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Plus jamais. Ces paroles ne cessaient de résonner dans le crâne d’Uberta. Elles se mélangeaient aux images de la guerre, de sa jeunesse sous les bombes. Plus jamais avait crié le peuple phracé : pour le père d’Uberta, mort pour la protéger, pour ces hommes d’armes, sacrifiés pour la paix. Plus jamais. Elle l’avait espéré, pour sa petite fille, pour que les enfants ne soient pas hantés par les cadavres mutilés, les hurlements stridents et cette fumée blanche, irrespirable, qui lui prenait encore les poumons certaines nuits.

Tout recommençait.

Les racines du conflit dataient de quarante ans, et depuis lors, s’ancraient profondément dans le sol phracé. L’image des kiosques à journaux la rendait nostalgique. Plus personne ne s’arrêtait dans les petites échoppes et leurs fantômes continuaient de hanter la capitale. Uberta se rappelait un gros titre d’un quotidien : « la faible natalité tue le chômage ». Un cri de triomphe, une victoire contre la crise. Les meilleures choses peuvent s’avérer être les pires... pensa-t-elle. La joie qu’elle avait ressentie, elle n’en gardait qu’un goût amer. Elle voulait cracher sur l’ignorance, sur les manipulateurs qui lui avaient fait croire à un monde sans crise. Comme à chaque fois, elle regretta la haine qui l’envahissait. Une larme tomba.

La vieille femme se reprit et essuya son visage d’un revers de manche. Les façades des usines ternes s’imposèrent dans son esprit. Plus personne ne voulait y travailler, se remémora-t-elle. Qui le ferait ? Les discussions de bistrots, les émissions télévisées, les réseaux sociaux, les revendications patronales : on ne parlait que de la pénurie d’ouvriers. Puis, une solution surgit : les frontières s’ouvrirent à des milliers de migrants.

Uberta s’en voulait encore de sa première réaction : le soulagement. Elle s’était sentie chanceuse d’être née du bon côté du monde. Après coup, elle avait eu mal d’éprouver ce sentiment de privilège, les larmes ruisselant sur son visage. Le temps passa et la population accepta les Hommes venus d’ailleurs. La majorité cherchait à les intégrer à la société, certains créèrent des associations pour les aider à parler le phracé. Seulement, la robotisation révolutionna les industries, et le chômage réapparut. La crise renaissait de ses cendres, pensa la vieille femme. Qui pouvait l’arrêter ? Puis, une solution surgit : le renvoi des ouvriers dans leurs terres d’origine.

Le cœur d’Uberta saignait encore de cette nouvelle. Elle considérait les migrants au même titre que le reste du peuple. Elle les aimait, elle saluait leur courage, le travail fourni pour s’intégrer à une culture si différente de la leur.

Que pouvait-elle faire pour éviter la guerre ? Les manifestations suivirent, jusqu’à l’émeute et la mort du chef de file Wally Salmana. La goutte d’eau de trop.

Uberta s’arrêta un instant dans l’escalier menant à la cave. À bout de souffle, elle reprenait ses esprits. Son bras attrapa la rampe fragile, tandis que son dos se courbait un peu plus. Abîmé par le temps, son cœur battait rapidement, à lui en faire mal, comme s’il voulait fuir cet organisme ancestral. Le froid cherchait à envahir Uberta, à figer son corps. La vieillesse comme pire ennemie, elle luttait pour vivre, pour la liberté.

Le gouvernement avait interrompu toute forme de transmission de données. Internet coupé. Confiscation des outils de communication. La milice n’avait pas mis la main sur « le trésor », comme certains l’appelaient. Le savoir d’Uberta devenait un atout clé de la résistance.

La vieille femme venait d’une autre époque. Elle connaissait les livres papier, les pages écornées, les marque-pages oubliés. Elle avait passé trente années à travailler au milieu de ces objets anciens. Elle n’en déplorait aucune, ni même le dernier jour, avant la fermeture définitive de la bibliothèque.

À mesure qu’elle descendait, un tas de feuilles manuscrites entre les mains, le silence s’intensifiait. Contre le mur, face à l’escalier, quelques bouteilles de vin cohabitaient avec des centaines de livres. Uberta regrettait d’entreposer ici une partie de sa collection littéraire. La place lui manquait à l’étage. Elle regrettait sa grande maison, liée au souvenir heureux de sa vie de couple. Au contraire de son père, son mari avait connu une mort lente et douloureuse, ravagé par la maladie. Elle ne voulait pas de ça, elle ne voulait pas voir une ombre planer autour d’elle, à savourer un spectacle de déchéance.

Uberta descendit la dernière marche. Ses pas résonnaient faiblement et se dirigeaient vers l’établi posé devant le trésor partiellement dissimulé. Soutenue par deux tréteaux, la planche en bois accueillait des pots en plastique, des grandes cuillères et un torchon noirci.

Elle avança et observa un instant la machine. Abîmées et grisâtres, ses parois se détachaient les unes des autres. Son capot se désolidarisait du reste de l’appareil. Une ouverture sombre et fine se creusait dans sa partie inférieure. Bientôt, elle cracherait les pages du journal « le Voi-e-x Liberté ». La cave étoufferait le bruit.

Uberta souriait et déposa ses feuilles manuscrites. Puis, dans un geste méticuleux, elle plaça le papier sur une vitre griffée. La vieille femme analysa ses stocks qui diminuaient progressivement. Après avoir réfléchi un instant, ses doigts ridés appuyèrent successivement sur les touches 5, 0 et le bouton autrefois vert. La mécanique répétitive de la liberté se lançait.

***

La nuit suivante, Uberta entreprit d’accrocher les feuilles volantes. Elle s’arma d’une paire de ciseaux, de ficelle et d’agrafes. Ses gestes s’accélérèrent à mesure qu’elle reliait les pages. Une fois cette entreprise terminée, elle déposa les journaux dans un grand sac avec la même énergie.

Le couvre-feu sonnait à 20 heures, mais cela n’empêcha pas la bibliothécaire retraitée de s’habiller de son long manteau noir et d’affronter la nuit. Elle sortit ainsi vêtue, le sac sur le dos. Bien sûr, le danger rôdait, mais seule la vieillesse lui faisait peur. Alors, comme à chaque fois, elle avançait vers le QG de la Communauté. Elle connaissait parfaitement les recoins de Versis, et même si le lieu changeait régulièrement, elle ne se perdait jamais dans la capitale.

Uberta arriva au 42 de la rue Saint-Jean. Elle se courba pour toucher le sol avant de poser son sac délicatement. Aucun bruit. Elle devait soulever la trappe pour atteindre le nouveau repaire. Rassemblant ses forces, elle s’apprêta à l’ouvrir quand elle entendit des pas marchant dans sa direction. Elle s’avança contre un mur et attendit. Dans la pénombre de la lune, une silhouette s’approcha et vit le sac posé à sa gauche. Il murmura :

— Poésie ? C’est vous ?

Au sein de la Communauté, on ne révélait jamais son identité, même si elle pouvait parfois être devinée. Uberta reconnut son nom de code. Elle avait choisi ce mot désuet, car il lui ressemblait. Elle lisait souvent avant de s’endormir, refusant d’abandonner ses vieux livres jaunis. Elle aimait la poésie, la beauté des vers, des rimes et du rythme, amenant tantôt une tension vivifiante, tantôt une douceur réconfortante.

Elle comprit aussitôt que l’individu faisait partie de la Communauté.

— Vous faites trop de bruit, mon ami, lui répondit-elle. Soulevez donc cette trappe !

Il s’exécuta et aida Uberta à descendre. Il attrapa le sac encombrant et rejoignit la vieille femme en prenant soin de rabattre silencieusement l’ouverture.

— Quel est le phénomène que j’ai devant les yeux ? plaisanta-t-elle en allumant une petite pile électrique.

— C’est Moucheron, madame, lui répondit-il alors qu’elle le découvrait par elle-même.

— Je n’ai pas oublié ton nom.

La vieille femme haussa les épaules et avança dans la cave. À l’autre extrémité, huit personnes patientaient près d’une porte de sortie. Une voix rauque lança dans le sous-sol :

— Nous attendons encore quelqu’un et nous pourrons démarrer.

Uberta reconnut le timbre caractéristique de Minuscule, certainement l’homme le plus grand de la pièce. Derrière son visage posé, la vieille femme imaginait la crainte qu’il éprouvait. Et si ce membre les trahissait ? Elle connaissait ce trouble qui se cachait dans les regards, au creux des mains tremblantes.

Le dernier arrivant ne tarda pas à se montrer et la réunion commença.

***

Uberta écouta les différentes rumeurs des uns et des autres, ils critiquaient sans merci le gouvernement. La vieille femme ne participait pas. Elle n’aimait pas entendre la haine se déverser. Parfois, quand l’excitation montait, elle les priait de faire moins de bruit. L’heure tournait et Uberta sortit le troisième numéro du Voi-e-x Liberté. Un jeune homme laissa l’étonnement s’imprimer sur son visage. De toute évidence, les titres précédents n’étaient pas tombés entre ses mains. Elle lui tendit un journal qu’il attrapa délicatement. Le papier lui semblait si fragile. Il le toucha, l’observa. L’odeur arriva à ses narines. Il ne pouvait dire s’il l’aimait ou non, mais il réalisait à quel point sa particularité le troublait. Jusque-là, il n’avait jamais imaginé un document autre que numérique. Pendant qu’il vivait sa première expérience des mots imprimés, Uberta continua sa distribution.

***

Témoignage d’un homme condamné à l’exil

Je suis un migrant du « Petit Monde » comme me l’a rappelé le Président Rocher. Je suis arrivé ici avec mes parents il y a si longtemps. Le travail ne m’a jamais fait peur, mes parents m’ont élevé dans le respect de cette terre d’accueil qui les avait sauvés de la misère. Mon père m’a toujours dit « n’oublie pas d’où tu viens », mais moi j’ai oublié mes racines. J’ai cru que le peuple m’acceptait avec mes différences, je me sentais adopté et heureux. J’aimais et j’aime toujours ce pays. Bien sûr, je suis de ceux qui veulent rester. Je suis prêt à me former pour pouvoir être utile ailleurs qu’à l’usine. La mort de Wally m’a énormément affecté, mais je ne suis pas de ceux qui ont le cœur rempli de haine. C’est l’amour de ce pays qui me fait vivre. Et Wally avait sous doute raison : « Partir c’est mourir ».

Que se cache-t-il dernière les mesures de sécurité nationale ?

Les rumeurs les plus folles circulent sur les motifs de couvre-feu et de contrôle de l’information par le gouvernement. D’après une source proche de la présidence, il s’agit d’une mesure de « contrôle des populations ». Nos dirigeants veulent faire stopper les communications entre migrants et citoyens pour éviter de nourrir les rangs de ceux qui sont devenus l’ennemi, suite au décès de Wally Salamana. Restons malgré tout critiques et gardons-nous de toute conclusion hâtive. Une question plane encore : est-ce pour nous protéger ou parce qu’ils pensent que nous pouvons ensemble renverser le pouvoir ?

***

Les yeux de Minuscule se levèrent en premier et il lança :

— Comment peut-on conclure sur cette question idiote ?

— Pardon ? demanda Uberta. Si je puis me permettre, c’est la vôtre, qui pourrait l’être. Pouvez-vous réfléchir un instant avant de vous exclamer ainsi ?

Il ne répondit pas. L’âge et les connaissances d’Uberta étaient respectés de tous. Elle continua :

— Le but de la Communauté n’est pas d’inciter à la haine, bien au contraire. L’objectif est de faire méditer les populations, en leur montrant qu’elles peuvent avoir leur propre opinion. C’est la pluralité des avis qui nous enrichit. Dans l’article que vous avez lu, j’ai simplement laissé chaque individu poursuivre le chemin de la réflexion qu’il souhaite.

Elle marqua une pause.

— C’est ça la liberté.

Un silence prit place au milieu de l’assemblée. Ils attendaient tous que la vieille femme reprenne la parole. Sa poitrine se souleva plusieurs fois, puis avec la même énergie elle lança :

— Je ne suis pas venue ici pour faire ce discours, mais pour vous demander de distribuer ces journaux.

Elle désigna d’une main frêle son sac.

— Et surtout, j’ai décidé de transmettre mes connaissances à l’un d’entre vous.

Cette phrase, personne ne l’aurait imaginée. Nul ne savait où elle créait les journaux ni comment elle réalisait à ce miracle. Les yeux s’écarquillèrent, les bouches tombèrent. Elle leur épargna les raisons de son choix. Elles l’angoissaient. Si la personne sélectionnée révélait l’emplacement de son imprimerie de fortune, il en était fini du journal et de la liberté.

— Si vous êtes tous d’accord, j’aimerais que ce soit Moucheron, même s’il doit apprendre à être plus discret, dit-elle dans un léger sourire.

Il possédait la passion, l’étincelle si rare dans le regard. Uberta s’en était aperçu rapidement. Il lui avait même avoué avoir dérobé un vieux stylo pour apprendre à écrire à la main. Elle espérait qu’il éprouve le même plaisir qu’elle à coucher les mots sur le papier.

Elle observa l’assemblée. Personne n’osa la contredire. Elle pivota et attendit la réponse du jeune homme.

***

Maxime terminait sa journée. Au volant de sa camionnette, il rentrait à l’entrepôt après sa dernière livraison. Son travail le fatiguait, mais il lui permettait aussi de se payer un appartement. Certes dans les mauvais quartiers de la capitale, mais il vivait désormais au « centre du monde », dans une ville dynamique où tout bougeait sans cesse. Bien loin de la campagne qu’il avait connue dans son enfance, et de la déprime qui aurait fini par le tuer.

Sa vie citadine durait depuis trois ans déjà. Elle lui avait permis de rencontrer Charline et de nouer une amitié sincère avec elle. La jeune femme travaillait au secrétariat de son entreprise, ils s’étaient découverts au hasard d’une pause-café. Leur passion commune pour le cinéma les avait rapprochés. Sans jamais aller plus loin.

Via le père de Charline, il avait trouvé une nouvelle occupation en devenant membre de la Communauté. L’ennui qui commençait à s’installer dans son quotidien avait disparu en un instant. Puis, il avait écouté avec attention les discours d’Uberta. Le papier et l’écriture étaient devenus ses nouvelles passions. Comment aurait-il pu l’imaginer ?

Le jeune homme déposa les clés de la camionnette de l’entreprise et rentra chez lui à vélo. Rouler restait la seule chose liée à son enfance à la campagne qu’il n’avait pas jetée. Il aimait pouvoir observer les rues de Versis, les passants, saisir quelques mots à l’envolée.

Il arriva chez lui à la même heure que d’habitude : 6 heures 45. Son chien l’attendait avec impatience. Rox lui lécha les mains affectueusement, pressé que son maître lui attache la laisse au cou. Puis, ils sortirent se promener dans le parc, écoutant les rares oiseaux piaffer en ce début de printemps. La guerre semblait si loin de la capitale. En premier lieu, la milice avait nettoyé Versis des manifestants. Trois jours que Maxime avait préféré vivre cloîtré chez lui. Comment trouver le courage d’ouvrir les volets qui le protégeaient de l’horreur ?

Le couvre-feu sonna et il rentra. Bientôt, il serait Moucheron.

***

Dans la nuit, Moucheron se rendit à l’adresse donnée par Poésie. Comme convenu. Une nuit noire régnait. Les lampadaires n’émettaient aucune lumière. Seuls quelques gardes sillonnaient les rues armés d’un phare éblouissant qu’il ne valait mieux pas croiser. Malgré l’angoisse Moucheron avançait les bras tendus pour éviter les obstacles. Avant d’aller au travail, il avait tenté de repérer les lieux pour ne pas se perdre. Dans ses mains, il tenait une lampe de poche. Il se permettait d’éclairer les noms de rues aux carrefours pour ne pas faire d’erreur. Puis, il arriva devant chez Uberta. Il reconnut sa petite propriété, si rare dans la capitale. Une maison, même avec seulement deux pièces, dans les murs de Versis devait coûter une fortune. Moucheron se demandait bien comment une bibliothécaire avait pu se payer ça. Peut-être un héritage. Certaines choses resteraient secrètes, il s’en doutait. Il vérifia par prudence l’adresse sur la boîte aux lettres : « Uberta Loiseau, 21, avenue Jeanne d’Arc ». C’était bien là.

Moucheron respira bien fort. Il ne savait pas à quoi s’attendre. Toute la journée durant, la curiosité et l’envie de découvrir les secrets de fabrication du journal l’avaient assailli. Il réalisait la chance qu’on lui offrait, mais surtout la responsabilité. S’il échouait, s’il trahissait Uberta, si on l’obligeait à le faire, sous les coups, sous la menace, le journal mourrait avec ses valeurs. Et la vieille femme ne s’en remettrait pas, Moucheron le savait.

***

Uberta attendait patiemment de l’autre côté de la porte. Elle se tenait debout, les mains sur la poignée. Dès qu’elle le vit approcher par l’œil-de-bœuf, elle le laissa entrer sans un mot. Ses yeux brillaient d’excitation de transmettre son savoir. Une fois Moucheron à l’intérieur, elle tourna le verrou sans aucun bruit. Puis, elle l’entraîna vers la cave d’un signe de tête. Le jeune homme descendit prudemment la cage d’escalier de pierre. Il se rassurait à l’idée que la maîtresse des lieux était derrière lui. Profitant de la descente, il essuya les quelques gouttes de sueur qui perlaient sur son visage. Arrivé dans le hall du sous-sol, il se sentait prêt.

***

— Approche-toi, lui dit la vieille femme, l’incitant ainsi à découvrir la pièce sombre.

Il sursauta. Il s’était attendu à un murmure, mais la voix d’Uberta avait tué le silence. La main de la propriétaire s’approcha de l’interrupteur. La lumière avala le noir et la pièce se révéla. Les yeux de l’apprenti prirent quelques secondes pour s’habituer à l’éclat éblouissant. Ses paupières clignèrent à plusieurs reprises. Enfin, il put découvrir l’endroit. Émerveillé par le spectacle, il s’approcha du matériel. Sa main caressa le bois de l’établi, effleura une page blanche isolée. Une odeur étrange régnait, mélange de pâte à papier, de métal rouillé. Moucheron scrutait chaque détail de la pièce, pour toujours revenir sur l’objet central.

— C’est cette grosse machine qui donne le journal ?

— C’est une vieille imprimante, photocopieuse, scanneur. N’y touche pas, c’est très fragile et précieux, prévint-elle.

Uberta sourit en voyant l’air médusé de Moucheron. Il se souvenait avoir entendu ces termes lors des discours de la vieille femme.

— Excusez-moi, osa-t-il, mais je connais que très vaguement ces mots.

Elle lui expliqua chaque fonction en lui montrant les différentes parties de la machine.

— C’est elle qui permet de publier le journal, mais seule, elle ne nous serait d’aucune utilité.

— Oui, il faut du papier et de l’encre, devina le jeune homme.

Uberta hocha la tête. Le sourire sur son visage ne s’effaçait pas. Elle éprouvait un plaisir immense à partager enfin ses connaissances.

— Sur l’établi, j’essaye tant bien que mal de faire du papier. Je fais aussi de l’encre. Je vais t’expliquer tout ça.

***

Les nuits passèrent, Moucheron venait apprendre plusieurs fois par semaine. Il lui arrivait même de dormir chez Uberta quand ses jours de congé le lui permettaient. Progressivement, la vieille femme avait pris le rôle de professeur, mais aussi d’une grand-mère. Un soir, il lui avait donné son nom. Elle n’avait rien répondu.

Bientôt, Moucheron sut faire du papier, de l’encre, photocopier les pages du journal. Uberta le laissait même participer à la réflexion et à la rédaction. Elle était fière de lui. Il pourrait prendre la relève. Progressivement, la vieille femme sentait le flambeau changer de mains. L’angoisse de s’être trompée s’envolait.

***

La lune ne laissait apparaître qu’un fin filet de lumière. Comme si l’astre donnait leur place aux étoiles pour un temps. Uberta trouvait qu’elles brillaient plus fort que d’ordinaire. Le monde semblait si différent désormais.

Comme à son habitude, la vieille femme attendait l’œil braqué sur le judas. Cependant, cette nuit-là, le jeune homme ne se présenta pas. Aucune silhouette ne se détacha de la pénombre. Rien ne perturbait le silence. Uberta savait qu’une réunion de la Communauté avait lieu juste avant leur rendez-vous. Les questions fusaient dans sa tête. Peut-être qu’un garde l’avait vu, peut-être s’était-il perdu ? Ou alors se sentait-il trop malade pour sortir de chez lui ?

Uberta comprit que la vieillesse n’était pas la seule chose qu’elle craignait. Elle réalisa qu’elle aimait Moucheron, comme elle aimait sa petite fille et son fils qu’elle n’avait pas vus depuis la déclaration de guerre. Elle ressentait déjà le manque lui serrer le cœur. Leurs rendez-vous étaient devenus une habitude, un moment particulier qu’ils aimaient partager.

L’image de son mari remonta, puis celle de son père. Elle se remémora la douleur de la perte. C’est de ça qu’elle avait peur, d’être incapable de sauver ceux qu’elle aimait. Et ce soir, c’était Moucheron. Elle se souvenait être l’esclave de la souffrance. Celle qui l’avait envahie lorsque son père s’était jeté sur elle, la protégeant ainsi des éclats des bombes. Mort sur le coup, pas un mot d’adieu. Elle sentait ce mal prêt à la dominer, encore une fois.

***

Au matin, elle comprit. Une réunion de la Communauté s’était fait repérer. Onze personnes étaient sous les barreaux, dont Moucheron. Uberta avait préféré ne pas s’y rendre, laissant son apprenti distribuer le journal. Les autorités avaient dû mettre la main sur le papier, le Président lui-même avait dû lire ce qui s’y trouvait. Comme les autres, le jeune homme passerait un interrogatoire. Irait-on jusqu’à le faire souffrir pour tenter d’obtenir des informations ?

La peur se transforma en douleur. Uberta se réfugia dans sa chambre, pleurant son apprenti et ses efforts de transmission vains. Où trouverait-elle le courage de donner une nouvelle fois son savoir ? Elle se sentait partir, lassée, fatiguée de ce travail éprouvant. Recroquevillée sur son lit, la mort approchait, la liberté s’envolait. Ses forces l’abandonnèrent, et dans l’obscurité, elle commençait à apercevoir une silhouette. Elle planait vers elle dans un mouvement d’une lenteur effrayante. Son corps se fondait avec le noir de la pièce, un être de ténèbres qui semblait se nourrir de son énergie, des souvenirs heureux qui lui restaient. Rejoindrait-elle son père ? Son mari ? Elle serra ses mains fragiles et secoua nerveusement la tête.

Elle ne pouvait pas partir, pas maintenant, pas en laissant le peuple dans le mutisme. En se redressant, elle fixa le visage de la mort qui disparaissait. En allumant, elle se mit à réfléchir. Elle devait trouver une solution.

***

Jouer le tout pour le tout. Uberta se rappelait les émissions de poker que son mari regardait. Elle sourit et se souvint de son expression quand la tension du jeu montait. Tapis, pensa-t-elle.

Elle avait voulu faire de Moucheron le seul responsable de la liberté. Elle s’était trompée. Les connaissances ne devaient pas devenir des trésors réservés à quelques personnes. La confiance en l’autre : là se cachait la clé.

Un discours coup de poing au bord des lèvres, elle se dirigea vers les adresses des rendez-vous de la Communauté. Les caves appartenaient aux membres. Il suffisait de trouver l’habitation connectée au sous-sol pour tomber sur les personnes recherchées. Dans la lumière de l’après-midi, elle marchait d’un pas décidé. La douce chaleur du soleil caressait ses cheveux blancs. Le froid la quitta un instant, comme une promesse murmurée.

La vieille femme frappa, sonna, demanda des renseignements aux voisins. La sagesse qui se dégageait d’elle éloignait la méfiance. Quand les portes s’ouvraient sur les membres de la Communauté, elle donnait le même discours, les invitant dans sa cave. Un frisson d’adrénaline parcourait son corps. Les résistants avaient peur de finir en prison comme leurs camarades, mais Uberta leur rappela pourquoi ils se battaient. Il émanait encore d’elle une force, une détermination, une confiance qui ne pouvaient être brisées. Aucun n’osa dire non à Uberta, à la connaissance, à la liberté. Elle leur murmura l’adresse, ils l’écoutèrent comme un présent inestimable. Cet endroit ils l’avaient imaginé, ils le découvriraient.

***

Uberta attendait, un couteau entre les mains. Elle ne tremblait pas, elle espérait ne pas avoir à s’en servir, mais si la milice venait à pénétrer dans la cave, elle devait protéger la machine et ses connaissances. Elle ne pouvait laisser son savoir s’envoler sans avoir la certitude que la relève serait assurée. Minuscule fut le premier à se montrer. Comme convenu, il arriva avec sa fille qu’on nommait Lumière. La curiosité se lisait dans son regard pétillant à travers le judas. La vieille femme leur ouvrit. Puis aux autres.

Elle les invita à l’attendre dans la cave. Ils descendirent l’escalier de pierre. Uberta ferma la marche, veillant à verrouiller la porte derrière elle. Ses hôtes restèrent silencieux, impatients que la bibliothécaire retraitée les rejoigne. Figés dans l’entrée du sous-sol, ils n’osaient étudier sans permission le trésor de la résistance. Seule la lumière de l’escalier les éclairait.

Uberta n’avait plus la force d’expliquer les choses comme elle l’avait fait pour Moucheron. Elle leur posa des livres entre les mains et leur dit :

— C’est le savoir nécessaire.

La vieille femme riait doucement devant leur réaction. Le poids leur semblait si lourd, l’odeur si étrange, l’objet si fragile. Ils les manipulaient avec une délicatesse exagérée, osant à peine les toucher. Uberta ne fit aucune remarque, ils allaient devoir s’adapter, comme elle l’avait fait pour le numérique. Elle le savait, c’était possible.

La fille de Minuscule ouvrit la bouche sous le regard réprobateur de son père.

— Cesse donc, murmura-t-il.

La bibliothécaire retraitée intervint gentiment et demanda :

— Que veux-tu dire ?

Tous les regards se braquèrent sur elle.

Sa voix à peine audible chuchota dans l’oreille de son aînée :

— Puis-je le garder ?

Uberta hocha la tête sans un mot.

Elle poursuivit en expliquant le fonctionnement de l’imprimante, tout en désignant les livres et notices qui traitaient du sujet. Elle fit la même chose pour la fabrication de l’encre et du papier.

— C’est tout, conclut-elle.

Le silence s’épaissit et elle reprit :

— Vous allez apprendre à écrire, à utiliser et créer le matériel nécessaire au journal. Parce que vous tenez à votre liberté. Aujourd’hui pour être libre, il faut savoir dessiner des lettres sur du papier.

Elle scruta l’assemblée.

— Vous allez rater, vous recommencerez.

Sa voix se brisa, elle ajouta :

— Je suis désolée, je ne peux plus continuer...

Personne ne dit un mot. Uberta profita de ce silence pour attraper son trousseau de clés.

— Tiens, c’est pour toi, dit-elle.

Lumière resta interdite, la fierté se lisait sur le visage de son père. Sur celui de la jeune femme, quelques larmes tombèrent.

— Je vois la passion dans ton regard, c’est devenu si rare, souffla-t-elle.

Lumière tendit le bras. Uberta laissa tomber l’objet.

— Lisez, partagez vos connaissances, protégez cette cave, trouvez d’autres imprimantes ou créez-en. Faites ce qui vous semble le mieux. Ensemble, avec l’énergie que je n’ai plus.

Uberta respirait difficilement. La fumée paraissait encore tellement présente, s’infiltrant en elle, comme des décennies plus tôt. Un râle sortit de sa bouche.

— Je vais rentrer me coucher maintenant.

Minuscule et un jeune homme tentèrent de l’aider, mais elle refusa, secouant la tête. Le groupe la regarda monter, espérant ne pas la voir chuter dans l’escalier de pierre. Puis, elle disparut de leur champ de vision.

***

Uberta rentra dans ses appartements, et s’attarda à sélectionner un livre. Elle mettait toujours du temps à trouver l’ouvrage idéal pour chaque moment. Rien ne pressait. Elle choisit et s’allongea le cœur léger dans son lit. Après avoir soigneusement ramené la couverture sur son cou, les mots l’envahirent et la chaleur de l’histoire se diffusa. Elle tenait sa dernière lecture.


Texte publié par autofic, 2 avril 2016 à 16h14
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