Ils continuèrent leur petit manège durant des semaines. Certaines soirées étaient moins fructueuses que d'autre, certes. Néanmoins, le jeu en valait la chandelle et le butin commençait à devenir conséquent. Cela marchait tellement bien qu'ils s'engaillardirent jusqu'à appliquer leur manœuvre dans les hauts quartiers, à la sortie de grands banquets que de riches familles pouvaient donner parfois. Ils étaient si bien rodés qu'une rumeur farfelue commença à circuler dans le port, racontant qu'un spectre s'attaquait aux hommes les nuits de pleine lune. Ces ragots mirent fin à leur activité lucrative.
« Je ne veux pas que tu prennes un tel risque, lui avait dit Taran. Nous travaillons à deux et il faut que cela continue. Si un jour quelqu'un se rend compte de qui tu es... Ne sais-tu pas ce que tu risques ? Non, nous avons abusé de cette récréation pendant bien trop longtemps. L'adaptabilité est maître mot de ce travail. Je l'ai appris à mes dépens. Nous devons opérer de manière différente, sinon nous sommes perdus. »
Elle dut admettre qu'il n'avait pas tort.
D'autant plus que le gel rendait leurs déplacements de plus en plus risqués. La neige tardait à venir et l'eau stagnante des rues offrait un terrain propice aux accidents incongrus et aux blessures intempestives. Le soir, le terrain restait, somme toute, relativement praticable. Au petit matin en revanche, il n'était pas rare d'être réveillé par des bruits de chute venant de la rue.
Pendant que le soleil émergeait péniblement de la mer, Lésron avançait avec la grâce d'un pingouin sur des roches coupantes. Il était déjà tombé deux fois. La chaussée, ce jour là, avait été particulièrement rancunière. Il bifurqua vers l'un des premiers abris du port et poussa la porte d'un entrepôt où s’étalaient, parallèles les unes aux autres, plusieurs barques allongées. Assis à l'intérieur, des groupes de jeunes hommes s'occupaient avec quelques jeux d'argent. Ils lui lancèrent un regard suspicieux, avant de lui désigner les marches de l'escalier. Après les avoir gravis jusqu'à l'étage, il aperçut dans la pénombre la silhouette de Delf assis seul à une table, jouant avec un petit couteau de métal.
« Tu es en retard. J'aimerais que tu passes moins de temps à soigner tes poules et plus de temps à effectuer le travail pour lequel je te paie. »
Au moment où il allait parler, il ne put s'empêcher de remarquer une tâche sombre à l'endroit exact où il se tenait. Il ne s'en ému pas d'avantage.
« En réalité, répondit-il en souriant, je ne flattais la beauté en question que pour te rendre service. Nilie a effectivement vu quelqu'un accompagner Taran l'autre nuit. Ils n'ont fait que se croiser et échanger quelques paroles à voix basse, mais c'est la seule piste que je puisse t'offrir pour l'instant.
— Alors parle ! »
Lésron rabattit ses longs cheveux blonds vers l'arrière.
« C'est une femme. Celle à la peau noire qui sert d'intermédiaire entre le marché illégal et les vendeurs des bas quartiers. Une vraie fricoteuse à ce qu'il parait. Elle échange de tout, des tissus volés, des épices de contrebande, de l'alcool, des herbes médicinales, certains même disent des produits dangereux, mais ce n'est qu'une rumeur. »
Delf gratta le sang séché qui assombrissait le manche de son couteau sans réellement regarder ailleurs. Il avait l'air distrait, mais son acolyte savait qu'il ne fallait pas se méprendre.
« Dans ce cas, si tu penses que c'est elle ne lésine pas sur les moyens. Je veux savoir où elle vit, ce qu'elle trafique, où elle mange, avec qui elle couche, si elle a des ennemis ou des faiblesses. Je me fiche de savoir combien de marchandes de poisson tu devras séduire pour avoir les informations que je cherche. Je veux que tu la connaisses aussi bien que le dos de ta main. Et surtout ne la fais pas suivre ! L'un d'eux pourrait s'en apercevoir et je n'ai pas besoin de ça. »
Ses yeux bleus étincelant, Lésron s'inclina :
« Ce sera fait. »
« Bien sûr que ce sera fait ! » Lança Taran à sa Dame qui lui demandait s'il comptait trouver preneur pour leur stock au lieu de continuellement leur faire perdre leur temps.
Ils s'étaient mis en quête de nouveaux méfaits à accomplir. Dans le même temps, Nobishandiya continuait ses petits trafics avec ses clients habituels, sans abandonner le secret espoir de flairer une nouvelle piste à suivre. À contre cœur, elle avait accepté de suivre son complice faire des repérages dans certaines parties de la ville qu'ils connaissaient mal. Elle n'en attendait rien. En repassant sur la place principale, ils se retrouvèrent face à un attroupement assez dense. Pourtant il y régnait un demi-silence solennel, presque oppressant. Ils se fondirent dans la masse, car ils devaient traverser l'endroit pour rejoindre une demeure que Taran désirait lui montrer. Nobishandiya tenta de jeter un œil entre les spectateurs. Il était clair que quelque chose se tramait, or, elle n'était pas assez grande pour voir par dessus la foule. Au nord de la place, elle arriva à distinguer brièvement des hommes à genoux, leurs regards baissés sur le sol, des chaînes liant leurs pieds et leurs mains à cet épais collier qui les transformaient en bêtes de somme. Puis un murmure se répandit et elle crut apercevoir le reflet d'une lame. Immédiatement, le voleur la saisit par le poignet et la traîna à vive allure loin de la scène.
« Qu'est-ce que tu fabriques ? murmura-t-elle.
— Il nous faut partir. »
Était-ce une exécution ? Poussée par une curiosité morbide, elle voulut se mettre sur la pointe des pieds, mais l'autre la tira à lui de toute sa force, se faufilant entre les promeneurs vers la ruelle la plus proche. Elle tenta vainement de séparer leurs mains. Le bougre serrait bien trop fort, on aurait dit qu'il avait peur de la perdre.
« Lâche-moi. Tu me fais mal ! »
Elle mentait habituellement bien. Cette fois, cela n'eut aucun effet. Il continuait de marcher d'un pas de plus en plus rapide. Dans la seconde, elle réalisa que Taran s'était mis à trembler. Les vibrations commençaient à se répandre dans son propre bras. La paume de cette main qui l'agrippait devenait de plus en plus moite. En fixant son dos, il devenait évident que cet idiot était en train de paniquer. Ils quittèrent la place et s'éloignèrent de l'attroupement pour enfin se réfugier entre deux hautes maisons. Taran la lâcha, avant de se plier en deux comme s'il reprenait son souffle après une course.
« Qu'est-ce que tu croyais faire ? » Demanda-t-elle non sans une touche de colère.
Au lieu de répondre, il décida de se laisser glisser jusqu'au sol et de s'y assoir en tailleur, perdu dans ses pensées. De grosses gouttes perlaient sur ses tempes et il avait des allures de dément. Nobishandiya se rapprocha un peu, toujours avec prudence.
« Que se passait-il là bas ?
— Qu'as-tu vu ? » Demanda-t-il lentement. Beaucoup trop lentement.
« Ces hommes, reprit-il, ils étaient accroupis devant les longues cuves, pour ne pas souiller la terre. Ils allaient être écorchés vifs. Ce n'est pas un spectacle pour les dames, je t'ai épargné quelques laideurs. »
Non, il lui cachait quelque chose.
« Ce n'est pas pour moi que tu fuyais. C'est toi qui en avais peur. Qu'est-ce qu'il y a ? Connaissais-tu ces gens ?
— Grands Dieux, non ! Et je n'avais aucune envie de les connaître. Ce n'est pas une chose à faire, plonger dans les yeux d'un condamné et y voir le reflet de sa terreur. Qui voudrait s'imaginer à la place de ces dégénérés. »
Cette remarque la fit tiquer. Il eut un rire nerveux. Lui qui était toujours si détaché, si alerte, n'était plus qu'un jeune enfant, roulé en boule sous son lit. Elle frissonna.
« C'est absurde ! On ne tue pas les voleurs ici. Je ne savais même pas que vous mettiez des malfaiteurs à mort. Ce sont peut-être des assassins. »
Pourquoi essayait-elle de le rassurer ? Cela n'avait aucun sens. Lui faisait-il pitié, cet idiot, maintenant qu'il avait perdu tout air menaçant ? Y avait-il encore du plaisir à écraser un insecte déjà mis-à-mal ? Non. Si Nobishandiya devait l'écraser, elle le ferait lorsqu'il serait debout. Elle ne laisserait rien d'autre l’entamer à part son bon vouloir.
« Ce n'est pas le cas, lui répondit Taran, les assassins, on les isole, on les met face à leur sort, dans des terres hostiles, car ils ont encore une chance de se racheter. Ces hommes là, c'est différent. Les Dieux ont décidé qu'ils n'étaient plus des hommes. Je ne sais pas d'où tu viens, mais dans le nord, on n'égorge que le bétail. »
Inconsciemment, la femme du Sud tressaillit. De sa vie, jamais elle n'avait entendu une telle sottise. Elle en avait pourtant entendu pas mal dans sa jeunesse.
« Pourquoi avoir peur d'eux s'ils ne sont que des bêtes ? Qu'ont-ils fait ? »
Les lèvres de Taran s'entrouvrirent, puis se refermèrent, et comme cela deux ou trois fois. Puis il détourna le regard, vers un coq moribond qui avançait laborieusement au sommet d'une clôture, à plusieurs mètres de là. Ensuite, il la fixa de nouveau et voyant qu'elle ne renonçait pas, il se mit à pâlir, puis à détourner les yeux une seconde fois.
« Oh la barbe ! Cracha-t-elle. Vas-tu parler oui ou non ? Qu'ont-ils fait ? Dois-je le demander aux passants sur cette maudite place ?
— Non ! »
Il s'était relevé d'un coup, la main tendue.
« Non, je vais te le dire moi-même, sinon ce serait malhonnête de ma part. »
Taran lâcha un soupir, sans oser complètement la regarder en face. Il avait l'air d'étouffer, même en faisant son possible pour camoufler son mal-être. Il reprit :
« Il y a des lois au-dessus des Souverains dans nos pays. Seuls deux crimes peuvent mener à l'exécution. “On ne peut-être un homme en couchant avec un autre homme. On ne peut-être un homme en forçant une femme à subir les outrages”. Un manquement veut dire l'abandon de son humanité. »
Nous y étions. Il avait voulut la forcer. Ce lâche, au regard des siens, n'était plus rien d'autre qu'un sous-homme. C'était cela qui le tourmentait. Il est facile d'enfreindre des lois qui ne vous touchent pas, il est plus dur de remettre en question l'enseignement de ses maîtres. Et Taran semblait avoir eu de grands hommes pour maîtres. Il venait de lui tendre le couteau dont elle allait pouvoir se servir afin de le mater ou de le détruire. Or au moment où elle crut avoir tout compris, arriva une sensation qui ne l'avait plus gouvernée depuis des lustres.
Une grande rumeur se répandit sur la place. Ils ne la voyaient plus mais ils entendaient parfaitement ce bruit. Une noirceur familière, dans les tréfonds de son être, revînt embrumer son esprit, nourrie, enflammée par ce tonnerre émanant de la foule galvanisée. Il semblait à Nobishandiya que le temps s'écoulait au ralenti. Tout avait pris une teinte plus rouge. Son sang lui montait à la tête. Horrifiée, elle se voulut se concentrer pour contenir cet excès, cette vibration immatérielle qui lui remontait le long du dos. Ses yeux n'étaient plus ses yeux et elle était persuadée qu'une force autre qu'elle-même les maitrisaient à sa place. Elle vit Taran lentement faire quelques pas, là, juste devant elle. À sa surprise, il semblait projeter une ombre sur l'air juste derrière lui. Une ombre sur le vide, qui le suivait et l’imitait à chaque mouvement, tout comme la vraie, sur le sol. Le réel s'effaça. Un son grave emplit ses tympans. Elle ne pouvait plus le quitter des yeux, tant cette image était étrange. Enfin, lorsqu'il se tourna vers elle, les yeux de son double se mirent à briller d'un bleu intense, tels des saphirs, telles des étoiles menaçantes qui la jugeaient de toute leur hauteur. Elle réalisa que cette ombre n'était pas Taran. Dans ce cas, qui était-il ? Quelle était cette vision ? Nobishandiya devait briser ce charme au plus vite, s'éveiller de cette transe au risque de perdre tout contrôle. En espérant retrouver une sorte d'ancrage vers le monde des vivants, elle fit un pas et agrippa le bras de son complice. Son regard avait l'air plus perdu encore qu'elle ne l'était. Tout deux restèrent immobiles.
Il ne sentit pas sa main.
Le chœur de ces voix faisait trembler Taran. Sous ses pupilles voilées, il se retrouvait en prise avec ce souvenir, toujours le même. Les sons devenaient une sorte de bourdonnement bas qui le ramenait à son propre procès, à ces figures qui le regardaient avec froideur et aux yeux perçants qui, alors, avaient prononcé sa damnation :
« Le Roi a statué. Vous serez envoyé en en exil, vers les contrés sauvages du centre. Puisse votre honte suivre chacun de vos pas. »
Ainsi mourut Taran Dun Valas, ainsi naquit le voleur, l'homme de main, le criminel. Non pas qu'il n'eut pas été un criminel avant. C'était le ciel, le Royaume des Étoiles, qui en retournant la marche de son destin, l'avait puni pour avoir manqué à ses devoirs. Ce n'était que justice après tout, il ne s'était jamais considéré comme un homme bon.
« Puisse votre honte suivre chacun de vos pas. »
Sa honte l'avait suivi bien avant cela. Ce n'était pas un innocent, après tout, qui avait été envoyé au jugement, même si tout cela relevait plus du complot que d'une justice impartiale. Les détails n'avaient aucune importance. Le glas avait sonné. Il n'en avait que faire. Tout ce qu'il avait, il l'avait perdu. Il aurait dû s'écrouler entre Sterghof et Mitenstad, dans la neige, et se laisser mourir. Pourtant il ne l'avait pas fait. À chaque fois, il s'était relevé, son corps refusant l'abandon. Hélas non, il n'était pas mort, réveillé par une voix dans sa tête qui hurlait :
« Rappelle-toi. Tu es Taran Dun Valas. Tu mérites de mourir les armes à la main. »
À chaque instant de résignation, oui, il s'était relevé. Il avait continué sa route jusqu'au sud. Malgré les engelures.
« Rappelle-toi. »
Et dans quel but ? Que pouvait-être un souvenir face à la faim, face au froid et à la misère. Il n'y avait pas d'honneur dans ces ruelles polluées. Sa mort était réellement venue, la mort de son essence, comme une flamme danse et vacille, s’agrippant de toutes ses forces à sa chandelle, avant de disparaître dans le noir.
Il n'était qu'un cadavre, une coquille vide. Désormais il ne se soucierait que de son minuscule confort, de quoi se nourrir, un manteau pour se tenir chaud, de l'alcool pour chasser la rancœur et un vague toit sur sa tête la nuit. Et dans ce but là, il serait le criminel qu'il avait toujours été. Il prendrait et tuerait à sa guise, sans se soucier des conséquences. Pour vivre, il retrouverait un méfait à accomplir.
Il fut traîné hors de cette rêverie par une pression sur son bras. Sa Dame le regardait avec une expression insondable, comme si elle revenait d'un très long voyage.
Après ce curieux événement, ni l'un ni l'autre n'eut le cœur de poursuivre et ils partirent chacun de leur côté.
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