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tome 3, Chapitre 11 « Fragments de Mémoire en Hologramme » tome 3, Chapitre 11

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu à votre dernier rendez-vous, Benjamin ?

Dans le bureau, rien n’avait changé et tout était bouleversé ; singulier paradoxe. Assis dans le fauteuil, Benjamin – l’était-il encore, il en doutait – fixait son interlocuteur, malgré le malaise qu’il éprouvait. Quelque chose manquait à son regard ; un trou qui ne serait pas à sa place. Dans l’air flottait une étrange odeur, douceâtre, écœurante, entêtante. Un instant il ferma ses paupières ; silence.

— Je suis soumis au secret professionnel et médical, Benjamin. Je ne signalerai pas votre absence.

Le ton monocorde n’offrait aucune aspérité ; ce n’était plus un homme qui s’exprimait, mais une poupée assemblée d’air et de chair et dont on aurait échangé les yeux contre de vulgaires billes de verre. La marionnette poursuivait son monologue ; elle le déroulait semblable à la pellicule d’un film muet projeté sur un écran. Parfois, elle butait, à la manière de quelque invisible monteur qui aurait placé sur le défilé un improbable raccord. Puis elle se reprenait et enchaînait les mots à la façon de pensées ou d’idées. Tout à coup, elle s’interrompit comme si une main surgie de nulle part venait d’en trancher les fils. La tête penchée sur le côté, l’homme ressemblait à un guignol grotesque, tel qu’on en trouvait encore dans de rares magasins de jouets.

— Pourquoi ne vous exprimez-vous pas, Benjamin ? caqueta la tête désarticulée de la marionnette humaine. Cette heure vous est dédiée.

La voix qui jaillissait de sa bouche semblait provenir d’un vieil enregistrement phonographique, rugueuse et rocailleuse ; ses yeux n’étaient plus que deux puits obscures d’où s’échappait la multitude. En face de lui, Benjamin demeurait muet. Il aurait pu se lever et le saluer. Il aurait ensuite franchi le seuil et ne serait pas retourné ; tout paraissait si facile, si tangible. Le regard baissé, il observait sa main couverte de poils noirs et drus ; l’extrémité de ses doigts se terminait par des ongles aux allures de griffes.

— Tu te demandes où tu es, n’est-ce pas, Benjamin ? Pardon… Jareth. À moins, que ce ne fut… susurra soudain l’homme assis derrière son bureau.

Mais il n’acheva pas sa phrase ; le loup avait planté ses crocs dans sa gorge et du sang s’échappait de la chair déchirée. Il lui suffisait de peu, juste un peu, et tout serait fini, le soleil se lèverait et il goûterait enfin au parfum de la liberté, cependant qu’elle aurait une saveur d’inachevée ; il hésitait.

— Ah, ah, ah ! Pourquoi hésites-tu ? ricana l’homme dont la gorge béait. Achève-moi ! Puisqu’il en est en ton pouvoir.

Le loup ne bougeait plus. Comme il lui suffirait de peu ; il était perdu.

— Calme-toi, loup ! soupira une voix dans son dos.

Il croyait la reconnaître. C’était Lou et ce n’était pas elle à la fois.

— Pourquoi le devrais-je ? Il me suffirait de si peu et je recouvrerai ma liberté, gronda le loup comme il s’écartait du corps presque inerte.

Surgie de l’ombre, la silhouette de Lou s’approcha du loup. Sous la pelisse écarlate, il devinait un corps qui n’avait plus que la peau sur les os. À son bras pendait un panier en osier qui se balançait au gré d’un vent imaginaire. Dans ses yeux se mêlaient la tendresse et la tristesse. Le regard voilé, elle s’avança dans l’obscurité jusqu’à dévoiler son visage enténébré.

— Et qui donc me racontera des histoires , le soir, quand il est tard et que tout devient noir ? Qui donc me narra la suite de l’histoire ? souffla-t-elle d’une voix blanche.

Elle le suppliait, cependant que sa bouche se tordait en une horrible grimace. Des larmes roulaient sur ses joues et face à elle le loup marqua un temps, déchiré entre deux poisons. Vaincu, il se retira et détourna le regard ; il ne désirait plus les voir. Perdu, il ne souhaitait qu’une seule chose, trouver refuge dans le noir, là où vivent les histoires et les cauchemars. Plus de Lou, plus de loup, là il se dépouillerait de tout.

— Pourquoi es-tu venue, Lou, jeta avec hargne l’homme-loup tandis qu’il apercevait le souvenir d’une frêle silhouette emmitouflée dans un maigre manteau de vaire, adossée à un vieux lampadaire.

Lou demeurait immobile, les joues rougies par des larmes silencieuses ; l’homme à sa fenêtre avait disparu et maintenant il était dans la rue. Il s’approchait de la jeune fille aux yeux éperdus, trempée par la pluie et glacée jusqu’aux os.

— Qui attends-tu dans le noir, dans ton vieux manteau ivoire ?

Elle ne répondait pas, elle ne le voyait pas, elle ne l’entendait pas ; il n’y avait que le monstre tapi dans le soir. Soudain, elle releva la tête et son regard embrassa les ténèbres. À la place de ses prunelles, il y avait des orbites caves, dissimulées sous une capuche écarlate.

— Où sont donc passés tes yeux, bleus et chassieux ?

— Je les ai ôtés pour ne plus voir, pour ne plus le voir et je les ai échangés contre ceux de la princesse derrière le miroir.

— Le princesse derrière le miroir, répéta le loup qui ne comprenait pas.

— Mais oui ! poursuivit Lou. Celle-là même dont tu m’as promis que tu me raconteras l’histoire, afin que je m’endorme le soir sans être la proie de mes cauchemars.

Au creux de sa paume, elle dévoila deux sphères semblables à de grosses billes de verre. Du bout des doigts, Benjamin les effleura et ils volèrent en éclats. Un peu de poussière flotta au-dessus de leur tête, puis les enveloppa.

— À présent, reviens à la maison avec moi. J’aimerais que tu me narres la suite de l’histoire. Qu’est devenu l’ange ? Qu’arrive-t-il à la princesse ? Tout cela, je veux le connaître !

La maison ? Quelle maison ?

Une vieille chaumière se dressait dans la clairière, avec une porte actionnée par une chevillette et une bobinette.

— Pourquoi me demandes-tu cela ? Tu n’ignores pas ce qui se produira si je franchis le seuil de la porte.

Lou secoua la tête.

— Quelle importance cela peut-il revêtir. Seule l’histoire a de l’importance.

Elle se tenait déjà sur le seuil.

— Dans l’histoire, c’est le loup qui mange le chaperon, mais le loup est déjà à l’intérieur. Qui sait ce qui arrivera si j’entre la première ? poursuivit Lou.

— Tu me dévoreras, soupira le loup dont les contours devenaient flous.

Mais Lou s’approcha et plongea une main dans sa toison ; douce et chaude, le loup en devint tout chose.

— Non ! chuchota-t-elle à son oreille. Jadis, je t’ai appelé et tu m’as dévoré. Je t’en remercie, car ainsi tu m’as délivré et je t’ai aimé. À mon tour de te rendre la pareille, car tu m’as recueilli et aimé. Ce soir sous la pluie, j’ai entendu ton appel et je suis venue. Était-ce Lou qui ainsi s’exprimait, ou bien une jeune femme qui jouait à être Lou ? Le loup s’interrogeait, car en son cœur il avait connaissance d’une autre version de l’histoire, où Lou échangeait sa place avec une princesse, une princesse qui vivait derrière un miroir.

— Peut-être doutes-tu, loup et tu auras raison.

La tête baissée, le loup se coucha au pied de Lou qui se blottit contre son dos, sa main sur son poitrail encore animal.

— Soit, grogna l’animal. Je t’accorde ma confiance et que se produira-t-il si je te suis ?

Lou accentua la pression de son corps contre le sien, transie d’amour qu’elle était pour l’homme-loup, ignorant qu’elle n’était plus que le jouet fragile d’une bien cruelle maîtresse.

— Qui peut le dire, sanglota Lou. Je n’ai qu’un seul désir. Exauce-le et je t’aiderai à fuir, de la même manière que l’enfant dans le miroir.

À ces mots, le loup sentit son cœur se serrer et il se mit à pleurer. Les larmes roulaient le long de son museau et, mêlées de boue, elles se changèrent en arbrisseaux.

— Hélas, amour-loup, il n’est aucune peine que je souhaite t’infliger, mais seulement te guérir et t’apporter mon secours. Confie-moi donc les raisons de ton chagrin !

Le loup ferma les yeux, un enfant se tenait à quelques pas de là, nu, de dos, le corps baigné par les rayons de l’astre d’argent.

— Pourquoi suis-je ici ? s’enquit le loup comme il se redressait. Et quel est donc cet endroit ?

L’enfant ne se retournait pas.

— Nous sommes dans un rêve, Ankotarinja. Le tien, le mien… cela n’a que peu d’importance. Si je suis présent, c’est en réponse à ton appel et au dilemme auquel tu fais face, même si tu n’en as pas la connaissance.

Il voulut protester, mais l’enfant, toujours le visage tourné vers la voûte céleste, le ramena à la raison.

— Tu es dans l’embarras, car tu ne fuiras pas seul. Tu l’emmèneras avec toi et tu n’ignores pas quel en sera le prix, car elle ne réclamera pas seulement tes pouvoirs, mais également ton âme. Ainsi, elle te privera de ton nom et de ta mémoire, tout ce qui fait de toi, Ankotarinja, le seigneur loup.

— Que devrais-je alors faire ? Pour une raison que j’ignore, je me dois de sauver cet enfant, avec qui mon âme et mon esprit sont entrés en résonance. Ainsi, même si je dois mutiler mon esprit, amputer mon corps de sa vie, j’accomplirai le sacrifice et le sauverai.

— Tu es aussi noble d’esprit, que courageux de cœur, seigneur Ankotarinja et ta générosité est incommensurable. Accepte donc ce présent de ma part. Je n’ai, hélas, pas le pouvoir de te protéger. Enferme dans cette pierre de rêve tout ce qui t’est cher. Lorsque tu auras fini, tu la lanceras à travers le miroir. De cette manière, même si tu perds ton âme et tes souvenirs, ils te reviendront le jour où tu pénétreras de ton plein gré dans le domaine du rêve.

Entre ses pattes, la pierre de rêve ressemblait à un éclat de miroir dans lequel se reflétaient les pâles rayons lunaires.

— J’ai une dernière question, murmura l’animal ; autour de lui le rêve s’effondrait et la réalité le confrontait.

Il lui sembla que le corps de l’enfant frémissait comme si on avait versé sur lui un baquet d’eau glacée.

— Une question, seigneur Ankotarinja ! Choisis avec sagesse.

Mais le loup n’hésita pas, il voulait voir, il voulait croire.

— Qui suis-je, enfant des miroirs ?

Lentement, l’enfant se retourna, le visage pâle et souriant.

— Tu n’es autre que moi-même. Hélas, tu l’as oublié il y a bien longtemps et tu l’oublieras encore, tant que nous n’aurons pas guéri nos parents et que l’homme en noir nous traquera. Encore une chose, seigneur Ankotarinja, défie-toi de la femme en blanc ou il t’en cuira.


Texte publié par Diogene, 9 mars 2019 à 09h15
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