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tome 3, Chapitre 2 « Dis, papa ! » tome 3, Chapitre 2

– Dis, papa ! Que se passe-t-il ensuite, maintenant que la princesse est morte ?

Son père porta sur lui un regard attendri et lui sourit.

– Si je te le disais tout de suite, ce ne serait plus une surprise. De plus, il est tard ; nous avons presque dépassé l’heure du coucher.

L’enfant fit la moue ; le réveil alignait des uns et des zéros, ses paupières se fermaient toutes seules, cependant qu’il désirait connaître la suite de l’histoire.

– Même pas vrai ! s’écria-t-il, alors même que ses bras retombaient mollement sur l’édredon.

– Aperçois-tu les petits papillons de nuit, les papillons de minuit ? chantonnait l’homme assis à côté de lui.

Au fond de ses yeux dansaient des taches de couleurs, des taches de blancheurs, tandis que ses paupières s’alourdissaient.

– Dors, mon enfant, chuchotait l’homme comme il le bordait et jetait sur ses épaules une couverture épaisse et chaude.

Dans l’embrasure de la porte, une silhouette se découpait et projetait sur le mur une ombre aux allures fabuleuses.

– Haït celui que tu aimes, souffla-t-elle.

L’homme se retourna et son regard se planta dans celui, incandescent, de celle qui venait de franchir le seuil de la chambre.

– Aime celui que tu hais ! rétorqua-t-il, écho parfait de la ténèbre.

D’un geste bref, il referma le livre merveilleux, puis le glissa sur la table de chevet. Ses doigts s’attardaient sur la couverture usée ; des fragments de vieux cuir s’en détachaient puis tombaient en une fine poussière. Dans le lit, l’enfant dormait à poings fermés ; une vieille poupée de chiffon contre sa figure.

– Il est tard, murmura sa compagne.

– Sans doute.

De noir et d’ivoire, l’homme et la femme se regardaient sans se voir ; quelque part dans le noir. Mécanique, une main effleura la lampe qui, aussitôt, s’éteignit. Sur le mur la lune dessinait des ombres falotes.

– Viens, susurra-t-elle d’une voix douce et acidulée, semblable au crissement d’une allumette sur une feuille de papier glacé.

Mais l’homme hésitait, comme prisonnier d’un souvenir qui aurait refusé de s’évanouir. Son regard coula vers l’enfant endormi, dont le souffle soulevait par instant les draps du lit ; à son chevet, la couverture du livre luisait d’un éclat sinistre.

– Moi, j’aimerais connaître la suite de l’histoire, minauda-t-elle.

– À moins que tu n’en préfères une autre, ajouta-t-elle, l’index pointé vers sa personne.

Aérien, lointain, étranger, tel était le timbre de sa voix perdu dans les rivages d’un rêve façonné d’ombres et de ténèbres.

– Souhaite donc une bonne nuit à notre enfant, glissa son compagnon. Ensuite, je m’en irai te narrer une histoire, une histoire de sang et de larmes, de sanglots et de soupirs, de vengeance et de passion ; une histoire qui t’apposera sa marque aussi sûrement que le ferait un fer porté au rouge.

Un sourire se dessina sur ses lèvres tandis que sa compagne s’avançait d’une pas léger et éthéré dans la pièce. Nimbée de l’aura lunaire, elle avait des allures de déesse, malgré sa maigreur et son teint de marbre. Du bout des doigts, elle caressa le front pâle de l’enfant assoupi, dont la mine réjouie trahissait un sommeil paisible.

– Fais donc de doux rêves, mon petit, chuchota-t-elle à son oreille ; une main sur la sienne.

Dans le ciel des éclairs jaillissaient et la lune était noire, noire comme les yeux de cette femme presque fatale. Entre l’enfant devenait sien et recouvrait son sein. Debout, à quelques pas de là, appuyé contre le chambranle de la porte, l’homme fixait sa compagne.

– Quelle histoire ? Une qui ne commence pas ? Une qui ne s’achève pas ? Une qui ne connaît pas le trépas ? Une qui ignore le froid ? Il y a tant d’histoires dans mon grimoire, ronronnait l’homme dont les yeux s’étaient métamorphosés en deux billes d’argent.

Une toison recouvrait à présent son visage et son sourire luminescent laissait à voir des crocs qui luisaient dans le noir.

– Alors petit papillon, petit chaperon, où t’en vas-tu donc avec ton baluchon ? ronronna le loup tapi dans l’ombre. Sa voix était rauque et ses yeux comme le velours. Sa compagne soutenait son regard, tandis que ses joues s’ornaient de pourpres. L’enfant avait relâché son attention et il s’était embarqué pour un songe sans détour. Dans la rue, une sirène hurla, cri bref dans le temps présent ; le loup avait disparu, à sa place se tenait un homme dont l’éclat au fond des prunelles trahissait la présence de la bête.

À l’envers du miroir sommeillait la princesse, la garde d’une épée enfoncée dans le sein.

– Qui attends-tu ? glissa la femme merveille à son oreille, les bras enroulés autour de son corps éthéré.

– L’ange innocent, celui que les vents du levant amèneront du couchant, celui qui ornera son visage du masque du démon, murmura l’homme, une main sur la poignée de la porte.

– Et alors les flots s’ouvriront et des chaînes s’élèveront, au milieu desquelles apparaîtra un cocon ; l’œuf de l’ombre, poursuivit sa compagne d’une voix douce.

Entre les bras de l’homme reposait le corps irréel d’un enfant imaginaire.

– Comment l’appellerons-nous ? demanda l’homme.

– Il n’aura pas de nom, lui répondit la femme. Car il brisera l’harmonie de son âme et sera puni.

Sur le visage de l’homme, des larmes ruisselaient le long de ses joues et tombaient au creux de ses paumes qui débordaient d’un lait triste et amer.

– Et il errera à sa recherche, poursuivi sans relâche par celui qu’il aura appelé de ses vœux ; écho insatiable du monde miroir.

L’homme contemplait la femme et la femme fixait l’homme.

– Lou ?

L’homme l’avait appelé par son prénom. Elle avait froid, elle frissonna ; le monstre était de nouveau de là, tapi quelque part dans le noir.

– Il n’y a plus de monstre, Lou.

– Plus de monstre.

Elle répétait les paroles de l’homme, telle la fille automate qu’elle était au fond de son âme.

– N’oublie pas, Lou ! affirmait l’homme.

– Qui est Lou ? chuchota-t-elle tandis qu’elle se saisissait des mains ouvertes ; sur le sol, les larmes se répandaient et devenaient une mare obscure.

– Ma femme et ma merveille, lui soufflait l’homme à son oreille.

Était-ce seulement vrai ?

Dans le miroir, il croyait apercevoir un être en proie au désespoir, couvert de chaînes et esclave d’une femme au regard de glace.

– Pourquoi ne me racontes-tu pas la suite de l’histoire ? minauda la femme voilée de noir.

Plongé dans l’obscurité, Lou l’entoura de ses bras ; le monstre n’était plus là, elle l’embrassa. Ses lèvres avaient un goût de fièvre et de fraise. Souple, il la souleva, puis l’emporta.

– Pas ici, la gourmanda-t-il, un regard en direction de la silhouette couchée dans le lit.

– Vraiment ? susurra-t-elle.

Par la fenêtre, un éclair traversa la voûte céleste, puis la pièce. Un instant, il découvrit les traits de sa compagne et revit le visage de la jeune femme qu’il avait, un jour, croisé sous un orage. Ses yeux exprimaient une joie nouvelle, même s’ils gardaient les stigmates d’un passé qu’elle s’efforçait d’effacer. D’une main agile, elle s’empara du livre d’histoire et le posa sur sa poitrine ; elle redevenait l’enfant qu’elle n’avait jamais été. Les paupières closes, elle ne tarda pas à s’endormir dans les bras de l’homme sans sourire.

– Dort mon enfant, chuchotait-il tandis qu’il marchait dans un couloir sombre et silencieux.

Derrière lui, l’enfant l’observait, mais il s’en retourna et disparut. Couché sur un lit, il la borda, avant de s’asseoir au bout, son vieux livre entre les mains.

Qui était-elle ?

Parfois, il s’interrogeait, souvent il renonçait. D’une main, il caressa les longs cheveux ébène de la jeune femme. Oiseau perdu, oiseau de rue, il ignorait tout de son devenir, il ignorait tout de leur avenir.

– S’il te plaît, enseigne-moi la suite ! souffla-t-elle dans son sommeil. Je ne veux pas que le monstre revienne.

L’homme frissonna ; il avait toujours hésité à la questionner à son sujet et lorsqu’il avait osé, elle s’était aussitôt renfermée. De lui, il n’en possédait que le portrait ; un homme malade aux yeux caves dont les prunelles luisaient d’un éclat mauvais.

– Si tu le souhaites, enfant perdu, enfant des rues.

Mon cœur noir le dépouillera, mon cœur pâle le rudoiera. Mon cœur noir le convoitera, mon cœur pâle le détruira. Tels avaient été les derniers mots de la princesse lorsqu’elle avait expiré.

Autour d’elle les démons s’étaient rassemblés et tous pleuraient. Les yeux rougis, le seigneur Azazel et sa suite s’étaient agenouillés, puis avaient déposé son corps sur une litière. En retrait, Mélamine observait la scène ; de temps à autre, elle tournait son regard vers le ciel. Elle tentait de ne rien paraître, malgré les larmes qui roulaient le long de son museau.

À ses côtés, Lou s’était assoupie, emportée par son babil. Du bout des lèvres, il l’embrassa et remonta sur ses épaules nues l’épaisse couverture. Dans le reflet de la fenêtre, il apercevait les ombres forestières.


Texte publié par Diogene, 7 octobre 2018 à 08h31
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