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tome 1, Chapitre 3 « La négociante d'Arakfol (pt2) » tome 1, Chapitre 3

À l'intérieur de la taverne ses yeux aguerris l'avaient aperçue accomplir son forfait juste au travers de la porte ouverte. Il s'était tapi à l'autre bout de la salle, ses genoux repliés et son front reposant sur le revers de sa main, pensif. En redressant les yeux, il l'avait aperçue et cela avait été suffisant pour l’éveiller. Taran était maintenant perché là comme un faucon, regardant d'un côté ou de l'autre, se demandant ce qu'il devait faire. Cela faisait presque deux ans. Et pour être honnête il ne pensait pas un jour la revoir. En tout cas il était bien sûr que c'était elle. Le même style de vêtements, le même air de dignité, la même force tranquille. Elle s'était tenue là comme dans ses souvenirs, du haut de sa superbe. Sa conscience avait été emportée par une joie grandiose et une terreur innommable. Que pouvait-elle bien faire là ? On était de l'autre côté de la mer, sur l'île la plus au nord qui soit. Sans plus un mot, il quitta la taverne pour partir à sa poursuite. Il pouvait encore entendre la voix de Delf dans sa tête:

« Taran, je n'ai plus de patience pour toi. Si tu ne peux pas obtenir l'objet, alors je n'ai plus rien à faire ici. »

Il revoyait cet adolescent à qui Delf avait arraché les ongles pour n’avoir pas livré un message à temps. Le souvenir de ce son étouffé et pitoyable qu’avait émis un corps trop maigre le hantait à chacune de ses bévues. Il y avait la terreur, oui, mais il y avait aussi la faim. Il avait besoin de ce travail. Et elle était là, elle lui était revenue. Quel talent elle semblait posséder! Il devait essayer de la convaincre, cela ne donnerait surement rien, mais il devait essayer. Il ne pouvait faire confiance à personne, puisqu’aucun de ses collaborateurs habituels ne voulaient prendre un tel risque. Surtout qu’il fallait faire vite. Lui savait qu'elle était différente, il en avait fait l'expérience.

Il la retrouva dans le désordre des passants qui venaient se ravitailler dans un brouhaha incompréhensible. Il aperçu sa capuche, apparaissant et disparaissant au grès de ses pas, en plein cœur de la cohue. D'une foulée rapide, il réduisit la distance. Il serait peut-être sage de l'aborder dans une ruelle plus tranquille. Il lui devait des excuses dans un premier temps, c'était la moindre des choses après ce qu'il avait fait. Taran frémit. La chair de poule envahit ses épaules. Il était doué pour cela après tout, ramper tel un insecte dégoutant. Hélas il savait aussi que ce ne serait pas suffisant. Que faire alors ?

Il n’était pas sûr de comprendre ce qui le poussait. Une partie de son âme d’enfant réémergea sans crier gare. La coïncidence était trop belle. Jusque dans ses entrailles, il sentait l’excitation naïve de ceux qui croient encore à la magie et aux chimères. Une illusion. Pourtant la seule chose qui lui restait. Et s’il ne s’était pas trompé ? Et s’il était censé faire cette rencontre ?

Soudain, elle tourna vers le port. Il lui emboita le pas. Au bout d'une dizaine de mètres, la foule redevint plus éparse. Calmement, il se rapprocha, jusqu'à ce que sa main puisse effleurer son épaule. Elle se retourna, ses grands yeux noirs fixés sur les siens et un sourcil inquisiteur relevé vers son front. Taran sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Il inspira profondément pour se détendre, avant de parler:

« Je… Je suis désol… Je vous ai vue passer dans la rue et j'ai tout de suite su que c'était vous. Je me suis dit qu'il serait plus sage de… »

Elle l'interrompit, avec une voix pleine de candeur et cet accent si étrange:

« Pardonnez-moi mais qui êtes vous déjà ? »

Son interlocuteur ne put empêcher sa mâchoire de descendre d'un étage. L’estomac de Taran venait de s’effonder sur lui-même. Ce n'était pas possible. Pourtant c’était bien elle. Il s'était préparé à tout sauf à ça. Comment ne pouvait-elle pas se souven…

Un impact puis une douleur violente sur son nez le fit reculer. Instinctivement, ses mains se posèrent sur son visage. Il lui fallut une seconde pour réaliser qu’elle venait de lui mettre un coup de poing. En relevant les yeux, il la vit s'enfuir à vive allure, en évitant tant bien que mal le reste des passants.

« Ah, la pute… »

Sans plus se préoccuper de son nez, il s’élança à sa poursuite. Elle ne lui échapperait pas. Non, pas cette fois. Il se savait plus rapide, ses jambes étaient plus grandes et il était certainement plus entraîné. Des années passées à être poursuivi par des gardes, voilà qui vous maintenait en forme. Elle filait au loin comme emportée par le vent… Et avec une certaine avance, la bougresse. Une fois débarrassé de sa surprise, Taran ne fut guère inquiet. Il coupa au travers d'une cour, ne se souciant guère du désordre qu'il risquait de causer parmi les poules qui trottaient là et finit par la rattraper à quelques mètres du port. Il sauta une dernière barrière avant de la coincer entre deux maisons que le soleil frappait à peine. Ses yeux se posèrent sur son visage et elle recula d'un mouvement brusque et non délibéré.

« On dirait que nous sommes dans une impasse, Ma Dame. Quel endroit étrange pour une fuite. »

Sa bouche se referma et son expression devint l'incarnation de la rage même. Taran releva ses deux mains.

« Je ne souhaite que converser, je le jure.

— Je sais comment parlent les hommes de ton espèce ! Chiani nab ! »

Son visage se tordit. Elle cracha droit vers son visage et l'homme se surprit lui-même lorsque son corps entier esquiva de justesse le trait de mépris. Certains réflexes ne meurent jamais.

« Peut-on discuter à présent ?

— Tu es rapide, je te le concède. Fais un pas de plus et tu ne pourras plus jamais sourire de ta vie. »

Elle possédait un magnifique accent qu'elle cachait bien mal. Il ignorait d'où elle venait et il ne put s'empêcher de rêver à ces voyages que cette femme avait potentiellement faits au travers de la moitié du monde.

« Alors je ne me suis pas trompé. C'est bien toi. N'aie crainte, je n'ai pas la rancune tenace. »

Le nez d'ébène aux reflets de cuivre se releva.

« Moi si. »

L'homme ne put s'empêcher de rire :

« Je vois ça. Je ne suis pas assez fou pour provoquer l'ire d'une telle tempête... Qui plus est, une tempête qui vit dans les rues d’une cité aussi impitoyable.

— Tsss. Qu'est-ce qui te fait dire une telle chose ?

— Ce sont des bâtons de cannelle que tu as livrés à Ivar tout à l'heure. Personne ne fait de livraison à un type aussi louche en le traitant comme un client de valeur... À moins d'être dans le besoin. »

Son expression n'avait pas changé, mais une lueur dans ses yeux lui fit penser qu'il avait vu juste. Elle portait, à quelques détails près, la même tenue que celle qu'elle arborait durant ses années de servitude. Qui voudrait porter chaque jours sur sa peau un tel souvenir ? Elle souffrait ces vêtements parce qu'ils n'étaient pas sa priorité.

« Je suis là pour te proposer un travail. Très bien payé. Très peu dangereux, en principe.

— Fous-moi le camp ! »

Elle allait le repousser et reprendre sa course. Il se corrigea :

« Non, pas ce genre de travail. Seize Löndkier, c'est la somme à la clé, répartie équitablement. »

Ce fut au tour de la Dame de rire.

« Et qui sera notre mystérieux bienfaiteur ?

— Tu n'as pas à t'en soucier, répondit-il un peu trop rapidement.

— Tu voudrais me faire travailler pour un inconnu sans aucune garantie ? Ai-je l'air d'une idiote ?

— Tu n'as pas à t'en soucier car je ne veux pas qu'il sache que tu es avec moi. Il y a des relations sans lesquelles on se porte mieux, crois-moi sur parole. Il ne pourra pas venir te faire chanter s'il ne sait pas que nous sommes en accointance.

— Aha ! lança-t-elle d'un ton sarcastique, tu avoues donc que ce travail n'a rien d'honnête.

— Tu voudrais me faire croire que la marchandise d'Ivar a été obtenue honnêtement ? »

Cette fois, la femme aux yeux acérés laissa éclater un rire joyeux.

« Tu es vraiment un drôle d'oiseau, avoir le culot de venir montrer ton visage malgré ce que tu as fais. Trouve quelqu'un d'autre, je ne veux rien avoir à faire avec toi. »

D'un coup de coude, elle se dégagea un passage, décidée à s'en aller, toutefois Taran n'en avait pas fini. Il lui barra la route de son bras, avec autant de fermeté que possible. Il ne pouvait pas commencer à douter.

« Je pense vraiment que tu devrais y réfléchir. Après tout, il est clair que tu cherches à te faire des relations. Si tout se passe bien, il y aura peut-être d'autres... travaux à effectuer. Tu n'es pas en position de jouer les difficiles. »

Il avait besoin d’un moyen de pression, n’importe lequel, pour se faire entendre. Il ne voulait pas d’une nouvelle défaite. L’autre fronça les sourcils. Le bout de son nez rond remonta :

« Que crois-tu vouloir dire ?

— Je ne crois rien, je constate. Pourquoi venir jusqu'ici ? Loin du continent ? Dans un pays où la langue est différente, où les gens sont différents, où personne ne peut te venir en aide ? Si tu as été affranchie de tes chaînes, pourquoi partir tout à coup ? Ce serait tout de même malheureux si quelqu'un te dénonçait… »

C'était un coup d’esbroufe considérable. Il n'avait aucune preuve de ce qu'il avançait, toutefois, il comprit que sa prise de risque allait payer lorsqu'il vit cette rage pure retourner sur les traits de la dame, comme l'ombre descendait sur la montagne le soir. Une seule erreur et elle le lui ferait payer au centuple. Il avait joué ses dés, voyons voir s'il pouvait percevoir sa main. Il continua :

« Je ne souhaite rien de la sorte cependant. Viens travailler avec moi aujourd'hui et tu connaitras les secrets de ma profession. Nous serons sur un pied d'égalité. Si tu gardes mon secret, je garderai le tien. Seize Löndkier, huit chacun, tout le monde sort gagnant de cette petite aventure. »

Il lui décocha un sourire sans s'en rendre compte. Son interlocutrice en revanche, n'était pas d'humeur légère.

« Est-ce pour cela que tu es venu me voir ? Parce que tu pensais pouvoir me berner ?

— Absolument pas. Je suis là parce que tu as du talent. Et j'en ai besoin pour ce travail. J'ai besoin de quelqu'un de talentueux en qui je peux avoir confiance, tu saisis ?

— Tu veux dire quelqu'un qui ne pourra pas te poignarder dans le dos sans s'ouvrir les veines ?

— Exactement. Je vois que tu commences à comprendre. Que tu me croies ou non, je ne te veux aucun mal. Malheureusement j'ai des impératifs. Comme tant d'autres j'imagine. »

Elle sembla alors réellement considérer son offre. Ses yeux se plongèrent dans le vide un instant. C'était gagné. Elle n'avait encore rien dit mais Taran le sentait jusque dans sa moelle. Surtout, ne rien dire, rester immobile, ne rien laisser paraître. Ne pas l'effaroucher maintenant, ce serait trop bête. Elle trépigna quelques instants, tourna sa tête de tous les côtés. Résignée, elle reprit la conversation d'elle-même.

« J'accepte de te prêter main forte, mais à une condition. Une fois le paiement reçu, je ne veux plus jamais te revoir. Jamais. Sinon...

— Nul besoin d'en venir aux menaces. J'accepte la condition et je m'y tiendrai. »

Elle lui lança un regard qui signifiait à quel point elle doutait de sa parole. Il ne s'en formalisa pas. Au contraire, il lui tendit lentement une poignée amicale :

« Mon nom est Taran. Puis-je avoir l'insigne honneur de connaître l’identité de ma collaboratrice ? »

Elle leva solennellement sa main droite.

« Non. »


Texte publié par Yon, 18 avril 2016 à 20h46
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