi. Quand mon camarade sera près, tu vas défaire le nœud de tissu. »

Le pauvre arriva lentement en tremblant comme une feuille. C'était Nobi qui tenait le garçon au talon à présent. Le voleur s'exécuta, bras tendu vers le bas, main fermée, installant toute sa masse sur cet appui, tout en maintenant fermement la jambe de l'autre main. Il lui fit signe. L'autre s'exécuta et enleva le garrot d'un geste gauche. On entendait encore des pleurs et l'on sentait encore des secousses. Or, la dame s'était enfermée dans sa tête, là où rien ne pouvait l'atteindre et le blanc de ses yeux avait à présent une teinte rosée.

« Quand je te le dirai, tu vas relâcher tout doucement la pression. Pas tout d'un coup c'est compris ? »

Il acquiesçait nerveusement et au signal, détendit lentement ses muscles. L'autre avait presque le nez dans la plaie. Elle retenait sa respiration, probablement de façon volontaire. Il fut même surpris de la voir sourire.

« C'est parfait. »

Armée du plus grand calme elle observa attentivement l'ouverture et retira rapidement les grosses échardes de bois, une à une. L'enfant était bien conscient cette fois et il lui fallait presque s'allonger sur son tibia pour être sûre qu'il se tiendrait tranquille. Son geste était sûr et millimétré. Sa conscience se repérait sans gêne au milieu d'un si petit dédale de chair rouge déchirée de peau, de muscle. Une fois la besogne effectuée, elle put recoudre la plaie après l'avoir nettoyée une dernière fois. L'enfant sombra de nouveau. Elle demanda à la petite famille de le garder propre et au sec, sans oublier de laisser la blessure à l'air libre. Au petit matin, ils devraient partir chercher leur rebouteur pour qu'il apporte des bandages propres. En attendant, il faudrait veiller à ce que le garçon ne bouge pas et qu'aucun saignement ne reprenne. Après leur avoir laissé une liste orale de précautions à prendre, elle s'éclipsa, le voleur sur ses talons, presque en claquant la porte. Il dut batailler pour ne pas se laisser distancer.

« Nobi ? Nobi, où vas-tu ?

— Chez l'herboriste de la grande place.

— À cette heure ?

— Il m'en doit une. Je vais acheter des plantes pour sa guérison, mais j'espère bien que tu me rembourseras, puisque c'était ton idée. »

Taran se sentait tout à coup exténué, éreinté. Cette habitude qu'il avait de vivre en oiseau de nuit lui avait appris à oublier la fatigue, mais celle-ci était différente. Il se sentait lourd. C'était peut-être l'inquiétude qui pesait sur ses épaules. Cela l'empêcha de voir clairement l'ombre qui reposait à présent sur les traits de la femme du sud.

« Pourquoi ne m'as-tu jamais dit que tu étais guérisseuse ?

— Parce que je ne le suis pas, répondit-elle sèchement.

— Tu veux rire ? Après la démonstration que tu viens de faire ?

— Arrête ! Ce n'est pas drôle ! »

Elle se retourna et pointa un doigt menaçant vers son visage.

« Moi en tout cas ça ne m'amuse pas ! Qu'est-ce que tu crois, que le gamin va se rétablir comme par miracle ? On l'a recousu sur une table de cuisine Taran ! Ce sera un miracle si il n'y reste pas ! »

Le voleur entra dans une colère noire :

« C'est toujours mieux de lui donner une chance plutôt que de l'abandonner à son sort comme tu le voulais !

— C'est exactement la même chose, pauvre inconscient. Un conseil cependant. Si tu tiens vraiment à notre petite trêve, ne me remets plus jamais dans une situation pareille. Tu m'entends ? Plus jamais ! »

Le lendemain, Taran se rendit compte d’à quel point sa victoire pouvait être amère. Il avait terminé la transaction à l'aube. Ce travail leur laissait assez de marge à tous deux pour chacun louer un petit logis durant deux mois. Il resta toutefois méfiant malgré son enthousiasme. Il savait que la chance pouvait tourner. Quant à Nobishandiya, elle l’ignora pendant plusieurs jours.

« Peut-être devrions nous reprendre une forme plus traditionnelle de notre art. » Avait-il dit un matin, lorsque la Négociante daigna ne plus lui tourner le dos.

« Et qu'elle est-elle ?

— Pénétrer par effraction ? »

L'autre eut un petit rire nasal, avant de répondre d'un ton extrêmement cassant :

« Le problème c’est que tu ne le pratique pas que sur les demeures. »

Il eut la soudaine impression de tomber. Une chute sans fin. Il ignorait ce qui se produisait. La seule chose qu'il vit fut le léger sourire victorieux de la figure en face de lui.

« Quoi ? Tu as vraiment cru que ce serait si facile ? Tu ne sais vraiment pas dans quoi tu as mis les pieds, mon pauvre ami. Je n’oublie jamais une offense. »

Ainsi, ce serait sa punition. Souffrir les piques incessantes, destinées à raviver sa culpabilité. Ce fut une pénitence qu'il accepta de bonne grâce. Le souvenir constant de sa honte n'était qu'un faible prix à payer pour ne pas mourir seul au fin fond d'une ruelle puante. Malgré les railleries de sa comparse, les affaires reprirent. Et au travers de Delf, Taran retrouva quelques bonnes affaires à traiter, tout en gardant son alliée dans l'ombre, pour la protéger si son ancien patron décidait de se retourner contre lui. Il n'eut pas trop de mal à se remettre dans le jeu.

Toutefois, dire qu'il y eut quelques occasions ratées était un euphémisme. Ils manquèrent de se faire prendre à maintes reprises et durent rentrer bredouilles. Cela ne fit que nourrir leurs ambitions et plus ils travaillaient ensemble, plus ils affinaient leurs procédés. Nobi trouvait à chaque occasion de nouvelles idées pour leur assurer la victoire. Elle alla même jusqu'à capturer des corbeaux pour qu'il puisse les lâcher dans les maisons et ainsi couvrir ses frasques. Les habitants ayant entendu du bruit étaient maintenant persuadés que tout le raffut était de la faute de l'oiseau. Où trouvait-elle de tels desseins ? Cela resterait pour lui un mystère. L'exécution de leurs plans incombait très souvent au resquilleur, pour plusieurs raisons. D'abord, il avait un physique bien plus banal en ces terres. Oui, il était assez grand, même pour ceux de sa race, mais il y en avait des centaines comme lui qui traînaient autour d'Arakfol. Trouver une femme à la peau aussi sombre dans la région s'avèrerait bien plus difficile. Il fallait donc qu'elle ne se fasse jamais voir, sinon les soupçons se tourneraient vers elle, plus vite que ne tourne une girouette. Ensuite, au cours de ses vagabondages, l'homme s'était habitué à se déplacer en silence ainsi qu'à grimper et s'introduire dans toutes sortes de bâtisses. Il était taillé pour cela.

Rapidement, les cambriolages devinrent leur activité principale. C'était extrêmement risqué, surtout pour Taran, mais cela payait bien depuis qu'ils avaient développé leurs méthodes. La première étape était la récolte et la vérification d'informations juteuses. Et Nobi, qui avait ses entrées dans plus d'une maison de marchand, était particulièrement bien placée pour en glaner. Il ne fallait pourtant pas abuser de cette source là. Les commerçants ne sont pas des idiots et une fois démasquée, elle se retrouverait dans une situation critique. La subtilité était le maître mot. Ils continuèrent par conséquent à user des ficelles que Taran avait l'habitude de filer. À eux deux, ils parvenaient à monter des stratagèmes assez régulièrement pour amasser un bon pécule et ce malgré le fait que la surveillance s'était accrue dans les beaux quartiers. En plein hiver, le « corbeau » d'Arakfol, comme ils disaient, était devenu une petite légende. Toujours, la vigilance des maisonnées devenait plus aiguisée et toujours la grande Nobishandiya trouvait un moyen simple d'éradiquer leurs efforts. Personne ne savait qui ils étaient, ni combien ils étaient.

Lui-même était de plus en plus grisé par ses activités nocturnes. Il avait toujours aimé ce bonheur palpable qu'il trouvait à grimper vers les hauteurs, même si c'était pour ce travail douteux. Marcher sur les toits, loin de la foule, loin de la vermine, loin de tout, était son grand plaisir. Seulement là, il y avait quelque chose d'enivrant dans chaque effraction. C'était cette impression qu'il avait de narguer le reste du monde, qui donnait à son amour des courses aériennes une nouvelle mesure. La fatigue intense qu'il éprouvait ensuite ramenait un calme en lui proche d'une paix parfaite. Souvent, en s'éclipsant de nuit après un vol, Taran faisait exprès de se faire voir, courant bruyamment sur les toits après avoir laissé tomber le butin dans la rue. Sa Dame le récupérait avant de rentrer tranquillement chez elle. Et les sentinelles perdaient leur temps à courir après un funambule qu'ils ne rattraperaient jamais, juste parce que celui-ci prenait grand plaisir à faire un peu d'exercice.

Les disputes entre les deux associés se faisaient plus rares, mais elles étaient toujours aussi violentes. Si par malheur l'homme s'avisait de lui marcher sur les pieds ou de laisser entrevoir un quelconque doute, une quelconque faille, Nobi s'y engouffrait immédiatement pour frapper son esprit aussi sûrement que le forgeron frappe le fer sur l'enclume. Bizarrement, cela n'eut aucune conséquence sur le bon fonctionnement de leur alliance. Plus le temps passait et plus ils devenaient audacieux dans leurs efforts. Au cœur de l'hiver, ils commencèrent naïvement à se sentir invincibles. Même Delf n'osait plus le toucher, car le voleur était devenu sa source la plus sûre. S'il désirait quelque chose, cet homme qu'il avait méprisé depuis le premier jour, cet homme oui, pourrait le lui obtenir. Il était clair qu'il ne travaillait plus seul, cependant, il resta inflexible et ne révéla jamais à quiconque le nom de sa complice. C'était idiot, songeait Taran, après tout s'il voulait le savoir il n'avait qu'à traîner chez Ivar en fin de soirée. Delf se croyait trop bien pour traîner dans cette insignifiante bicoque.

Ou du moins c'était ce qu'il pensait. Une nuit, son acolyte reçu une bien étrange visite. Elle s'en retournait vers sa chambre lorsque sur le chemin, un homme vînt s'incliner poliment devant elle. Il fut aisé de le reconnaître, avec ses cheveux blonds très courts et cette intelligence vicieuse dans le regard.

« Puis-je vous offrir un verre... Nobi ? »

Elle se crispa instantanément.

« Vous êtes Delf. Je me demandais quand j'aurais enfin l'insigne honneur… »

Il sourit, se tenant à une distance assez respectable.

« Vous me flattez. Taran n'est pas un bon pari pour vous. Je ne vous ferai pas l'affront de vous dire qu'il ne peut pas vous protéger, à l'évidence vous n'avez pas besoin de protection. En revanche, vous êtes intelligente. Vous devez savoir que votre futur ensemble est assez limité. Lorsque vous vous fatiguerez de lui, venez me voir. Je peux vous offrir une solde à l'année comme régulière dans le marché noir. »

C'était une offre plus que surprenante. Ainsi donc il était très bien renseigné.

« Puis-je avoir un peu de temps pour y réfléchir ? J'aime peser mes options. »

Il acquiesça :

« Je suis à la taverne du coq noir toutes les fins de semaine. Vous savez où me trouver. »

Delf s'inclina une seconde fois avant de s'éclipser. Nobishandiya ne le revit plus. Et il ne sembla pas vouloir la faire suivre. Bien évidement, elle n'en toucha aucun mot à Taran. Elle ne pouvait pas entamer la bonne marche de leur collaboration.


Texte publié par Yon, 9 septembre 2016 à 07h24
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