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tome 3, Chapitre 1 « Le Miroir au Bois Dormant » tome 3, Chapitre 1

Chaque jour que les déesses concevaient, elle les passait à guetter, en vain, la venue de quelqu’un. C’eut pu être n’importe qui, un homme de l’extraction la plus basse comme le noble du plus haut rang, un page ou un mage, un pâtre ou un bellâtre, un enfant ou un chenapan, un chevalier ou bien un écuyer. Peu lui importait, pourvu qu’il osât affronter la vérité. Hélas, tous l’évitaient ; tous passaient devant et l’oubliaient, tandis qu’il les introduisait dans ce qui était devenu un palais d’ombres et de ténèbres.

Ainsi donc chaque jour que les dieux dévidaient, elle se consumait et s’en retournait auprès de sa grand-mère avec qui elle filait la laine et soufflait le verre. Les jours, les semaines, les mois, les années s’égrainaient sans que jamais le temps n’imprimât sa marque sur son visage, elle demeurait à jamais la belle enfant. ; la princesse endormie pour l’histoire, prisonnière du miroir.

Assis sur le promontoire d’une digue affaissée, d’où l’eau s’en était depuis longtemps retirée, ses yeux erraient dans le ciel moucheté de ténèbres, synonyme d’une tempête à venir. Déjà le vent soufflait avec force, lui arrachant presque le livre des mains. À contrecœur, il le referma et le serra contre sa poitrine ; il était sa dernière possession en ce monde de ruines et de chaos, où à chaque pas l’on pariait sa vie sur une roulette truquée et où le temps même ne comptait plus. Encore une fois, il rassembla ses souvenirs : une forêt, des visages familiers et une ombre tapie dans les fourrés qui le couvait du regard ; un reflet dans un miroir. Il ouvrit la main ; au creux de sa paume brillait un éclat de cristal, des larmes coulèrent sur son visage, autant de lames de douleur qui lui transpercèrent le cœur. Le regard fixé sur la ligne d’horizon, il s’interrogeait. Que découvrirait-il de l’autre côté ? Était-il seulement assez curieux pour s’y rendre ? La mer depuis longtemps retirée n’en persistait pas moins et les lagunes traîtresses abondaient. Il ferma les yeux.

– Viens ! J’entends le simoun grondé au loin.

– Je sais, jeta l’enfant d’un ton mélancolique, le regard perdu dans l’infinité de la vision fantastique de chevaux galopant à l’horizon.

Dans le creux de sa main, le fragment de cristal avait disparu, non les larmes qui lui rougissaient les joues. À regret, il se leva avec lenteur, comme si chacun de ses gestes était soudain devenu une corvée.

– Où est-il allé ? lança-t-il, comme il découvrait son compagnon seul.

– Il est parti chassé ! Les boîtes en fer blanc qu’il nous faut éventrer commencent à lui peser.

– Surtout lorsque ce que l’on y trouve ressemble à un mauvais gruau sans odeur ni saveur, ajouta l’enfant un rien sarcastique.

Derrière lui, l’homme haussa les épaules.

– Sans doute. Au moins sont-elles moins contaminées que le gibier qu’il nous ramène.

L’enfant ne trouva rien à redire ; chaque fois la viande cuisait sitôt la vie ôtée à son hôte et prenait un goût de métal.

Pendant ce temps, l’obscurité n’avait cessé de grignoter les derniers morceaux de clair de ciel. À présent de monstrueux tourbillons de neige grisâtres s’élevaient dans le lointain et se rapprochaient dangereusement.

– Dépêchons-nous ! Ce sera bientôt pire qu’une purée de pois ! s’exclama l’homme.

– Ne l’attendons-nous pas ? l’interrogea l’enfant, comme il agrippait la main de son compagnon, tandis qu’il s’engouffrait dans la gueule béante.

– Bah ! Tu sais comme il est, soupira son compagnon tandis qu’il rampait dans l’étroite canalisation. Au-dessus de leur tête, une boue noire et fétide suintait hors de croûtes couleur rouille, puis s’écoulait le long des parois, rendant leur progression plus difficile encore.

Soudain, comme pour le démentir, une voix les interpella. À l’extrémité, une silhouette agitait des bras démesurés à la manière des moulins.

– Rappelle-moi ce que tu entendais à son propos ! s’esclaffa l’enfant.

L’homme se retourna, sur son visage se lisait la peine et la détresse ; en face de lui l’enfant riait. Il secoua la tête, peut-être était-ce mieux ainsi.

– Médisant ! avait-il ajouté.

Une larme perla soudain au coin de son œil, mais d’un geste l’essuya ; il n’aurait pas compris. Au contraire, il rebroussa chemin et s’en fut à la rencontre de son compagnon fort occupé à hisser sa lourde gibecière. D’une main il se saisit du sac et le tira à lui, tandis que l’autre pénétrait à son tour sans la sombre conduite.

– Et si tu m’expliquais ce que contient ta besace, elle pèse plus lourd encore qu’un âne mort.

Essoufflé, ce dernier tentait de reprendre contenance appuyé sur la paroi fissurée, dérisoire rempart contre les éléments déchaînés. Dans ses yeux se reflétait une profonde lassitude, à moins que ce fût de la mélancolie, et son visage exprimait son incompréhension. De guerre lasse, il s’empara du sac et le jeta sur son épaule et fit signe à son compagnon d’avancer. Dans la cavité, le bruit de ses pas se répercutait sur les parois et couvrait le chant du vent qui hurlait au-dehors. Derrière lui, son compagnon poussait de longs soupirs et parfois s’arrêtait pour regarder en arrière. Jamais, il ne l’interrompait, non plus qu’il ne l’interrogeait ; il avait toujours été secret et plus encore maintenant qu’ils évoluaient dans ce lieu de désolation. Enfin, il aperçut la bouche et, de guerre lasse, balança son sac dans l’embrasure ; son contenu répandu sur le sol lépreux : quelques conserves aux couleurs passées et deux étranges scellés en plomb.

– Pouah ! s’exclama son compagnon comme il émergeait à son tour de la bouche du collecteur, comme il désignait la vase méphitique qui s’accrochait aux produits de son expédition. Tu pars à l’aventure et tu risques ta peau pour nous. Mais de grâce ! Épargne-nous !

Les mots sonnaient faux, comme s’il cherchait à se persuader de la normalité de leur situation. Derrière eux, l’enfant riait aux éclats.

– Au lieu de rire, gronda le chasseur. Aide-moi plutôt à rouler les tubes jusqu’au nid ; j’ose croire qu’ils vaudront la peine que je me suis donnée pour les ramener.

Les mots filaient sous ses yeux, flots tumultueux et incontrôlable. Étonné, il s’aperçut dans le reflet d’un miroir lézardé. Des lèvres bougeaient, des sourcils se fronçaient, des yeux s’ouvraient et une voix tonnait. À côté de lui, l’enfant le fixait d’un air grave, non comme s’il avait été pris en faute, plutôt comme s’il devinait la vérité dissimulée sous le voile. Un instant son regard se troubla et estompa l’impression d’innocence qui émanait de sa figure. Mais cela ne dura pas et il s’approcha de l’un des deux fûts qu’il roula en direction de la chambre forte.

– Ne t’épuise pas ainsi, mon garçon, murmura son compagnon, comme il se propulsait hors du mur. Ce grincheux finirait par croire que je suis un bourreau d’enfant.

Depuis le gouffre sans fond du réseau, il entendait les sifflements du vent et une fine poussière grise s’engouffrait dans leur tanière, qu’il recueillit au creux de sa main. Quelques instants plus tard, à regret, il fermait la bouche noire à l’aide d’un lourd disque de métal dissimulé dans la paroi. Parfois, il surprenait un sentiment enfoui de solitude ; marcher sur la grève au cours d’une tempête et contempler les vents capricieux qui balaieraient les cieux, à la recherche d’une figure familière qui lui échappait. Enfin, les voix se turent et il se tourna vers son compagnon d’infortune.

– Où t’es-tu rendu cette fois ? l’interrogea-t-il sans aucune conviction, tandis qu’il s’efforçait de percer l’une des boîtes de conserve ; chassant une mèche rebelle qui ne cessait de l’importuner.

L’arpenteur releva la tête ; sur la table, une carte était dépliée et couverte d’une multitude de pointes métalliques. D’une main lasse, il traça quelques lignes à l’aide d’un crayon usé et mâché.

– Dans la seule direction possible, Jareth, murmura l’homme de nouveau penché sur son plan.

– Vers l’est ? soupira l’enfant désormais assis dans fauteuil antédiluvien, bien trop grand pour lui.

Las, l’arpenteur enfonça une nouvelle pointe sur la carte, puis enroula un brin de filin autour.

– Toujours l’est, murmura-t-il d’une voix lugubre.

Invariablement, quel que fût le chemin qu’il prit, il se dirigeait vers l’orient. Montagnes infranchissables, crêtes déchiquetées, gouffres sans fond, routes ou tunnels sans fin, fleuves impétueux, tous s’achevaient au levant du soleil, ou du moins ce qu’il en restait, disque obèse et sanglant enveloppé d’un perpétuel brouillard sale. Puis les vents ramenaient les nuages et dissimulaient dès lors la véritable nature de ce monde mirage. Parfois, il demeurait là des heures entières et contemplait l’horizon écarlate à la recherche de réponses sans interrogation. Soudain, l’enfant balança une pierre en direction du bric-à-brac qui s’amoncelait dans le fond du refuge ; à plusieurs reprises, elle rebondit, puis se perdit. Déçu, il se leva et s’approcha de la table sur laquelle s’acharnait celui qui, par la force des choses, était devenu l’arpenteur. Lassis de cordelettes, de filins et de traits décolorés ; il lui rappelait les dessins d’un labyrinthe.


Texte publié par Diogene, 24 septembre 2018 à 20h25
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