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tome 3, Chapitre 6 « J'étais une Légende » tome 3, Chapitre 6

Dans le village, tous semblaient s’être joints sur la place pour se réjouir puis souffrir du départ du jeune prince. Les rues étaient désertes et les seuls cris étaient ceux des chats qui se battaient pour quelques restes et les chiens qui aboyaient à la vue de l’étranger. Chaque fois, l’homme sifflait et les animaux s’en allaient la queue basse.

— Mon auberge est de l’autre côté. J’espère que tes jambes sauront encore te porter.

— N’ayez crainte, brave homme, ma troisième jambe ne m’a jamais fait défaut, s’amusa l’enfant.

— Si tu le dis, rétorqua l’aubergiste en haussant les épaules, comme il tournait dans une ruelle obscure dominée par un bâtiment percé d’un nombre incroyable de fenêtres.

— Est-ce là donc votre établissement ?

Un semblant de sourire éclaira tout à coup le visage de l’homme, puis s’effaça aussi vite qu’il était apparu.

— En effet, voici l’auberge de la Jument Noire.

Silencieux, l’enfant examinait la façade percée par les innombrables fenêtres aux verres colorés. Il s’attarda sur la pancarte où était peint en lettres couleur ébène le nom de l’établissement. Pendant ce temps, l’homme s’était avancé et déjà ouvrait la porte.

— Entre donc ! Nous serons plus à l’aise à l’intérieur.

L’enfant observa encore un instant face à l’enseigne délavée, puis le suivit. Passé derrière le comptoir, l’homme avait sorti une paire de verres ainsi qu’une bouteille au contenu mystérieux. Pensif, l’enfant s’absorbait dans la contemplation des lieux : des tables posées au hasard entourées, ou non de chaises, dans un coin une cheminée où gisait les restes d’un feu et des fenêtres, d’innombrables fenêtres colorées qui donnaient à la pièce une atmosphère singulière.

— Merci, murmura-t-il tandis qu’il se saisissait du verre qui lui tendait l’aubergiste.

— De rien, grommela-t-il, circonspect, les yeux rivés sur l’enfant.

Accoudé sur le comptoir, l’homme ne le quittait pas du regard, malgré la tête tournée vers la porte entrouverte.

— Que vous arrive-t-il, aubergiste ? Vous me paraissez sceptique, lui lança l’enfant, un sourire sur les lèvres.

— Tu dis être un simple vagabond, mais j’ai des yeux pour voir et je sais ce que j’ai vu, ce tantôt dans le reflet d’une eau.

L’enfant ne se départit pas de son sourire et trempa ses lèvres dans le breuvage.

— En ce cas qu’avez-vous vu, messire le diable ? rétorqua l’enfant d’un ton ironique.

L’aubergiste éclata d’un rire sec.

— Moi ! Le diable ! Voilà qui me ferait grand honneur. Hélas, je me dois de te détromper ; je ne suis qu’un simple humain, aubergiste par nécessité et par plaisir.

L’homme se tut, puis remplit son verre qu’il acheva d’un trait.

— Tu me demandes ce que j’ai vu… Je m’interroge moi-même.

L’homme se détourna et fixa un long moment le mur en pierre, où quelqu’un avait suspendu autrefois une minuscule toile ; un paysage forestier hanté par une ombre. À côté un grand miroir renvoyait sa figure, sombre et grave.

— Je ne sais pas… Une légende, sans doute, souffla-t-il, le regard toujours tourné vers son reflet.

L’enfant avait haussé un sourcil. Maître de lui-même, il avait masqué son trouble et un sourire avait illuminé son visage, cependant qu’il avait remarqué le changement de ton de l’aubergiste, plus lourd, plus sombre, semblable à une douleur passée qui rejaillirait tout à coup. Fiévreux, il avait attrapé un vieux torchon et s’appliqua, avec une inconscience presque maladive, à essuyer les chopes disposées derrière le comptoir. L’enfant n’ajouta rien et trempa de nouveau les lèvres dans le breuvage.

— Une légende… voilà qui bien flatteur, mais je vous l’ai déjà dit je ne suis qu’un simple vagabond et demain je serai de nouveau sur la route.

Dans un bruit sourd, il reposa sa chopine ; un peu de mousse s’en échappa et s’écrasa sur le rebord en bois. Négligent, il l’essuya du bout de l’index, puis la porta à ses lèvres ; goût de terre, goût de poussière mêlé de miel. Lorsqu’il releva les yeux, il croisa le regard de l’homme derrière son comptoir.

— Tu ne m’as pas répondu, lança ce dernier, dont le ton oscillait entre colère feinte et curiosité.

— En effet, soupira l’enfant, comme il faisait mine de ramasser son baluchon. Cependant, je vous l’ai déjà dit : je serai parti demain. Je ne suis qu’un simple voyageur.

En face de lui, l’aubergiste souriait, peu dupe de ses paroles.

— Fort bien ! Maintenant, si tu m’expliquais ce qui t’a conduit vers notre village ?.

Au fond du verre clapotaient les restes d’une liqueur aux reflets mordorés ; d’où s’échappait une myriade de minuscules billes qui éclataient ensuite à la surface. Il hésitait comme elle lui rappelait un souvenir aussi étrange que douloureux ; une princesse aux yeux de feu.

— Ce qui m’amène, soupira-t-il tandis qu’il contemplait l’abysse.

Au loin, la clameur se mourait et devenait murmure indistinct. Bientôt, ils se retireraient tous et ils envahiraient les lieux, à moins que le temps n’en décidât autrement. Les bulles s’échappaient, flottaient puis explosaient ; au loin, les vagues d’une mer imaginaire se fracassaient sur d’invisibles falaises. Encore une fois, il hésitait tandis qu’il sentait peser sur lui le regard de son interlocuteur.

— Une femme, n’est-ce pas ?

Les yeux inquisiteurs ne l’avaient pas quitté.

— Une femme ? murmura l’enfant.

— Une femme ! affirma l’aubergiste.

Du fond de son verre, le fracas des flots était assourdissant. Alors qu’il s’apprêtait à l’achever, une main burinée et calleuse se posa au-dessus.

— Jamais la dernière goutte, jeune homme ! susurra l’homme au comptoir.

Surpris, l’enfant releva les yeux et découvrit un visage soudain devenu grave et sentencieux. D’une main, il produisit une petite bouteille en cristal, ouvragé et ciselé avec soin, qu’il déboucha.

— Jamais ! susurra-t-il comme il s’empara de sa chope et versa la dernière goutte à l’intérieur.

La liqueur courrait le long des parois. Tout à coup, sur le bord, il hésita ; larme dorée au bord de l’abysse.

— Qui sait ? ajouta-t-il à l’instant où il la recueillit.

Le visage illuminé par un sourire, il la reboucha, puis la lui tendit d’un air mystérieux. Silencieux, l’enfant le fixait. Puis son regard glissa en direction du miroir, ensuite vers la fenêtre, par laquelle il apercevait la foule éparse.

— Une légende, soupira l’enfant comme il contemplait la bouteille. De la taille d’une paume de main, elle paraissait si légère.

— Mais les légendes ne possèdent-elles jamais un fond de vérité ? contra l’aubergiste comme il se retirait.

— Sans doute, murmura l’enfant, les yeux dans le vague.

Au travers de la paroi de verre, il admirait les arabesques aériennes prisonnières de la liqueur.

— Et vous ? Qu’avez-vous perdu ?

L’homme se troubla ; ses yeux fixaient le blason suspendu au mur, une jument noire à la crinière couleur albâtre.

— Quelque chose dont j’ai oublié le nom…

Les mots s’échappèrent de sa bouche comme autant de grains emportés par les flots.

— Une chose dont vous avez oublié le nom ? répéta l’enfant-écho.

Au loin, les vagues, les rouleaux, les galets précipités sur la plage ; l’ombre noire qui surplombe le rivage.

— Oui !

La voix de l’aubergiste n’était plus qu’un vague murmure perdu au milieu des échos des conversations. Aux alentours, la rumeur s’était éteinte et les lieux n’appartenaient plus qu’à eux. L’enfant glissa la minuscule bouteille dans sa musette. Un instant, il crut apercevoir un murmure étrange ; le bruit d’un fil sur le bois, le froufroutement de la toile sur les doigts, le souffle d’une jeune fille dans le sous-bois.

— Comment s’appelait-elle ? chuchota l’homme dont le regard était désormais paré des couleurs du soir.

L’enfant se rembrunit, comme son visage s’éteignait à la manière d’une chandelle que l’on soufflerait.

— Pourquoi… elle ? balança-t-il d’une voix lasse ; en face de lui, l’homme soutenait toujours son regard. Qu’est-ce que c’est, elle ?

Sous ses pieds s’ouvrait le gouffre de l’ignorance, le silence meurtrier. Autour de son verre, sa prise se raffermissait. Entre ses doigts, il se brisait, les éclats s’enfonçaient dans sa chair.

— Qui était-elle ? insista l’aubergiste.

Sa voix devenait floue, lointaine, comme si quelque invisible force l’arrachait à la pesanteur terrestre.

— Je l’ignore, soupira l’enfant.

Dans son esprit, le visage résolu d’une jeune fille apparut. Éphémère et amère, dernière vision d’un amour qui n’avait jamais dit son nom.

— Je me souviens seulement de son regard.

— … son regard.

— Son regard de statue de sel.

La voix de l’homme ne lui parvenait plus, elle n’était plus qu’un murmure hachuré.

— Hélas. Je la revois, ses yeux baignés de larmes et de rage, car je l’ai trahi, sanglota l’enfant. Ensuite, je ne sais pas ce qu’il lui arrive, car je me suis enfui.

Dans le miroir, le jeune homme avait disparu, à sa place se dressait un fauve aux prunelles incandescentes. Le regard plongé dans sa paume, les éclats de la matière lui renvoyaient l’image d’un cœur amer ; il referma le poing.

— Parce qu’il en est ainsi, je suis maudit. Je porte sur moi la marque d’un sceau indélébile et j’erre de hameau en bourg, de bourg en village, de village en ville, de ville en cité, de cité en royaume… Où que je me rende, il me faut ensuite partir, car toujours je m’en retourne les mains vides. Ainsi en ira-t-il jusqu’à ce que je la retrouve, ajouta l’enfant d’une voix sourde, tandis qu’il s’arrachait à la fascination d’un regard sans joie et sans éclat appartenant à un homme dont la réalité semblait ne plus exister.

Une nouvelle fois encore le monde s’effacerait et il partirait ; il ne demeurerait qu’une image fugace, un souvenir éphémère dans la mémoire d’un homme précieux, précieux, car il avait entrevu la vérité. La vanité lui faisait face ; elle était immense, prête à l’accueillir en son sein. Cependant, que découvrirait-il de l’autre côté ?

L’enfant était las. D’un simple coup de poing, il aurait pu le briser, renoncer et alors dériver sans but dans un monde dont il ignorait tout. Sous ses yeux flottait le visage d’une jeune fille terrorisée, violée par l’ombre d’un être à l’âme damnée. En cet instant, s’il en avait eu le courage, sans doute se serait-il tranché la gorge. Mais aurait-il ainsi mis fin à la tragédie ? Du bout des doigts, il en effleura la surface. Un instant, elle vibra, puis vola en éclats. Dans les airs, ils semblaient figés ; ils volaient, mais ne bougeaient pas. Soudain, ils se dispersèrent ; dans le lointain, la bête hurla.


Texte publié par Diogene, 5 décembre 2018 à 20h49
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