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tome 3, Chapitre 15 « Trois Songes Ivoires » tome 3, Chapitre 15

L’homme s’était levé, puis s’était emparé d’une bûche qu’il avait jetée dans la cheminée. Avides, les flammes l’avaient aussitôt entourée et l’avaient dévorée. Dans le miroir, l’ombre s’en était revenue et l’homme-loup avait disparu, de même que la jeune fille à la pelisse. Enfoncé dans le fond de son fauteuil, l’enfant laissa échapper un soupir. Le vin lui avait échauffé le sang, en même temps qu’il lui avait éveillé les sens. Par la fenêtre, il apercevait la lune à demi dévoré par ses aînés. Aucun son ne lui parvenait sinon le souffle rauque de la respiration de son hôte. Dans la pénombre, ses traits marqués étaient soulignés et le faisaient paraître plus âgé et les échos des flammes dans ses cheveux les coloraient d’argent. Pensif, il trempa une nouvelle fois ses lèvres dans l’hydromel ; à sa surface se reflétait la figure d’un enfant qui aurait grandi trop vite. Dans le dehors, la lune avait disparu derrière un épais nuage, même les étoiles se cachaient de peur d’être dévorées par les ténèbres ; il se souvenait.

Assis sur une dune, le vent lui fouettait le visage ; les embruns avaient déposé sur sa figure une fine pellicule de sel et l’avaient figé en un masque terrible. Son radeau, improbable chimère de troncs et de plumes d’oiseau, gisait fracassé sur les récifs. Bientôt les lames auraient raison de lui et il sombrerait au milieu des flots. Au fond de la crique se dressait une vieille cabane de pêcheur. De la cheminée ne s’échappait nulle fumée qui eut pu trahir la présence d’un vivant. Sur la façade, les filets déchirés pendaient lamentablement, tandis que des cordages usés se balançaient au gré du vent. Il lui semblait que dans son dos des choses noires et trempées achevaient de s’égoutter. Sur le sol, il avait déposé ses maigres possessions sur la toile d’un vieux sac ramassé à quelques pas de là. Depuis qu’il s’était échoué, nulle âme qui vive ne s’était manifestée et il en concevait un profond soulagement. Dans le ciel, quelques oiseaux lointains tournoyaient indifférents à la scène qui se jouait. La main posée sur le front, il scruta un instant l’horizon déchiqueté. Derrière, les falaises noires s’élevaient et de leurs entrailles s’échappaient les souvenirs figés d’une vie à présent disparue. Les sens aux aguets, il ferma les yeux et, bercé par le ressac de la mer sur les rochers, il s’endormit. Lorsqu’il se réveilla enfin, le soleil s'élipsait derrière l’horizon et les reflets de la voûte céleste avaient transformé les eaux en une mer de sang. Là-haut, les oiseaux avaient disparu et à leurs plaintes lugubres se substituait un silence bienvenu. Déjà la lune ouvrait son œil unique et les ténèbres se déployaient. Accroupi à côté d’une minuscule pièce d’eau, il attrapa ses biens que des crabes, sans doute bien attentionnés, avaient déplacés et entassés. Négligent, il tendit la toile dure et rêche et l’épousseta ; le sable fin volait en une pluie fine que transportaient les vents. Étalé sur le sol, il contemplait ses possessions : un vieux coffre en bois noir, la garde brisée d’une épée et un médaillon d’argent.

À la frontière entre la terre et la mer, l’astre flamboyant achevait sa mue. Haut dans le ciel, son ombre le chassait tandis que se révélait peu à peu son cortège funeste. Derrière lui, la cabane plongée dans l’obscurité semblait comme suspendue dans les ténèbres. À l’intérieur, l’air sentait l’iode et la poussière. Des débris jonchaient le sol et des algues desséchées pendaient çà et là. Empalées sur des crochets tordus et rouillés de vieilles peaux tannées et racornies se balançait doucement. Sans doute le précédent occupant les avait-il oubliés, car il avait découvert dans un recoin un antique couteau à la lame rouillée, accompagné d’un jeu d’aiguille en os. Dans l’âtre, les cendres froides s’étaient depuis longtemps dispersées sous l’effet des vents qui s’engouffraient dans le conduit de la cheminée ; seul demeurait le chaudron, témoin muet d’une vie passée.

Dehors la tempête se levait et le fracas des vagues sur la grève enflait. Dans l'âtre, les poussières se soulevaient et tourbillonnaient, cependant que les murs craquaient et la porte gémissait. La toiture, assemblage imparfait de bois flotté, de feuilles et d’algues séchées s'élevait par instant. Soudain un bruit sinistre couvrit les hurlements des vents ; son radeau venait de sombrer. Indifférent au déchaînement des éléments, il fouillait le baraquement à la recherche à la recherche de quelques branches mortes. Au fond d’une niche, il découvrit un antique briquet enfoui sous une épaisse couche de suie noire et collante, à côté d’un coffre en métal qui avait préservé l’amadou de l’humidité, mais non du bois ou des branchages. À la lueur d’une frêle lanterne à la vitre fendue qui lui dispensait une pâle lumière, il décrocha une à une les peaux suspendues et s’emmitoufla dedans, avant de se coucher contre la cheminée, attendant que l’ouragan s’éloignât. Ce fut le silence qui l’éveilla, la tempête s’en était enfin passée.

Par la fenêtre, il aperçut le chaos né des flots furieux. Échoué sur la plage, des algues jonchaient le sable; au milieu se débattaient vain, dans de minuscules flaques d'eau, des poissons prisonniers. D’autres, déjà, ne bougeaient plus et leur ventre blanc contemplait l’orbe naissant, tandis que les oiseaux se précipitaient.

— Navré! Mais vous n’êtes pas les seuls à désirer prendre part à ce festin, soupira l’enfant comme il s’avançait un bâton à la main.

Bientôt albatros et autres mouettes s’éparpillèrent à grand renfort de cris. À genoux sur le sable, il examinait les cadavres dont les yeux d’argent renvoyaient les rayons d’un soleil trop pâle, quand une voix minuscule l’interpella :

— Pêcheur, s’il te plaît ! Remets-moi dans les flots. Si je reste, l’eau s’évaporera et je mourrai.

— Je ne suis pas un pêcheur. Pourquoi le ferais-je ? J’ai échoué hier soir sur cette plage et j’ai grand faim. Que me donneras-tu en échange ? le questionna l’enfant comme il découvrait un poisson aux couleurs fauves.

— Ne me mange pas ! Je suis maigre et plein d’arêtes !

— Certes. Cependant, j’ai grand faim et tu seras mon déjeuner, même maigre et plein d’arêtes !

— N’en fais rien ! Je te promets que tu ne le regretteras pas, le supplia l’animal. Lorsque tu rentreras, regarde dans le tonnelet et tu verras.

L’enfant acquiesça et le remit dans flots, où il disparut aussitôt. Toutefois, il avait toujours grand faim et le soleil montait dans le ciel. Heureusement, il n’avait pas fait quelques pas qu’il découvrît un poisson aux écailles d’argent.

— Ne me mange pas ! se récria-t-il. Je suis gros et gras. Hélas, mon goût ne te siéra pas. Relâche-moi !

— J’ai échoué hier soir sur cette plage et j’ai grand faim. Aussi je te mangerai, même si ton goût me déplaît, rétorqua l’enfant.

— Justement ! s’exclama l’animal dont les flancs battaient furieusement l’eau de sa mare. Lorsque tu rentreras, regarde dans le chaudron et tu verras.

L’enfant le considéra un instant puis le remit au milieu des flots où il s’éclipsa bientôt. Il avait déjà relâché deux de ses proies et il se promit que le troisième lui servirait de repas. Le sol était rendu glissant par les algues, mais il tarda pas à découvrir, dans le creux d'un rocher, un poisson doré de bonne proportion, ni trop gros ni trop gras, juste comme il faut.

— Ne me mange pas ! Sois bon et relâche-moi, s’exclama-t-il comme il apercevait l’enfant penché sur lui.

— Ah non ! Pas question ! Je me suis juré de faire de ma prochaine trouvaille mon repas. Alors que tu sois gras ou maigre, gras ou plein d’arêtes, je te mangerai !

— Je t’en prie ! Remets-moi dans l’océan et lorsque tu plongeras ton regard dans le miroir, tu verras.

— Et que verrai-je dans le miroir ? J’ai grand faim et j’ai déjà laissé partir deux de tes frères. Si je te laisse partir qu’aurai-je pour mon déjeuner ?

— Si c’est de cela que tu te soucies, ouvre la huche dissimulée derrière le lit.

— Et comment saurai-je que tu ne me trompes pas ? répliqua l’enfant d’un ton ferme.

— Tu dois me faire confiance, enfant sans mémoire. Au cœur de chaque reflet se cache un songe ivoire.


Texte publié par Diogene, 30 juin 2019 à 21h30
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